LiangZhu | 良渚
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Volume 2 / Chapitre 3
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Au Grand Lac, la partie de pêche était terminée. 

Après avoir amarré les barges et collecté le poisson frais, tous se mirent en route vers le village, le harpon à l’épaule et les paniers d’osier sur le dos. Chasseurs, jeunes filles, mais aussi les aînés, tous s’en allèrent gaiement par la forêt, épatés par cette matinée si fructueuse, dans un joyeux brouhaha effrayant les oiseaux qui, par grandes volées de battements d’ailes, s’enfuyaient par les feuillages. 

« Eh Liang ! », s’écria Caillou tout excité. « On taille le jade aujourd’hui ? »

« À notre retour au village », répondit Liang posément. 

« Grand-père Rivière sera là aussi ? », s’écria un autre, un peu plus loin. 

« Évidemment », dit Liang, « c’est lui le meilleur. Les Esprits aiment ses jades; et il en a taillées un paquet. »

« Et ils aimeront aussi les nôtres à ton avis? », demanda Caillou, plein d’espoir et d’appréhension. 

« La pierre de jade cristallise la bonté de la Terre », répondit Liang, reprenant les paroles du chef et du sorcier. « Elles sont les cendres de sa vie. Pourvu qu’on y mette du nôtre, les Esprits seront contents. »

« Bon mais dis, Liang, toi qui t’y connais », dit Caillou, « raconte-nous une histoire de jade. » 

« Oui, allez, raconte. Grand-père Rivière a dû t’en raconter pleins des histoires à toi », embraya un autre. 

« Pour ça, vaudrait mieux demander au chef », dit Liang. « Il en connait des tas », et du regard chercha le chef dans la foule, qu’il aperçut finalement en tête, en train de discuter avec des aînés. 

« Allez, te fais pas prier, quoi. Le chef, lui, il est occupé », insistèrent-ils. 

« Et si on demandait au sorcier en rentrant ? », coupa Liang. « Il s’y connait en choses du Ciel et de la Terre. Lui seul a déjà vu les Esprits. Et lui seul sait prédire le sort des hommes. » 

« Dis, grand-père Rivière est prêt pour le Grand Saut Céleste, à ton avis ? », demanda l’un. 

« C’est bien parti, à mon avis », répondit un autre. « Il est vraiment âgé. De toute façon, le Ciel nous en donnera un autre. » 

« Ce sera qui le prochain, d’après toi, Liang? » Cette question, à vrai dire, les taraudait tous depuis un bon moment. 

« Ça, c’est aux Esprits d’en décider », dit Liang. « Moi, tout ce que je sais, c’est qu’il faudra qu’il ait le cœur pur, qu’il sonde les reins et qu’il soit capable de dialoguer avec les Esprits pendant les offrandes. » 

« Oui, mais qui alors? Qui? », trépigna Caillou, « hein? Qui ça? », sautillant sur place pour recaler son lourd panier, dont les sangles avaient glissées sur ses épaules. Il mourrait d’envie d’en savoir plus. 

« J’en sais rien, moi. Le Ciel nous l’dira. C’est à lui d’en décider. D’élire celui qui portera sa parole parmi les hommes. »

« Eh Liang! »… 

« Allez, dépêchons-nous de rentrer », interrompit Liang, soulagé à la vue qu’ils approchaient enfin du village. « On posera la question à grand-père Rivière. Il est le seul à savoir tout ça. »

À leur arrivée, ils confièrent leur prise de pêche et leur gibier aux mains des aînés. Puis, Liang se sépara de ses compagnons, le temps d’aller chercher ses outils de taille à la maison et, en compagnie de Zhu, il rentra chez lui. 

Tous deux habitaient dans des pavillons séparés – de grandes chaumières en bois et sur pilotis, compartimentées en plusieurs pièces, dans chacune desquelles vivait une famille – mais assez proches l’un de l’autre, et ils firent donc un bout de chemin ensemble. 

« Tiens, tiens… », lui dit-il, « qu’est-ce que tu trimballes sur ton dos, dis-moi », surpris de la voir toute chargée comme ça. 

« Des plumes de canard, pardi. Je les ramène chez moi pour en faire des habits. » 

« Ah mais oui, c’est vrai… », répondit Liang, la mémoire courte. « Mais souviens-toi, hein: à la tribu, on va être très occupé ces jours-ci. À tailler le jade, à répéter les danses, sans parler de la chasse et de la cueillette. Donc, les habits y a pas le feu. Je te rapporterai d’autres plumes, si tu veux, et du bon fil aussi. »

Ils se quittèrent à l’entrée de la chaumière où habitait Zhu et, tandis que la jeune fille disparut à l’intérieur, Liang continua son chemin. 

Arrivé chez lui – à sa grande surprise –, il trouva sa mère en grande tenue de cérémonie. Assise droite comme un i et l’air sérieux, elle portait une tunique somptueuse, en lin et fibre d’écorce de bouleau, sous un pardessus en peau de chevreuil. Dans ses cheveux, au bout d’une mèche tressée, un jade de neige au motif cryptique se balançait doucement sur son front. Quand elle le vit entrer, elle lui sourit discrètement sans bouger d’un iota. 

« Ouah! Maman! Tes vêtements! », s’écria Liang, qui l’avait rarement vu habillée comme ça. « C’est la fête aujourd’hui? » 

« Ça je me l’demande bien ! », dit-elle en riant. « Je ne sais vraiment pas quelle mouche m’a piquée. » 

Il l’observa un long moment, essayant de deviner son petit secret; mais elle demeura impénétrable, entretenant le mystère sans trahir ses émotions. 

« Je viens récupérer mes outils. On taille le jade aujourd’hui. » 

« Va, mon p’tit. Va faire de jolis jades, et que les Esprits te protègent », lui dit-elle. 

« Maman », demanda Liang, « d’où sort ce pendentif dans tes cheveux. Qu’est-ce qu’il est beau! », ébahi par la lueur pure émanant de la pierre et qui colorait son visage d’une lumière douce et pleine de grâce, faisant resplendir son ineffable beauté. 

« Juste un petit bijou de famille », répondit-elle, « que je garde dans un sac en peau depuis toujours », pointant du doigt une petite poche en peau de daim dans un coin de la pièce. « L’envie m’est venue de le porter aujourd’hui. »

« Et as-tu bien mangé aujourd’hui? », s’inquiéta Liang. 

Depuis le jour où il avait commencé à chasser, elle était devenue végétarienne; comme ça, tout d’un coup. Elle répétait que, seuls les chasseurs ont vraiment besoin de manger de la viande, pour rester forts et courageux. D’ailleurs, c’était un vrai cordon bleu, sa mère, le régalant régulièrement de gibier cuit à la vapeur ou en grillade. 

« Oh que oui! », dit-elle d’un air enjoué – presque enfantin, « des fruits et du potage aux champignons. » 

Il ne lui fallut pas longtemps pour faire son sac et Liang était déjà prêt, tout équipé de son attirail de tailleur. Sur le pas de la porte, il rappela à sa mère – dont la mémoire flanchait parfois – d’être prudente avec le feu. « Et pense à bien fermer la pièce aussi », puis il repartit. 

… … 

Déjà, un grand feu illuminait la place des cérémonies. 

Sur une large table en granite, s’étalait une riche collection d’objets en jade, arrangée par le chef en personne et dont on se servait lors des offrandes. Il y avait des disques, des écrins d’ambre arc-en-ciel, des sceptres de jade azur, mais aussi des tablettes en jade de feu, ainsi que les ornements sacrés du sorcier. Dont des bracelets, des broches, des anneaux et des colliers. 

Sur le côté, se trouvait également un amas de jades brutes, en bazar et de toutes les tailles – que les chasseurs avaient ramassées au hasard de leurs sorties en forêt, en particulier vers la source du lac, où l’on tombait souvent sur de très belles pierres à cet endroit – et que chacun taillait ensuite à sa guise. 

« Et toi aussi, Liang », dit le chef, s’adressant soudainement à lui, « toi qui as grandi au côté de grand-père Rivière et qui connais ces objets sur le bout des doigts, façonne bien les motifs de cette nouvelle collection… »

Puis, se tournant vers le groupe: « Et tous, écoutez bien ce que vous dira grand-père Rivière quand il apparaîtra. »

« … Et pour finir », conclut-il, « souvenez-vous: seules les pierres les plus raffinées ont le pouvoir de communiquer avec le Cosmos. »

L’allocution du chef une fois terminée, ils commencèrent à inspecter chaque pierre une à une. Après les avoir manipulées et soupesées, ils y tailladaient une égratignure à la surface à l’aide d’une lame en basalte très acérée, pour en déterminer la vraie couleur. C’est cette couleur qui déciderait du futur usage du jade. 

Il y en avait des pierres et cette opération leur prit un bon moment. Le chef et les aînés, eux, étaient partis se reposer et, quand ils eurent enfin terminé, il faisait déjà nuit sur le village. Au clair de Lune, la place baignait maintenant dans une lumière blanchâtre, si bien que, de ces jades émanait une lueur spectrale, prêtant au lieu un air mystique. 

C’est alors que, soudain, surgissant de nulle part – comme descendu furtivement le long d’un pâle rayon de Lune –, le sorcier fit son apparition et, 

sous leurs yeux ébahis, s’inclina solennellement devant les pierres – avec qui il avait passé toute sa vie et pour lesquelles, à l’évidence, il éprouvait une profonde vénération. 

Finalement, se tournant vers eux: 

« Du Nord au Sud et d’Est en Ouest… 

… Ô messagers du Ciel et de la Terre… 

… De la nuit surgira cette nouvelle collection », puis, en levant une main: « Pour les objets rituels, pas plus gros que ça », mimant la taille du produit fini avec le poing, qui n’était qu’une fraction du jade brute. 

« Des plus raffinées et des plus pures », continua-t’il, en levant les yeux au Ciel, « nous en ferons les ornements du sorcier », contemplant la Lune pendant un long moment. 

« Mais grand-père… », s’apprêta à l’apostropher Liang. 

« Et maintenant », reprit le vieil homme, « que la taille commence! »

« Tenez, celle-ci par exemple », leur dit-il, saisissant l’une des pierres , « est clairement destinée à devenir un objet rituel ». « Quant à celle-là », en soulevant une autre, n’ayant visiblement aucun mal à les différencier, « on en fera un ornement. »

« Grand-père, et si tu nous racontais une histoire de jade », supplia l’un d’eux. 

« Oui grand-père, allez. Nous, la prochaine fois, on t’attrapera un beau brochet au lac pour te remercier », ajouta Caillou pour l’amadouer. « On le fera cuir à la vapeur tous ensemble. »

Il s’ensuivit un long silence glaçant. Une bourrasque fit vaciller les flammes du grand feu. 

« Bien », dit finalement le sorcier. 

« Voyez ces belles pierres, devant vous », leur dit-il, balayant majestueusement l’amas de jades brutes d’un long revers de main. « Ce sont des entités magiques. Leurs âmes déambulent entre Ciel et Terre, et communiquent avec les Esprits…» 

« … Venues d’un temps immémorial, nourries au nectar du Soleil et de la Lune, elles se sont durcies et fortifiées… »

« … Et, une fois taillées en jades rituels, elles nous ouvrent la porte du Sacré. Elles entrent, pendant nos offrandes et nos cérémonies, en contact avec le Cosmos, et lui font part de nos prières à nous mortels, implorant les Esprits de leur protection… »

« … Ou quand, taillées en ornement, alors… Alors elles nous irradient de leur lueur propice et nous portent bonheur à tous, nous offrant la santé et la sérénité. » 

« … Et même s’il est vrai que, dures et résistantes, on en fait aussi parfois de vulgaires (mais excellents) outils, tout cela dépendra de leur couleur et de leur rang. »

« Prenez cet écrin, par exemple », et d’une main, il l’exposa au clair de Lune. « Il est fait de jade-tigre – un cristal de la plus haute pureté. Primordial à nos offrandes, il symbolise le pouvoir de la tribu. Car, en chaque rainure de ses motifs cryptiques – ô enfants, souvenez-vous en! – sommeille la force infinie des Esprits, dont la bonté divine veille sur nous et sur la Terre. »

… … 

« Dis, grand-père », demanda Liang, « on a le droit de se tailler de petits coffrets pour les ramener chez nous? »

« Pourvu qu’ils soient suffisamment petits », concéda le sorcier, « et que leurs motifs ne soient pas trop compliqués. Un Oracle sur l’une des faces, par exemple, y suffirait. »

« Avoir un écrin à la maison », ajouta-t’il, « est propice à toute la famille. Les Esprits veillent alors sur elle et stimulent sa fertilité, donnant des garçons forts et courageux, et de jolies petites filles, intelligentes et travailleuses. » 

« Mais grand-père, comment ça se taille un Oracle ? », demanda Caillou. 

« Laisse-toi inspirer par l’éclat de la Lune », répondit le vieil homme sans élaborer. 

« Laisse-toi inspirer par l’éclat de la Lune… », murmura Liang. À son tour, il leva les yeux au Ciel et contempla l’astre un moment. À cet instant, il lui sembla que la Lune le regardait, et que sa lumière – habitée d’un Esprit – le pénétra dans tout son être. Puis, il se tourna à nouveau vers les pierres et soudain, il crut pressentir en chacune d’elle la forme aspirant à se révéler. 

« Ah! », s’exclama-t-il en lui-même, « rien d’étonnant à ce que grand-père devine instantanément l’usage de chaque pierre. Il est inspiré par la Lune! », et, se tournant vers le sorcier, ne put s’empêcher de rire. 

« Petit chenapan », dit le sorcier en lui tapotant sur la tête, et en riant avec lui. 



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