LiangZhu | 良渚
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La tribu fourmillait d’activité ce jour-là. 

Tous – hommes et femmes confondus – étaient occupés à stocker de la nourriture, car l’hiver approchait. Il s’annonçait long et rude, comme chaque année. La chasse et la cueillette étaient presque impossibles en cette saison, et même si la viande de gibier avait été abondante jusqu’ici, hors de question de lever le pied. Sous la férule du chef, chacun s’affairait à organiser les stocks, un pour tous et tous pour un. 

Non loin de là, se trouvait une forêt densément peuplée d’arbres à baie, dont certains fruits sont si charnus et pulpeux – mais aussi riche en pépins – qu’ils servent à agrémenter le porridge aux céréales en plein hiver, un plat vraiment délicieux quand il fait froid. 

Liang revenait de la chasse. Il décida de se joindre à ses compagnons, qui cueillaient des baies et des graines de plante dans la forêt; quand, soudain, il aperçut Zhu. 

Elle n’était jamais bien loin, cette Zhu, décidément. « Près du cœur, près des yeux », lui avait dit grand-mère. Est-ce parce qu’il pensait à elle qu’elle apparaissait ? Ou bien est-ce le fruit du hasard, tout simplement ? Cette question – souvent suivie d’une drôle d’extase – l’angoissait terriblement et, plutôt que de continuer à ruminer, il se dit qu’il valait mieux demander à Zhu. 

L’arbre était grand et majestueux. Sur les basses branches, il suffisait de tendre la main et les jeunes femmes firent la cueillette des baies les plus faciles d’accès tout en papotant, avant de passer à l’arbre suivant sans se soucier des fruits les plus haut-perchés. Seule Zhu, qui resta en retrait, gardait les yeux rivés sur le sommet. 

C’est alors qu’elle posa son grand panier, enfila sur son dos une sacoche en osier, puis se mit à grimper, grimper… Quelle joie de grimper aux arbres ! Comme elle aurait aimé se voir pousser des ailes – comme les ancêtres de la tribu à plume. Aucun arbre géant n’aurait alors pu lui résister. 

Ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était s’assoir près de la cime et dévorer des fruits, éblouie par l’horizon, s’imaginant une paire d’ailes qui l’emmènerait là-bas ; et c’est ce qu’elle faisait quand Liang passa par là. 

Cela lui allait si bien, pensa-t-il, d’être perchée comme ça tout en haut, les jambes ballantes, la bouche rougie par les baies sauvages, libre comme un oiseau au bec écarlate et prêt à s’élancer. 

Elle se régala un bon moment des fruits du sommet, bien plus sucrés que ceux d’en bas, car baignés par la pluie et le soleil, caressés par les nuages, enchantés par les oiseaux. « Si moi aussi je vivais près du sommet », se dit-elle, « ma peau prendrait peu à peu la saveur sucrée de ces fruits délicieux. »

La tête dans les nuages, elle se mit à rêver à Liang et, dans son ravissement, ferma les yeux et pressa ses mains sur sa poitrine, tout en inspirant profondément; mais, dès la première bouffée, elle perdit l’équilibre et tomba à la renverse… 

« Aaaah ! » 

Quand elle heurta le sol, à sa grande surprise, la terre lui sembla ferme et chaude. Étourdie par sa chute, elle regarda autour d’elle et n’en crut pas ses yeux… 

« Ciel ! Moi qui rêvais de tomber dans ses bras ! » 

Elle se pinça le visage, pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. « Mais non, cette chaleur est bien réelle… », et sans s’en rendre compte, caressa la poitrine du chasseur. « C’est forcément un rêve! Par les mânes de la forêt, mais que m’arrive-t-il ? ». 

Elle voulut se mordre l’avant-bras pour se réveiller mais, se ravisant, mordit le torse bombé de Liang éperdument, lui couvrant la poitrine du jus rouge des baies sauvages…

Liang non plus n’en revenait pas. « Ça alors ! », s’écria-t-il, déconcerté par l’air enivré de Zhu – elle était tellement drôle à voir -, persuadé que sa chute l’avait abasourdie. Il ne s’attendait vraiment pas à ce qu’elle le morde… 

« Bon sang ! Zhu ! »

Quand il sentit ses lèvres effleurer sa peau, son cœur se mit à tambouriner – et il lâcha prise…

« Ouille… », s’écria-Zhu en se relevant, toute étourdie. « Tu m’as laissée tomber ! » 

« Moi ? Mais pas du tout. C’est toi qui t’es jetée de l’arbre…»; puis, comme pour masquer son embarras : « Regarde, il reste des baies bien mûres tout en haut », pointant la cime avec son doigt. 

« Je sais », dit-elle. « Et tu sais quoi ? Ce sont les meilleurs fruits que j’ai jamais mangés. »

« Bon j’y vais ! »; et tout à coup, il se mit à grimper, grimper; passant du tronc aux branches, puis de branche en branche, avec l’agilité stupéfiante d’un jeune singe.

« N’oublie pas le panier, idiot », lui cria Zhu d’en bas, d’un air moqueur, soulevant la sacoche qu’il avait laissée. 

Sans un mot – mais rouge d’embarras – il l’attrapa puis reprit son ascension et, en deux temps trois mouvements, se trouva déjà près de la cime. Il y avait encore de belles grappes rouges, en effet, et il se mit à les cueillir avec dextérité, tout en riant de lui-même et du burlesque de la situation. 

« Tiens, attrape ! », cria-t-il et, à l’aide d’une corde – qu’il portait toujours autour de la taille –, descendit le panier lourdement rempli. 

« Les baies de la cime sont plus sucrées », lui dit Zhu, « et tu sais pourquoi ? C’est parce qu’elles ont rougi du chant des oiseaux ». Elle en profita pour s’en enfiler une grande bouchée, qu’elle dégusta avec gourmandise, avant de vider la sacoche dans le grand panier et de la repasser à Liang. 

Bien vite, il avait terminé la cueillette des hautes branches et redescendit. « Qu’est- ce que tu fais? », lui demanda-t-il, alors qu’elle prenait des fruits du grand panier pour les placer dans la sacoche. 

« J’en prends un peu sur mon dos, pour t’alléger » 

« Non, pas la peine », répondit Liang. Il souleva le panier avec aisance. 

Sur le chemin du retour, en file indienne, Zhu, la sacoche sur le dos, arrachait ici et là de grandes lames d’herbe folle sur le bas-côté – des herbes médicinales, pensa Liang, qui servent à soigner les morsures d’insectes et dont la poudre à des vertues antiseptiques -, et il se dit que, oui vraiment, Zhu était une fille gentille et courageuse. Et qu’elle avait beaucoup de talents. 

Quand, soudain, un écureuil leur fila sous le nez. 

Sa queue touffue chatouilla les jambes de la jeune fille, qui se mit à trépigner et à danser. Sans hésiter, elle laissa sa sacoche et se mit à courir comme une folle. 

Dans la tribu, les filles raffolent de la fourrure d’écureuil. Elles s’en servent pour confectionner des amulettes qu’elles portent autour du cou. Une belle queue d’écureuil en bataille, s’agitant gaiement à la poitrine ou à la taille, c’est décoratif et vraiment mignon. 

Quand, à son tour, Liang posa au sol son grand panier et se mit à siffler dans ses doigts, intimant Zhu de ne plus bouger. Puis, en un clin d’œil, il s’élança en direction de l’animal et disparut. « Il n’arrivera jamais à l’attraper », pensa-t-elle, « sans son arc et ses flèches ». Sans faire de bruit, elle s’avança lentement vers l’arbre où Liang s’était agrippé. 

Il poussait de petits cris – « Tse, Tse… » – comme les rongeurs et, le bras tendu, la main pleine de fruits, laissa l’écureuil s’approcher prudemment. Sous les yeux ébahis de Zhu, il réussit à le piéger, puis se laissa glisser le long du tronc. Des deux mains, un peu comme une offrande, il lui présenta l’animal, triomphalement. 

« Regarde, sa queue est toute petite », lui dit-il. « Mais ne t’inquiète pas », ajouta-t’il, « j’en attraperai un autre cet l’hiver. Leur fourrure est plus étoffée quand il fait froid et on peut la porter sur la tête ou autour du cou ». 

Zhu le regarda avec admiration. Il savait de quoi il parlait. Après tout, il passait son temps à chasser; il connaissait bien les animaux. 

Plus tard, alors qu’ils marchaient en papotant, Zhu s’arrêta tout net et se figea comme une statue. Puis elle sortit un caillou de sa taille et, visant à peine, le jeta dans les herbes, au milieu de la prairie. Le projectile fila comme une comète, frappa la tête d’un gros lapin et l’assomma. Quand elle souleva l’animal par l’encolure, ses pattes se mirent à s’agiter frénétiquement. Liang lui asséna un petit coup sec sur la nuque. 

Ainsi s’écoula l’après-midi, à lambiner nonchalamment le long des chemins, à cueillir des plantes, à tirer des lapins; et quand, à la tombée de la nuit, ils arrivèrent au campement, ils avaient déjà trois lapins, deux coqs dorés et une jolie fournée d’herbe angélique

La fumée du dîner s’élevait en volutes près du foyer, là où les membres de la tribu s’étaient rassemblés autour du chef, qui leur parlait des travaux à venir tout en mangeant. 

« Le temps des offrandes approche », leur dit-il. « En hiver, nous devons penser à remercier les dieux de leur protection. Aussi, dès demain matin, nous débuterons les préparatifs… »

« Liang ! », s’écria le chef, voyant passer les deux amis. « Viens par ici. »

Le garçon s’approcha, pendant que Zhu, elle, alla remettre le gibier et les fruits récoltés aux mains d’un aîné, avant d’accourir à son tour auprès du chef pour l’écouter. 

« À partir de demain, Liang, tu seras responsable des jades de cérémonie. Je te confie la charge de fabriquer de nouveaux ustensiles aux formes variées ». Liang acquiesça immédiatement. 

Ces célébrations, il le savait, n’étaient pas une mince affaire pour la tribu. Elles allaient les occuper pendant un bon moment; il ne fallait pas se relâcher. L’esprit céleste comptait sur eux et observerait leurs faits et gestes avec attention. 

« La pierre de jade », ajouta le chef, « est une cristallisation de la bonté de la terre. Source de grandeur d’âme et de droiture, elle rayonne d’intelligence et de pureté, et nous protège des mauvais esprits ». Puis, d’un air grave: « Un tailleur de jade, quel qu’il soit, doit toujours être béni par les dieux et les esprits. » 

« Quant à toi, Zhu », se tournant vers elle, « tu as une jolie voix et tu sais danser. Tu conduiras la danse pendant les festivités. Chaque soir, après la pêche et la cueillette, tu montreras aux autres tes meilleurs pas ». Ravie, Zhu fit une courbette pour le remercier. 

Puis le chef reprit son discours, s’adressant de nouveau à toute la tribu, dissertant longuement sur les vertus du tannage de fourrure, sur l’importance de préparer des remèdes à base de foie de serpent, sur la meilleure façon de conserver la viande de couleuvre, ou encore, sur comment faire sécher les écorces de lichen… 

Pendant ce temps, les plus jeunes chuchotaient en catimini, excités par ces myriades d’activité qui les attendaient. Tous trépignaient d’impatience à l’approche du festival qui, une fois par an et après un long labeur, était l’occasion de célébrer les dieux et la récolte. Ils savaient que, bientôt, ils pourraient s’en donner à cœur joie. 

« Zhu, tu m’apprendras à danser », lui dit Liang, le visage radieux. 

« Et toi, tu m’apprendras à tailler le jade », répondit Zhu qui, secrètement, rêvait de lui confectionner une amulette à l’effigie du dieu guerrier de la tribu à plume.

« Sculpter, danser, pêcher, nous ferons tout ensemble », ajouta-t-il à voix basse. 

Même si personne ne pouvait les entendre, la voix de Liang, à ses oreilles, résonnait dans tout l’univers, enivrée qu’elle était par ses mots, et à la pensée qu’à ses yeux, ils étaient ensemble. 

Ensemble… 

Ce soir-là, sur son lit, bercée par le chant nocturne des oiseaux de la forêt, elle ne put s’empêcher de penser à lui, pleine de joie et de mélancolie. Pleine de prémonitions aussi. 

«  Toi qui vis sur la montagne sacrée Miséricordieux et protecteur Quand, le jour venu, la colombe prend son vol Qu’elle emporte avec elle ma mélancolie. 

Moi, je t’offrirai des fleurs d’aurore Et des fourrures d’agneaux immaculées 

Toi qui vis sur la montagne sacrée Et dont l’eau du grand lac nourrit nos humbles vies Et dont la forêt des hauteurs abrite tous les mortels Offre-moi de grandes ailes pour m’envoler 

Toi qui vis sur la montagne sacrée Qui illumine le monde de ton visage radieux Et qui, de ton regard bienveillant, célèbre la fertilité 

Toi qui sors grandi de la forêt luxuriante. »

Ainsi résonna – douce et mélancolique – sa litanie pleine de piété; et, quand elle eut chanté, à la pensée du grand Liang, elle sentit toute sa force et son courage. 

Non loin de là, Liang non plus n’arrivait pas à dormir, ne cessant de penser à elle… 

À son joli visage barbouillé de fruits rouges À son air d’Amazon se balançant nonchalamment dans les grands arbres À cette petite brutale qui l’avait mordue ! À sa façon de chasser le lapin à coup de cailloux À son sourire espiègle À son rire cristallin… 

Un rire si contagieux, d’ailleurs, que, du simple fait d’y penser, il finit par éclater de rire, et par réveiller sa mère, qui sommeillait juste à côté… 

« Liang…? »

« Ce chenapan fait de beaux rêves… »

« Quelle chance d’être encore jeune », pensa-t-elle, « et de pouvoir dormir à poings fermés ». Elle ferma les yeux. 

Liang, lui, avait le cœur qui battait la chamade, enivré du souvenir de Zhu qui l’avait mordue… « Oh que le jour se lève ! », cria-t-il en silence. Le noir lui semblait interminable cette nuit-là. Il aurait aimé que le soleil se lève sur-le-champ, qu’une nouvelle journée de chasse, de pêche et de cueillette commence – au bord du lac, dans la forêt, le long des chemins. En compagnie de Zhu. Sa présence irradiait de bonheur les petites choses du quotidien. 



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