Après la visite aux tombes de la famille au cours de la Fête de Qingming, le lettré rencontra sur son chemin deux petites renardes poursuivies par des chiens, l’une se sauva et disparut dans les broussailles; l’autre, éperdue, restait sur la route. Elle gémissait doucement près de Qubing, tête baissée, oreilles rabattues et semblait solliciter son aide. Saisi de pitié, le lettré la ramassa et la mit dans un pan de son vêtement pour l’apporter à la maison. La porte fermée, il la déposa sur le lit; Qingfeng alors apparut. Transporté de joie, le lettré la réconforta.
— Comme je m’amusais avec ma servante, expliqua-t-elle, survint ce terrible danger. Sans vous, je serais dans le ventre du chien. J’espère que vous ne me détestez pas bien que je n’appartienne pas à l’espèce humaine?
— Tous les jours, je pense à vous, je rêve de vous, et me voilà devant vous qui êtes mon cher trésor; il ne peut être question de vous détester.
— C’est la destinée, fit-elle: comment aurais-je pu vous retrouver si je n’avais pas été en si grand péril? Par bonheur, ma servante croit que je suis morte, je puis donc m’engager avec vous pour toute la vie.
Le lettré fut enchanté de ces paroles et trouva une autre maison pour la loger. Deux années passèrent. Une nuit, tandis que le lettré étudiait, Xiao’er entra tout à coup, Qubing, tout étonné, lui demanda ce qui était arrivé. Celui-ci se prosterna et dit tristement:
— Un malheur inattendu va frapper mon père, sans votre aide, il est perdu. Il aurait voulu venir la solliciter lui-même, mais de peur que vous repoussiez sa demande, il m’a envoyé à sa place.
— Qu’y-a-t-il?
— Connaissez-vous le Troisième seigneur Mo?
— C’est le descendant d’un ami de promotion de mon père au concours impérial.
— Demain, il va passer par ici; s’il y avait un renard capturé à la chasse, j’espère que vous demanderez à le garder.
— L’affront subi dans la salle basse du pavillon me reste toujours sur le cœur, je ne veux pas intervenir dans cette affaire. Si l’on a vraiment besoin de mes faibles forces, j’exige qu’on fasse venir Qingfeng!
— Qingfeng a été massacrée dans la campagne il y a trois ans! dit Xiao’er en larmes.
— Dans ce cas, mon ressentiment reste aussi profond, répliqua Qubing en faisant claquer les plis de son vêtement.
Et il se remit à lire à haute voix sans un regard pour le jeune homme qui se leva, secoué de sanglots et s’en alla en se cachant la figure. Le lettré se rendit alors dans le pavillon de Qingfeng pour lui faire part de la visite. Celle-ci devint toute pâle et dit:
— Est-ce que tu as l’intention de le sauver?
— Le sauver, bien sûr; mais si je n’ai pas accepté tout à l’heure, c’est que j’ai voulu me venger de la violence de jadis. Soulagée, Qingfeng expliqua:
— Orpheline dès mon enfance, c’est mon oncle qui m’a élevée. S’il t’a infligé cet outrage, c’est qu’il obéissait à la règle de la famille.
— Sans doute, mais cela m’est forcément resté sur le cœur! Je ne lui accorderais certainement pas mon aide si tu avais péri.
— Comme tu es cruel, dit-elle en souriant.
Le lendemain en effet, le Troisième seigneur Mo arriva sur un coursier au harnachement bien ciselé d’où pendait un carquois de peau de tigre; il était suivi d’un nombre Imposant de valets à pied. Le lettré alla à sa rencontre devant la porte. Voyant parmi les nombreuses pièces de gibier un renard noir tout sanglant; il le caressa et sentit que le pelage était encore tiède. Sous le prétexte de faire réparer sa pelisse usée, il demanda à son ami de lui offrir cette fourrure. Généreusement Mo détacha le renard du lot pour en faire don au lettré. Celui-ci le remit à Qingfeng et invita son hôte à boire. Après son départ, la jeune femme prit le renard dans ses bras et le tint ainsi pendant trois jours; il revint alors à la vie et aussitôt se métamorphosa en vieillard. En voyant Qingfeng, il se crut dans un autre monde. La jeune femme lui ayant raconté tous les événements, il s’inclina pour saluer le jeune couple, se repentit de ses erreurs de jadis et dit avec joie à sa nièce:
— J’ai soutenu que tu n’étais pas morte, et te voilà en effet!
Qingfeng se tourna vers le lettré:
—Si tu m’aimes bien, je te demande encore de nous prêter ce pavillon afin que je puisse témoigner à mon oncle ma piété filiale.
Le lettré y consentit. Rouge de honte, le vieillard le remercia, puis partit. La nuit venue, il vint pour de bon l’installer avec tous les siens. Dès lors, on vécut en famille sans ombre de rancune ni de jalousie. Lorsqu’il faisait retraite dans sa salle d’études, le lettré invitait souvent Xiao’er pour bavarder ou festoyer avec lui. L’épouse officielle du lettré lui avait donné un fils qui se faisait grand, aussi le confia-t-il à Xiao’er pour qu’il se charge de son éducation. Celui-ci se montra un précepteur exemplaire qui enseignait avec méthode et patience.
* Nom du clan auquel appartenait la femme de l’empereur légendaire
**Nom du premier empereur des Xia