– « Que se passe-t-il ? »
Dans la tente centrale, l’atmosphère était plutôt pesante. Les yeux rivés sur la carte étalée sur une longue table, Hache-De-Fer, le Commandant en Chef, fronça les sourcils. « Nous n’avons eu aucun signal d’alerte et n’avons vu aucune ligne de ravitaillement en Brume Rouge. À croire que ces Diables sont apparus comme ça! »
Même si, l’alerte ayant immédiatement été sonnée, les troupes étaient déjà en place, tous éprouvaient un sentiment de confusion et d’insécurité.
De plus, cela s’était produit sous la surveillance de Sylvie. Comment auraient-ils pu mener cette guerre sans les sorcières ? Si l’ennemi était capable d’apparaître brusquement à huit kilomètres de là, qu’arriverait-il s’il se manifestait d’un seul coup dans le camp ?
Il fallait absolument trouver une réponse à cette question, sans quoi personne ne pourrait retrouver son calme.
Dehors, les canons, qui étaient restés silencieux une bonne partie de la nuit, avaient repris les tirs à une cadence maximale. Plus question d’économiser les obus, le plus important, désormais, étant de réduire au plus vite les forces ennemies.
– « Il n’ont pas pu apparaître comme ça », dit fermement Ayesha. « La Brume Rouge a toujours été indispensable à la survie des Diables et cela n’a pas changé, sans quoi ils auraient déjà conquis le monde. Ils sont environ dix mille maintenant et s’ils n’étaient pas approvisionnés, le trajet jusqu’ici à lui seul les aurait déjà tués. À plus forte raison le combat. »
– « Selon nos renseignements, cet avant-poste est en mesure d’héberger plusieurs milliers de Diables », intervint Hache-De-Fer après un moment de silence. « Suggéreriez-vous qu’il puisse exister une autre ligne d’approvisionnement non loin de nous et que l’œil Magique n’aurait pas repérée ? »
– « C’est la seule explication possible… »
– « Non », coupa Edith. « Il existe une autre possibilité. Les Diables ont pu avoir la même idée que nous et faire passer le canal de ravitaillement par voie souterraine. »
– « Ils auraient creusé un tunnel entre Taquila et ici ? » Ayesha secoua la tête : « Indépendamment du fait qu’ils possèdent ou non un ver, la construction d’un tunnel n’est pas une mince affaire. Par ailleurs, cela ne coïncide pas avec la date à laquelle ils sont arrivés à Taquila et surtout, cette importante activité n’aurait pas échappé à Sylvie. »
– « Qui dit qu’ils sont partis de votre ville natale ? Ils ont très bien pu le faire à partir de l’avant-poste », dit Edith en désignant une croix sur la carte.
– « Que voulez-vous dire ? » Demanda Hache-De-Fer d’un ton grave.
– « Ne pensez-vous pas que l’endroit où se sont manifesté les Diables est pour le moins étrange ? » Elle releva ses cheveux et poursuivit : « Réfléchissez : si nous étions une armée traditionnelle, indépendamment du fait que nous soyons des nobles ou des sorcières de l’Union, que se passerait-il ? »
Cette question posée, tous se tournèrent vers la carte.
Il y avait, sous la tente, des membres de l’État-Major, des commandants de l’armée et des représentants des forces alliées. Chacun eut tôt fait d’entrevoir une possible réponse.
Soudain, un murmure se fit entendre dans la salle, aussitôt couvert par le bruit des canons. Tandis que la terre tremblait, tous se regardèrent, stupéfaits.
Lumière du Matin attendit que les tirs cessent pour demander :
– « Suggéreriez-vous… que l’avant-poste est un piège tendu par les Diables ? »
Une armée traditionnelle aurait assiégé l’avant-poste dans le but de le détruire, tendant ainsi le dos à l’ennemi. Si les Diables se manifestaient à ce moment-là, ils formeraient un environnement naturel avec les ruines de Taquila. Il était donc facile d’imaginer le devenir de l’armée, attaquée des deux côtés.
Les deux camps opposés parviendraient à se placer sur le champ de bataille, ce qui, sur la carte, ressemblait à une énorme poche.
– « Ils étaient donc certains que nous viendrions ? » Demanda hache-De-Fer.
Edith regarda Zoé, la représentante des sorcières antiques dont le visage, contrairement à la plupart de ses compagnes, demeurait, comme toujours, impassible.
– « Les force de l’Union, elles, n’auraient pas manqué de venir car les laisser construire un avant-poste équivaudrait à un suicide étant donné l’expansion de la ligne de ravitaillement en Brume Rouge. La destruction d’une ville commence toujours par l’impossibilité d’empêcher l’ennemi de s’étendre. » Elle marqua une pause avant d’ajouter : « Mais ils ne l’ont encore jamais fait. »
– « Eh bien, les temps ont changé », répondit la Perle de la Région du Nord en agitant les mains. « Si tel est le cas, cela explique bien des choses. Si les Diables ont tendu ce piège, c’est parce qu’à leurs yeux, la Cité Sans Hiver ne peut être qu’une ville essentiellement composée de sorcières, les humains ne représentant pas une menace pour les Démons Volants. Avec un peu de chance, ils espéraient détruire simultanément toutes les sorcières de combat, c’est pourquoi ils ne nous ont pas attaqués en cours de route et ont sciemment réduit leur zone de surveillance. Que pensez-vous de cette hypothèse ? »
– « En admettant que vous ayez raison, comment les Diables ont-ils fait pour échapper à l’observation de Mlle Sylvie ? » Demanda Sir Eltek, confus.
– « Vous ne le savez peut-être pas mais sa capacité n’est pas infaillible », répondit Edith. « Si je me souviens bien, il y a un écart considérable entre sa distance d’observation et sa distance de perspective aussi, si l’on prend en considération les Bêtes Volantes, sa distance d’observation est limitée, l’œil Magique ayant probablement négligé une importante zone. »
À ces mots, tous commencèrent à entrevoir ce qui s’était produit.
– « Je n’en fais pas le reproche à Mlle Sylvie », soupira Edith, « mais nous nous sommes trop appuyés sur elle. »
Le pouvoir magique était une question que les sorcières ne pouvaient se permettre de négliger. Pour observer l’ennemi, Sylvie devait rester en permanence vigilante et planifier avec soin l’utilisation de son pouvoir. Par contre, il était impossible de contrôler en détail toutes les couches profondes du sol des Terres Fertiles, dans la mesure où cela requérait une grande quantité de magie, un peu comme un oiseau qui observait la terre de très haut dans le ciel.
Partant du principe que les Diables ne pouvaient se cacher qu’à proximité de la Brume Rouge, elle s’était certainement cantonnée au secteur proche de l’avant-poste et n’avait sans doute pas pu observer très en profondeur compte tenu de la distance.
Ayesha fronça les sourcils :
– « Nous allons nous en assurer de suite », dit-elle en activant le Sceau d’Écoute. « Sylvie, pourriez-vous regarder ce qui se passe sous terre, là où se trouve l’Armée des Diables ? »
– « Sous terre ? » S’exclama Sylvie, qui était occupée à guider les tirs d’artillerie, un peu surprise. « Je veux bien essayer, mais mon pouvoir magique… »
– « Ce n’est pas grave. »
– « Compris. » Durant un moment, ce fut le silence de l’autre côté du Sceau, puis soudain, tout le monde l’entendit dire d’un ton perplexe : « C’est étrange … le champ de vision de mon œil Magique est comme bloqué. Tout est noir sous terre, je ne vois rien du tout! »
Nul ne disait mot, cette nouvelle venant, indirectement, confirmer l’hypothèse d’Edith. Le fait que l’ennemi les ait trompés ne leur disait rien qui vaille.
Durant un moment, on n’entendit plus que le son des canons sous la tente, puis soudain, Hache-De-Fer frappa dans ses mains.
– « Monseigneur ? » S’enquit Lumière du Matin.
– « Me voici rassuré », dit-il lentement. « Finalement, la rude bataille que nous allons mener décidera de qui est la proie. »
– « Vous avez raison, Commandant », dit Edith en souriant. « Même s’ils se sont trompés sur leur adversaire, le résultat reste le même. Tout le monde, dans l’histoire, a eu de la chance, nous sans doute plus qu’eux dans la mesure où affronter l’ennemi face à face sur un champ de bataille soigneusement planifié est exactement ce que nous voulions. Ils n’ont pas pu réagir au bombardement de la nuit dernière aussi, non seulement ils ont perdu leur appât, mais ils vont devoir affronter nos soldats qui sont parfaitement préparés. D’une manière ou d’une autre, les choses ne sont pas si mal engagées. »
Elle s’interrompit un instant avant d’ajouter : « Comme je vous le disais précédemment, les intentions de l’ennemi importent peu. Il nous suffira de tuer tous ceux qui se présentent. Et Pour cela, la Première Armée est très efficace. »
Soudain, l’alarme retentit à nouveau dans le camp, mais cette fois, avec un caractère d’urgence.
« Une attaque aérienne », pensèrent-ils, comprenant que les Diables étaient arrivés.
Le peloton de Bêtes Volantes qui formait la première ligne venait d’entrer dans le champ de tir des soldats.