En présence de soldats de la Première Armée, Roland s’abstint de faire allusion aux origines de la Bataille de la Divine Volonté et se contenta d’expliquer au vieillard comment l’Empire des Sorcières était devenu l’Église.
En dépit du fait que le Roi n’ait que brièvement mentionné des fragments de l’histoire telle qu’il la connaissait, Jacob fut stupéfait de réaliser à quel point il en savait sur le passé de l’humanité. Ses yeux s’élargissaient à mesure que des informations hautement confidentielles au sein de l’Église s’échappaient de la bouche de Roland comme s’il s’agissait de broutilles, si bien qu’à la fin du récit, ils étaient grands comme des soucoupes. Le vieil homme aurait voulu réfuter, mais les mots restaient collés à ses lèvres. Même si une bonne part du récit du Roi dépassait l’entendement, tout cadrait parfaitement avec les rumeurs qui circulaient dans l’Église.
Lorsqu’il vit que le vieux prêtre cherchait son souffle, Roland s’interrompit, non pas qu’il n’eût plus rien à dire mais parce qu’il voyait bien que le vieillard était sur le point de s’évanouir. Il s’en moquait éperdument, cependant, il aurait bien voulu s’amuser encore un peu.
Le Roi attendit donc que Jacob reprenne son souffle et poursuivit :
« Il semblerait qu’on ne vous ait jamais parlé du fonctionnement interne de l’Église. Si c’était le cas, vous ne seriez pas à ce point bouleversé par des faits aussi insignifiants. Quand bien même vous le voudriez, vous ne pouvez pas me reprocher de dire des sottises car vous savez très bien que mes propos corroborent les indices que vous aviez vous-même découverts par le passé. Je suis persuadé que les Papes se transmettent de génération en génération toutes les informations concernant les Diables et la Bataille de la Divine Volonté afin que l’objectif… ou devrais-je dire la foi, ne soit pas oubliée. Cependant, les imbéciles qui se prétendent les successeurs de l’Église ont une telle peur des sorcières qu’ils n’osent pas révéler la vérité, encore moins la volonté du premier Pape. Vous proclamez haut et fort vouloir vous battre pour l’humanité mais combien parmi les croyants d’Hermès connaissent l’existence des Diables et sont au courant de la guerre à venir ? »
« Mais à Graycastle, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. À la Cité Sans Hiver, les informations au sujet de la Bataille de la Divine Volonté ne sont pas un secret et tous mes ministres ont entendu parler des Diables. La planification et la préparation de la guerre sont l’une des principales politiques de la ville et des agriculteurs aux forgerons, tous mes sujets font de leur mieux pour apporter leur contribution à cette lutte inévitable contre le mal. À la différence de vous, voilà des années que je prépare le royaume à résister à l’assaut de l’ennemi. » Roland prit le temps de savourer l’air désemparé du vieillard et poursuivit : « Êtes-vous toujours convaincu que l’Église soit le seul et unique sauveur de l’humanité ? Ne pensez-vous pas que vous avez une trop haute opinion de vous-mêmes ? Abstraction faite de ma capacité à sortir victorieux de cette guerre contre ces puissants ennemis, une chose reste certaine… »
Il s’approcha du vieux prêtre et acheva en détachant chaque mot :
– « Comment l’Église peut-elle espérer sauver le monde alors qu’elle n’a même pas pu me vaincre ? Ne rêvez pas! »
– « Nous… »
Jacob pâlit sous l’effet de ces paroles. On aurait dit que cette dernière phrase venait de lui transpercer le cœur. Au fond de lui, le vieillard avait parfois remis en question la puissance de l’Église sans jamais faire part à quiconque de ses doutes. Face à face avec la vérité, il venait de perdre ce qui lui restait de détermination.
Le vieux prêtre que ses jambes ne portaient plus se laissa tomber sur le sol. L’air digne et respectable qu’il avait affiché jusque-là avait bel et bien disparu.
– « Emmenez-le au cachot », ordonna Roland en agitant la main. « Il est trop vieux pour travailler dans les mines. Gardez-le en vie jusqu’à l’arrivée de la Lune Sanglante afin qu’il voie mon peuple combattre les Diables. J’espère qu’alors il se souviendra de la manière d’exprimer son repentir à Dieu. »
– « À vos ordres, Votre Majesté », répondirent les soldats, qui, saisissant Jacob sous les bras, le relevèrent et l’emmenèrent.
Puis le Roi se tourna vers Isabella :
– « Bien joué », dit-il. « Sans vous, nous n’aurions jamais réussi à rétablir l’ordre dans la Cité Sainte en un si court laps de temps. »
Contrairement à son habitude, la sorcière détourna le regard et demanda d’une voix légèrement tremblante :
– « Tenez-vous vraiment à ce que je continue à donner des ordres en tant que représentante du Pape et rassemble ceux qui ont été abandonnés ? »
Ayant reçu ses rapports ainsi que ceux d’Edith et de Face D’Aigle, il avait parfaitement compris leur proposition de réécrire l’histoire afin de scinder l’Église une fois pour toutes. La Perle de la Région du Nord louait cette initiative, affirmant qu’elle serait très utile à Graycastle pour conquérir à la fois l’ancienne et la nouvelle Cité Sainte et récupérer l’influence que l’Église avait accumulée au cours des siècles. Roland contrôlant Hermès, quand bien même quelques croyants dispersés parviendraient à fonder une nouvelle organisation, ils n’auraient aucun poids.
Pour sa part, le Roi voyait les choses de façon plus pratique. Situé au centre même de la Chaîne des Montagnes Infranchissables, face à la grande brèche, ce plateau constituerait un point stratégique majeur pour assurer leur défense lors de la Bataille de la Divine Volonté, un endroit qu’il envisageait de contrôler depuis le jour où il avait décidé de déclaré la guerre à Hermès. S’ils pouvaient tirer parti de la main-d’œuvre, des ressources locales et réduire les dépenses de la Cité Sans Hiver, Roland ne voyait aucune raison de ne pas poursuivre le plan.
– « Pourquoi m’en préoccuperais-je si ce que vous avez entrepris s’avère efficace ? » Dit-il en souriant. « Ceci dit, votre peine tient toujours. »
– « Je n’ai jamais eu l’intention de… »
– « Mais il va de soi que votre aide ne demeurera pas sans récompense. Si un jour je vous demande d’être délégué, vous bénéficierez du traitement qui convient à ce poste. Qu’en pensez-vous ? »
– « Votre délégué ? »
– « Vous bénéficieriez d’un statut équivalent à celui d’un Premier Ministre ou du Bras Droit du Roi », répondit Roland en souriant. « Certes, cela ne vous conférerait pas l’autorité ou le pouvoir, mais vous seriez logée dans un appartement chic, dégusteriez des mets raffinés servis par les cuisines royales, de toutes les Boissons du Chaos que vous pourriez désirer et plus encore! Si vous n’en voulez pas, vous toucheriez l’équivalent en Royals d’or. »
– « Non, Votre Majesté », répondit Isabella. « La première solution me convient parfaitement… je veux dire : je ferai comme vous le souhaitez. »
– « Eh bien, voici donc une affaire réglée », lui dit gentiment le Roi.
Alors que le corps principal de la Première Armée se joignait à l’enquête, Roland comprit peu à peu comment fonctionnait cette ville étrangère et constata avec surprise que le vieux prêtre n’avait pas exagéré en disant « tout est intact ».
À l’exception de la cathédrale effondrée, tous les bâtiments étaient en excellent état. Les remparts avaient été réparés et les mangonneaux parfaitement conservés.
Par ailleurs et comme l’avait indiqué Isabella, ils avaient trouvé dans les caves environ deux cent quarante mille pilules qui rendent fou. « Heureusement que Cléo n’a jamais pu mettre à exécution son plan consistant à les utiliser sur des milliers de soldats pour combattre les Diables! »
Le décompte fait, ils allumèrent un grand feu sur les remparts et les réduisirent en cendres. Elles furent ensuite balayées et abandonnées au froid et à la terre. La menace d’une armée folle furieuse qui l’avait perturbé tout ce temps venait de prendre fin.
Mais le rapport d’enquête comprenait des choses encore plus intéressantes, comme de la nourriture ou encore des armes.
Chaque jour la Première Armée découvrait de nouveaux biens cachés, amassés en quantités effrayantes. Il y en avait déjà suffisamment pour équiper et entretenir plusieurs ordres de chevalerie. Pas étonnant qu’Alban Misra et ses féodaux aient parcouru des milliers de kilomètres pour piller cette ville! Roland s’était aussi aperçu qu’en fuyant, les hauts dignitaires de l’Église n’avaient emporté que l’or et les bijoux, abandonnant intégralement la plupart des fournitures de guerre. Il y avait donc tout lieu de penser qu’ils n’avaient pas l’intention de revenir et aspiraient simplement à mener une vie libre.
Le Léviathan qui nichait au Nord-Ouest de Graycastle avait fini par mordre la poussière.
Il n’y avait plus qu’à attendre que Hache-De-Fer ait annexé la Région de l’Est et conduise son armée à la frontière pour y retrouver les forces alliées et ensemble, lancer une offensive contre le Royaume de l’Aube.
Roland qui, exceptionnellement, disposait de temps libre, décida donc de parcourir cette ville qui, depuis des centaines d’années, avait été régie par l’Église. En effet, dans le fragment de souvenirs, la Cité Sainte qu’il avait visitée était incomplète.
Le plus intriguant, à ses yeux, était sans aucun doute l’Église du Reflet dont Isabella lui avait parlé. On prétendait, en effet, que c’était grâce à ces illusions qu’Alice, Reine de la Cité des Météores, avait pu transmettre sa foi à travers les siècles et c’était également là que Cléo, la Purifiée, était devenue le Pape.