Ce soir-là, à 20 heures précises, une toute nouvelle série et sa vidéo inaugurale venaient de franchir avec succès les étapes de validation. Premier épisode de la série « Les produits des Dieux » :
Game Designer et une performance artistique à grande échelle !
Les fans du Professeur Qiao en restèrent bouche bée.
Qu’est-ce que c’était que ça ? N’était-il pas censé avoir disparu de la circulation ? Après trois jours à faire le mort, voilà qu’il revenait… et pas pour s’excuser, non, mais pour enfoncer le clou ?
Pire encore : il publiait une nouvelle vidéo sponsorisée sur le même jeu ? Il cherchait délibérément à créer une émeute ou quoi ?
Ces derniers jours, la fameuse « Qiao-logie » s’était propagée comme un feu de forêt sur les plateformes vidéo. Même si d’autres créateurs avaient publié des vidéos similaires, c’est bien Qiao qui avait ouvert le bal. Il était donc devenu, aux yeux du public, le principal coupable de cette débâcle.
Et comme on pouvait s’y attendre, la section des commentaires fut envahie par une armée de spectateurs armés de memes, de sarcasmes et d’insultes.
Était-il en train de tout risquer, faute de mieux ?
Après avoir perdu la face, espérait-il se maintenir à flot en devenant un paria célèbre ? Comptait-il surfer sur la vague de la Qiao-logie pour monétiser sa chute ?
Dans le contexte actuel, il était difficile pour ses abonnés de ne pas penser ainsi. Beaucoup lancèrent la vidéo avec appréhension, certains avec colère, d’autres simplement pour le plaisir de regarder le désastre annoncé.
Mais voilà : dès la première phrase, le Professeur Qiao leur coupa le souffle.
« Hey tout le monde. C’est encore moi, votre Professeur Qiao.
Je sais exactement ce que vous vous apprêtez à dire.
Mais avant que vous ne commenciez à me démolir, laissez-moi vous annoncer quelque chose… de profondément regrettable. »
« Il y a trois jours, le premier avril, oui, le jour du poisson d’avril, nous avons mené une performance artistique à grande échelle, et… elle a rencontré un succès spectaculaire.
Mais, hélas, les résultats de cette expérience artistique sont profondément décourageants. »
« Oui, vous m’avez bien entendu. Le thème de cette performance était le suivant :
À l’ère du numérique, quel type de contenu attire le plus l’attention ?
Une vidéo volontairement stupide et virale, ou un jeu vidéo d’une richesse inouïe, conçu avec des millions et bourré de sens ? »
« Et aujourd’hui, après notre expérience, je suis ici pour vous livrer un constat… vraiment déprimant. »
« C’est le premier qui l’a emporté. »
Nombreux étaient ceux qui s’apprêtaient à le lyncher dans les commentaires… mais ce discours d’introduction leur coupa net l’herbe sous le pied.
Les mots leur restèrent en travers de la gorge. Il ne leur restait plus que la confusion.
Quoi ? Une performance artistique ? Il joue à quoi, là ?
Intrigués malgré eux, ils continuèrent de regarder, entre incompréhension et suspicion.
Le Professeur Qiao poursuivit calmement son exposé, détaillant les tenants et aboutissants de cette soi-disant « performance artistique ». Il expliqua la définition du concept, les motivations derrière la démarche, et la signification de cette expérience collective.
Selon lui, cette performance avait été initiée par lui-même, dans le but d’explorer un thème profondément contemporain.
À l’ère du numérique, nous sommes bombardés d’informations. C’est une époque où l’excès et le manque coexistent dans un paradoxe permanent.
L’explosion de l’information, expliquait-il, se manifestait par cette marée continue de contenus que l’on consommait chaque jour.
Un fait divers insignifiant, survenu dans une ruelle d’une ville inconnue, pouvait soudain faire le tour du pays en une nuit, sans qu’on comprenne pourquoi.
Le manque d’information, lui, se révélait lorsque des contenus réellement riches de sens, porteurs de réflexion ou d’émotion, étaient ensevelis sous les flots d’un divertissement facile, superficiel et instantanément périssable.
C’est à partir de ce constat que la performance avait été conçue : une expérience comparative.
Le Professeur Qiao, accompagné d’une cohorte d’autres créateurs de contenu, avait publié une vidéo volontairement absurde, creuse, racoleuse.
Tous avaient suivi le même script, en adoptant un ton exagérément flatteur, voire servile. Le contenu des vidéos était identique, dupliqué à la chaîne.
Tout était fait pour attirer l’attention par le biais de l’agacement :
du Chinglish (mélange maladroit de chinois et d’anglais), des phrases sans queue ni tête, des tics de langage, des « wow » , « amazing » , « oh my god » , à n’en plus finir…
La vidéo était volontairement vide de sens, sans aucune substance.
Mais comme de nombreux vidéastes l’avaient postée en même temps, et que le contenu était calibré pour choquer ou faire rire bêtement, la sauce avait immédiatement pris.
Les internautes avaient suivi le mouvement comme un seul homme.
Et ainsi, en un clin d’œil, une tendance virale unique était née.
La naissance de la « Qiao-logie » en était la preuve éclatante.
Une vidéo volontairement stupide était devenue un mème populaire simplement parce qu’elle était assez stupide… et parce que d’autres l’avaient imitée.
Cela démontrait une vérité troublante sur notre époque : bien des phénomènes viraux ne sont pas le fruit du hasard.
Ils sont construits, prémédités, orchestrés par des mains invisibles.
D’un autre côté, le nouveau jeu de Tengda, Game Designer, était une œuvre boudée du grand public. Pourtant, elle débordait d’intentions profondes et soigneusement dissimulées, nécessitant des joueurs une patience sincère pour en découvrir la richesse.
Ce jeu mettait à nu l’état actuel de l’industrie, dénonçait ses dérives, et en exposait le chaos sous-jacent avec une lucidité acérée. Ses doublages, son style graphique singulier, ses mécaniques atypiques : tout témoignait d’une démarche artistique sincère, inventive, engagée.
Mais dans quel état se trouvait ce jeu pourtant riche de sens, aujourd’hui ?
Les évaluations étaient mitigées. Les joueurs ne l’avaient pas reconnu à sa juste valeur. La plupart d’entre eux abandonnent la partie après à peine cinq minutes, sans jamais entrevoir ce que le jeu cherchait réellement à leur dire.
Et c’était précisément là le cœur de cette performance artistique : mettre en parallèle la viralité instantanée d’une vidéo absurde… avec l’échec commercial d’un jeu exigeant et intelligent.
Un contraste aussi cruel que révélateur.
Arrivés à ce point de la vidéo, de nombreux spectateurs étaient abasourdis.
“ Alors c’est ça qui s’est passé ?”
Et, à y réfléchir… ça tenait debout.
Quel studio de jeu, normalement constitué, serait assez idiot pour demander à un créateur de contenu de promouvoir son jeu de manière aussi grossière et repoussante ?
Cela nuirait à la fois à l’image du créateur… et à celle du jeu !
Certes, le Professeur Qiao n’avait peut-être pas toujours suivi une ligne morale irréprochable, mais on pouvait sentir, à travers ses anciennes vidéos, qu’il mettait du cœur à l’ouvrage.
Pourquoi aurait-il soudain accepté un partenariat aussi bas de gamme ?
Ce n’était pas tant une question de morale, qu’une affaire de logique.
Cela ne collait ni à ses principes, ni à son intelligence.
Et surtout, il n’était pas seul.
Des dizaines d’autres vidéastes avaient publié exactement le même contenu, avec le même script, au même moment.
Comment expliquer cela ?
Auraient-ils tous copié spontanément le Professeur Qiao ?
Impossible.
Il n’existait qu’une seule explication raisonnable :
Tengda leur avait fourni le même texte.
Mais alors, pourquoi une entreprise comme Tengda aurait-elle demandé à tous les vidéastes payés grassement de suivre le même script maladroit ?
Pourquoi ne pas les laisser créer leur propre contenu, comme c’est habituellement le cas ? Cela aurait permis une meilleure publicité, plus authentique, plus efficace… pour le même investissement.
Et pourtant, Tengda avait choisi une méthode volontairement désastreuse :
Elle avait exigé que tous les créateurs lisent mot pour mot le même texte, dans le seul but de produire un effet… radicalement inverse.
C’était, en effet, totalement irrationnel.
Mais plus ils y pensaient, plus le raisonnement du Professeur Qiao apparaissait comme la seule explication plausible.
C’était bien cela : une performance artistique à grande échelle !
Et les événements qui suivirent ne firent que valider cette hypothèse.
La « Qiao-logie » avait explosé en popularité…
…tandis que Game Designer sombrait dans l’indifférence générale.
N’était-ce pas là la démonstration parfaite de cette vérité dérangeante ?
À l’ère numérique, les œuvres riches de sens sont souvent ensevelies sous une avalanche de contenus creux, viraux, et oubliables.
Plus les spectateurs avançaient dans la vidéo, plus le discours leur semblait sensé.
Ils poursuivirent donc leur visionnage, captivés.
Le sujet bifurqua naturellement vers Game Designer .
C’était le domaine de prédilection du Professeur Qiao.
Le nom de cette nouvelle série ?
« Les Produits des Dieux ».
Un ton bien différent de ses séries habituelles, telles que Le procès des jeux pourris ou Les Nouveautés du Mois .
Le Professeur Qiao y livra une analyse brillante de ce qui faisait de Game Designer non seulement un bon jeu, mais une œuvre d’exception.
« Beaucoup de joueurs pensent qu’on peut évaluer la qualité d’un jeu selon des critères comme les graphismes, les mécaniques, le scénario, la jouabilité ou l’accessibilité.
Mais ces éléments ne servent qu’à distinguer les bonnes œuvres des œuvres moyennes .
Ils ne suffisent pas à définir un chef-d’œuvre . »
Il marqua une pause, puis poursuivit :
« Un chef-d’œuvre, un véritable, doit provoquer une onde de choc dans son industrie.
Il doit être profondément porteur de sens, résister à l’épreuve du temps, et faire naître en nous un écho, un trouble, une réflexion.
Si une œuvre n’est que plaisante, bien conçue, divertissante… elle peut être excellente .
Mais elle ne sera jamais immortelle . »
Et de conclure, avec une conviction lumineuse :
« Game Designer est un chef-d’œuvre classique. Il remplit toutes ces conditions. »
