Liu Zhongkan, originaire de Luocheng, était un jeune homme à l’esprit lent, mais il se passionnait pour les classiques. Il s’enfermait dans la maison pour étudier, fuyant le contact avec le monde.
Un jour, comme il était en train de lire, il sentit tout à coup un parfum d’une suavité extraordinaire qui remplissait son studio. Puis il entendit des cliquetis de jade. Surpris, il regarda et vit entrer une belle femme parée de bijoux somptueux et entourée d’un groupe de suivantes toutes en costume de cour. Liu, affolé, se prosterna. La belle dame le releva et dit:
-Comment se fait-il que vosu, si arrogant autrefois, soyez si courtois aujourd’hui?
-Oh! Belle fée, de quel ciel venez-vous? Fit-il effrayé à l’extrême. Je n’ai jamais eu l’honneur de faire votre connaissance; quand vous ai-je offensée?
-Depuis le temps que nous nous sommes quittés, répondit-elle en souriant, voilà que vous avez déjà tout oublié! N’étiez-vous pas celui qui, assis bien droit, polissait des briques?*
Elle fit étendre une literie de brocart et servir des mets et du vin dignes des dieux, puis elle le prit par la main pour qu’il s’installât devant elle. En buvant, elle lui parla des choses de l’antiquité comme de l’actualité, faisant preuve de tant de savoir que Liu se sentait incapable de lui répondre. La belle dame lui dit alors:
-Je ne suis allée qu’une fois à l’Etang de jade pour assister au banquet donné par la Reine mère de l’Ouest, vous, vous êtesréincarné bien des fois; auriez-vous perdu tout votre talent d’autrefois?
Elle ordonna alors à ses suivantes de lui apporter un philtre fait d’une marmelade de cristal. Après avoir bu ce brevage, l’esprit de Liu s’éclaira tout à coup.
Vers le soir, les suivantes étant parties, on éteignit les bougies, on se déshabilla et on s’aonna à toutes les jouissance.
Avant l’aube, les belles suivantes revinrent autour de leur maîtresse. La belle dame se leva. Sa parure et sa coiffure restaient toujours impeccables comme si rien ne les avaient dérangées; elle n’avait pas besoin de faire sa toilette. Comme Liu la suppliait de lui donner son nom, elle dit:
-Je peux vous le donner sans inconvénient, mais je crains que cela ne fasse qu’accroître votre perplexité. Mon nom de famille est Zhen. Quant à vous, vous êtes la réincarnation de Liu Gonggan. C’est à cause de moi qu’il avait été condamné. J’en étais réellement navrée. Notre union d’aujourd’hui est destinée simplement à lui prouver ma reconnaissance pour la folle passion qu’il a éprouvée pour moi.
-Qu’est devenu l’empereur Wendi des Wei? demanda Liu.
-Pi n’était qu’un fils médiocre de son père qui fut le traître de l’empire des Han. Ces souvenirs du passé s’étaient déjà effacés de ma mémoire. A cause du crime commis autrefois par Aman**, Pi reste encore dans l’enfer; je n’ai pas eu récemment de ses nouvelles. Quant au Prince Chen***, je le rencontre quelquesfois.
Puis une voiture-dragon s’arrêta dans la cour. La dame fit ses adieux à Liu en lui offrant une boîte de jade et monta dans la voiture qui fut emportée par des nuages.
Depuis lors, le talent littéraire de Liu accusa des progrès extraordinaires. Cependant comme il pensait toujours à la belle dame, son esprit restait figé, ce qui le rendait quasiment stupide. Des mois durant il ne cessa de se languir. Sa mère s’inquiéta sans jamais deviner la cause de son état.
Un jour une vieille femme vint dire soudain à Liu:
-Vous avez quelque chose dans le coeur, n’est ce pas? Liu avoua son secret. La vieille dame lui conseilla:
-Essayez d’écrire un petit billet, je peux le lui faire parvenir.
-Vous avez un pouvoir extraordinaire, dit-il émerveillé; j’étais vraiment trop bête de ne pas pousser plus moin mes recherches; si vous pouviez me rendre ce service, je n’oublierais jamais ce que je vous dois!
Il prit une feuille de papier pour écrire un petit mot et la lui confia. A minuit, elle revint et dit:
-Heureusement j’ai bien arrangé les choses. Au début, le portier m’a considérée comme un démon et voulait m’arrêter. J’ai sorti alors votre lettre, il l’a fait porter immédiatement. Peu après, on m’appela à l’intérieur. En soupirant, la dame me dit qu’elle ne pourrait plus venir chez vous. Comme elle s’apprêtait à vous écrire la réponse, je lui ai fait savoir que le jeune seigneur était si maigre et si épuisé qu’un simple mot ne pourrait certainement pas le guérir. La Dame a médité pendant longtemps avant de poser son pinceau, puis elle m’a recommandé:
-Je vous prie de dire au jeune seigneur Liu que bientôt je lui enverrai une bonne épouse.
A mon départ, elle a encore ajouté:
-Ce que je viens de dire, c’est un projet qui porte sur une centaine d’années. Mais il faut garder le secret pour que cela dure toujours. Liu, enchanté, se mit à attendre la réalisation de cette promesse.
Le lendemain, en effet, une vieille femme conduisit une jeune fille, une vraie beauté, vers l’appartement de la mère de Liu. Elle se présenta:
-Je suis de la famille Chen, mon nom personnel est Sixiang. Je désirerais être votre bru.
La mère de Liu en fut ravie. Comme il n’était pas question de cadeaux de fiançailles, elel était prête à ce qu’on accomplisse tout de suite la cérémonie.
Mais Liu qui, dans son for intérieur, connaissait le pourquoi de cet événement extraordinaire, demanda en secret à la jeune fille:
-Quel est votre rôle auprès de la Dame?
-J’étais une ancienne courtisane de la terrasse des Moineau de bronze****. Et comme Liu la prenait pour une revenante, la jeune fille protesta:
-Non! tout comme la Dame, j’appartiens au monde des immortels. Nous étions déchues pour avoir commis une faute et exilées dans le monde humain. Madame a retrouvé son rang. Moi, pas encore. Elle a demandé à la divinité de me charger de cette tâche. Ainsi ma destinée dépend de Madame; c’est pour cette raison que je suis revenue pour vous servir.
Un jour, une vieille aveugle conduite par un chien jaune mendiait à la porte tout en chantant un air rythmé par des claquettes. La jeune mariée sortit pour la regarder. A peine eut-elle approché que le chien brisant sa laisse sauta sur elle pour la mordre. Effrayée, elle se sauva, le pan de sa robe arraché. Liu prit un bâton et en frappa le chien qui n’en devint que plus furieux. Il déchira le morceau d’étoffe en mille morceaux. La vieille aveugle le saisit alors par les poils du cou et l’emmena de force.
Liu pénétra à l’intérieur pour voir la jeune femme; elle n’avait pas encore retrouvé son calme. Il lui demanda:
-Vous qui êtes une immortelle, pourquoi avoir peur d’un chien?
-Bien sûr vous ne pouvez pas savoir que cette bête est une métamorphose du vieil Aman. Il m’en veut de ne pas observer la clause du partage des parfums. Liu voulait l’acheter pour le tuer. Elle l’en empêcha en disant:
-Il est déjà puni par les dieux! Pourrait-on le condamner à mort encore une fois?
Deux ans durant, la beauté de la jeune femme fit l’admiration de tous ceux qui la voyaient; ils s’informaient de son origine, mais ne recevaient que des renseignements fort vagues. Aussi pensaient-ils qu’il s’agissait d’un esprit démoniaque. La mère interrogea son fils là-dessus; Liu finit par lui expliquer ce qui s’était passé. Elle lui conseilla donc de cesser ses relations avec son épouse. Liu ne voulut rien entendre.
La mère invita alors un taoïste pour pratiquer une opération magique contre la jeune femme. Pleine de tristesse, Sixiang dit:
-J’aurais voulu vivre avec toi jusqu’à nos cheveux blancs, mais ta vieille mère s’est mise à voir des soupçons sur moi; elle a détruit les affinités entre nous. Si l’on souhaite mon départ, c’est chose facile, et il n’est pas besoin de recourir à la sorcellerie pour me chausser!
Elle alluma un faisceau de fagots et le jeta sous les marches de la cour. Une fumée noya tout à coup la maison. On ne se voyait plus en face. Un fracas éclata comme la foudre. Peu après, la fumée s’étant disspée, laissa voir le taoïste étendu par terre et dont le sang coulait par ses sept orifices. La jeune femme avait disparu à l’intérieur. Quant à la vieille, elle ne répondait plus à l’appel. Liu avoua à sa mère que celle-ci était un esprit de renard.
***
Le chroniqueur des Contes fantastiques dit: ” Tout d’abord Zhen fut la bru de Yuan*****, puis l’impératrice, épouse de Cao Pi; et enfin sa beauté fit grande impression sur Liu Gonggan. Une telle chose ne devrait pas arriver à une immortelle. Cependant à en juger avec pondération, pourquoi faudrait-il une chaste épouse pour le fils d’un usurpateur, le fils du traître Aman? Le chien a reconnu l’ancienne courtisane; cela a dû lui faire prendre conscience de sa folie d’avoir voulu régler le partage des parfums et de la vente des chaussons, et il était toujours aussi jaloux qu’autrefois. Hélas! le traître n’a pas eu le temps de s’en attrister. Il laisse à la postérité le soin de s’apitoyer là-dessus.
*Allusion historique: Liu Gonggan, mandarin lettré de la dynastie des Han de l’Est (25-220), doté d’un esprit vif, était capable de répondre à brûle-pourpoint aux questions les plus difficiles. A l’époque, Cao Cao (155-220) était le Grand ministre tout puissant. Il mit Liu au service de son fils Cao Pi, policient et lettré renommé qui devint l’empereur Wendi des Wei. Un jour, Cao Pi rassembla ls dignitaires lettrés en vue de compiler un recueil des oeuvres littéraires. Etant en état d’ivresse, il fit venir la future impératrice Zhen. Les convives baissèrent tous la tête sauf Liu qui fixa les yeux sur elle. Quand Cao Cao apprit cela, il démit Liu de ses fonctions et lui assigna comme travail de polir des briques. Cao Cao le libéra plus tard, touché par son sérieux au travail manuel et par sa réponse judicieuse à la question qu’il avait posée.
**Un autre nom de Cao Cao. On le nomme ainsi par mépris.
***C’est à dire Cao Zhi, frère de Cao Pi.
****Le célèbre palais construit par Cao Cao. Après son décès, il avait laissé un édit demandant d’y loger ses concubines et courtisanes. Dans cette ordinnance posthume, il a écrit aussi : ” Le reste des parfums pourra être partagé sur-le-champ entre les dames. Les concubines qui n’ont pas de travail pourront apprendre à confectionner des chaussons pour la vente “. Cette curieuse citation littéraire est employée à propos d’un mourant qui se préoccupe du sort des siens après sa mort.
*****C’est à dire Yuan Shao, un puissant seigneur de guerre vers la fin des Han de l’Est, vaincu par Cao Cao. Après sa mort, son fils Xi s’enfuit à Youzhou, laissant sa femme Zhen dans la ville de Ye, laquelle tomba par le suite sous l’assaut de l’armée de Cao. C’est ainsi que Cao Pi a découvert Zhen dont la beauté ravissante le conquit sur-le-champ. Cao la fit épouser à son fils.