Chapitre 1247 – Le coeur d’un chevalier
Il fallut un certain temps à Manfeld pour reprendre conscience.
Sa vision était brouillée et une douleur atroce le tiraillait au niveau du visage. Il avait même beaucoup de mal à ouvrir les yeux.
Bon sang! Cette brute avait enfreint la règle tacite selon laquelle les nobles ne doivent pas se frapper au visage.
Il s’efforça de se redresser puis se dirigea lentement vers les deux jeunes filles effrayées et retira leur baillon.
“N’ayez pas peur. Je vais vous libérer dans un instant.”
Les deux dames étant trop effrayées pour parler hochèrent simplement la tête sans un mot.
Manfeld les détacha après une longue pause pour récupérer et leur dit: :
“Voilà. Vous êtes libre à présent. Ne vous faites plus attraper par cette vile personne…”
Il était convaincu que Mick Kinley n’aurait pas de seconde chance. Une fois que tout le monde serait monté à bord du navire, il serait alors constamment sous la surveillance des autres réfugiés. De son avis, Mick ne prendrait pas le risque avec autant de personnes autour de lui.
Les jeunes filles l’évitèrent avec précaution et quittèrent immédiatement la pièce au trot. Le bruit de leurs pas s’estompa rapidement.
Elles n’avaient pas dit un mot à Manfeld, pas même un “merci”.
Ce dernier s’appuya contre le mur, poussa un profond soupir puis réfléchit à ce que White lui avait dit.
“Jeune homme, ne cherchez pas toujours à être gentil, surtout de nos jours… Sinon, les gens profiteront de vous.”
Il secoua la tête et mit ces pensées négative de côté.
Il était habitué.
Il espérait seulement pouvoir retourner dans sa cabine avant le départ du bateau pour qu’au moins, il puisse encore avoir un lit.
Soudain, Manfeld entendit à nouveau des bruits de pas et le sol sous ses pieds se remit à grincer.
Mais que se passe-t-il ? Il souhaitait de tout son cœur que ce ne soit pas Mick Kinley qui revienne.
Les pas s’arrêtèrent brusquement et il vit une jeune femme le regarder de derrière la porte.
Momentanément stupéfait, Manfeld reconnut l’une des filles qu’il avait libérées.
Une fois la porte fut grande ouverte, il s’aperçut qu’elles étaient là toutes les deux. Celle qui se trouvait derrière portait un seau de bois extrêmement lourd et qui devait lui coûter presque toute son énergie.
Elle le déposa devant Manfeld qui constata que celui-ci était rempli d’eau.
“Vous…”
Une des dames prit un mouchoir et le trempa dans l’eau avant d’essuyer délicatement le sang sur le visage de Manfeld.
“Désolées, tout est de notre faute. Nous avions trop peur pour parler, parce que… parce que vous avez dit… que vous étiez vous- aussi un noble”, bagaya en s’excusant l’autre jeune femme
Manfeld éclata de rire.
Même si son corps était encore endolori à cause de ses nombreuses blessures, il ne pouvait s’en empêcher.
“Euh, qu’est-ce qu’il y a ?” s’inquiétèrent les jeunes filles
“Ne vous l’ais-je pas déjà dit ?” coupa Manfeld. “Une fois montés à bord de ce navire, nobles et esclaves sont devenus égaux, car le Roi de Graycastle a non seulement aboli l’esclavage, mais il a aussi retiré le pouvoir aux nobles. En d’autres termes, nous avons tous le même statut de citoyen libre.”
Manfeld savait déjà qu’il n’y avait pas de chevaliers à Graycastle, car des marchands du monde entier avaient répandu la nouvelle dans tout le royaume de Wolfheart. La plupart des nobles trouvaient le comportement du Roi Roland scandaleux, mais s’intéressaient quand même beaucoup à la soudaine montée en puissance du royaume de Graycastle.
Après que sa famille ait été ruinée, Manfeld s’était réfléchir sur une question particulière qui lui tenait particulièrement à cœur, à savoir ce qu’était un chevalier.
Il n’avait jamais vraiment réfléchi à cette question du vivant de son père car il était persuadé qu’il finirait par hériter du titre de ce dernier. Cependant, lorsque sa famille perdit progressivement ses domaines au profit d’autres nobles, Manfeld constata que les choses lui échappaient peu à peu. Le nouveau seigneur ne le reconnaissait pas et ceux qui n’étaient plus qualifiés pour gérer leur terre perdaient peu à peu leur prestige. Il n’avait littéralement plus rien d’autre que son nom de famille.
D’après les livres anciens, ses ancêtres, en s’établissant sur cette terre, avaient choisi pour Roi la personne la plus remarquable. Celui-ci avait alors accordé de nombreux titres à ceux faisaient preuve d’une bravoure et de valeurs exceptionnelles, leur demandant en retour de l’aider à protéger la terre et ses sujets. Ce furent les débuts de la noblesse. Un chevalier, en tant que noble du plus bas rang, devait avoir de la compassion et de la sympathie pour le peuple, être un homme d’honneur et contribuer à la prospérité du territoire qu’il protégeait.
La raison pour laquelle les chevaliers devenaient des nobles était, selon lui, parce qu’ils possédaient des qualités que les gens normaux n’avaient pas.
C’était précisément le genre de personne que Manfeld voulait devenir.
Cependant, il ne voyait plus aucune différence entre un chevalier qui aurait perdu ses terres et un roturier. Mais que signifiait être noble au fond? Etait-ce un état d’esprit ou simplement un titre ?
De plus les seigneurs étaient constamment remplacés en raison des petites guerres entre nobles de plus en plus avides. Un boiteux pouvait devenir chevalier, et même un fou, à partir du moment où ils possédaient une terre. Cette réalité avait violemment frappé Manfeld qui avait alors commencé à s’interroger sur la vraie nature d’un chevalier.
La malchance lui avait fait penser bien des fois à abandonner son rêve mais il n’avait, à ce jour, jamais renoncé.
Il songeait depuis longtemps à se rendre à Graycastle, mais il n’avait pas les moyens de faire ce voyage. Néanmoins, l’évacuation des villes locales du Royaume de Wolheart lui offrait l’occasion parfaite d’aller le visiter.
Manfeld voulait savoir s’il pouvait encore être un vrai chevalier dans un pays sans nobles.
Après avoir entendu “nous sommes semblables”, les deux femmes en furent profondément soulagées.
“Vraiment ?” demandèrent-elles en coeur, les yeux remplis d’espoir
“Lorsque les nobles ont appris la nouvelle, ils ont commencé à considérer Roland Wimbledon comme un démon tout droit sorti des Enfers”, déclara Manfeld avec un sourire amer. “Mais maintenant, nous devrons probablement espérer l’aide de cet horrible démon.”
La femme qui essuyait le visage de Manfeld réfléchit puis, après un moment de silence, demanda:
“Pourquoi nous avez-vous aidées ? Ne craignez-vous pas que ce noble…”
“Il ne me tuera pas, parce que je lui ai rappelé la seconde vérification”, répondit Manfeld en secouant la tête. “Je ne sais pas à quoi elle ressemblera, mais j’ai entendu dire qu’une sorcière serait là pour détecter les mensonges. Même s’il ne considère pas qu’abuser de vous soit un crime, il sait pertinemment que tuer un noble en est un “.
Manfeld prit une profonde respiration et poursuivit : “Au fait, je suis Manfeld Castein. Et vous ?”
C’était la quatrième fois en une journée qu’il déclinait son identité.
“Je suis Thylane, et elle c’est Momo.”, dit l’une des jeunes filles à voix basse. Elle s’arrêta un moment puis lâcha, les yeux remplis de larmes : “Ce noble avait raison. Nous avons été vendues à … ”
“Je vous ai dit que tout avait changé dès que vous êtes montées sur ce bateau. S’il vous plaît, ne dites plus cela”, répliqua Manfeld en agitant la main. “Comme l’a dit mon cocher, quelle qu’ait pu être votre existence jusqu’ici, une nouvelle vie totalement différente vous attend là-bas. J’ai décidé de quitter le Royaume de Wolfheart pour un pays étranger en raison du changement potentiel. N’avez-vous pas fait de même ?”
Il y eut un long sifflement.
Le bateau était sur le point de partir.
“Retournons là-bas. Je ne veux pas qu’on me prenne mon lit”, dit Manfeld en se levant avec difficulté. Il avait encore mal, mais il réussit à marcher. “Je ne veux pas dormir dans cette salle de stockage .”
Les deux jeunes filles échangèrent un regard puis, après un moment d’hésitation, Thylane sortit une pilule blanche de sa poche et la donna à Manfeld.
“C’est…”
“Un antidouleur”, coupa rapidement Thylane. “Si vous ne pouvez pas supporter la douleur, léchez-la ou prenez-en un petit morceau. Mais veillez à ne pas en prendre trop, car cela ne fait que retarder la douleur, ça ne la fait pas disparaître”.
Manfeld prit maladroitement la pilule, l’esprit encore confus. Quelle pilule incroyable étais-ce ? Elle ne pouvait cependant que retarder la douleur et non y mettre fin?
Thylane et Momo ne lui donnèrent pas d’autres explications. Elles prirent le seau et quittèrent la salle de stockage.
Mais cette fois, les deux jeunes filles s’arrêtèrent sur le pas de la porte: “Merci, M. Castein.”
Manfeld poussa un profond soupir.
Apparemment, tout le monde ne profitait pas des autres.
Cela lui suffisait.
Il examina un moment la pilule qu’il tenait dans sa main puis la lécha.
C’était doux.
Étant donné son goût il supposa que la pilule était faite de farine, mélangée à un peu de miel.
Manfeld comprit qu’elles l’avaient probablement volée au noble qui les avait achetées.
À ce moment précis, quelque chose d’incroyable se produisit.
En un instant, la douleur qui le tiraillait disparut comme si elle n’avait jamais existé.