Les citoyens de la Cité Sans Hiver n’était pas les seuls à avoir vu la Lune Sanglante.
Tôt ce matin-là, Margaret se tenait à la proue du Vent des Neiges et regardait au loin sur l’océan lointain. Cela faisait 66 jours qu’ils avaient passé la Crête de Mer . Les vagues se précipitaient vers eux, hautes à un moment donné et basses à un autre. Leurs mouvements étaient presque similaires à ceux des vagues des Eaux de l’Ombre, à des milliers de kilomètres de là, comme si les deux types de vagues avaient la même origine.
Si la Mer Tourbillonnante avait une source, ce devait être la plus grande découverte de tous les temps.
Margaret était persuadée que les vagues la conduiraient à sa destination finale et elle avait également une grande confiance dans le Vent des Neiges, qui n’avait pas besoin de voile pour affronter rafales de vent et pluies torrentielles.
Le navire de fer étant colossal, ils pouvaient emporter beaucoup de nourriture et d’eau. Grâce à sa robustesse et à sa résistance, pas un seul bateau ne prit de retard dans cette expédition.
Elle était persuadée que Tonnerre ferait une découverte spectaculaire au cours de ce voyage.
“Avez-vous eu de la chance ?” Demanda une voix familière derrière elle?
Margaret se retourna:
“Si j’avais trouvé quelque chose, j’en aurais informé les vigies perchées sur le mât. Vous auriez dû leur poser la question”, répondit-elle en souriant.
“Je ne pense pas”, répliqua joyeusement le Capitaine Tonnerre “Ils ont peut-être déjà trouvé quelque chose mais sont trop stupéfaits pour dire quoi que ce soit.”
Margaret étouffa son rire. Elle savait que Tonnerre faisait référence à ce qui s’était passé lorsqu’ils avaient traversé la Crête de Mer. Lorsque l’horizon est devenu vertical, même le marin le plus expérimenté n’avait pas réagi rapidement. Tout le monde était tombé de la tour de guet tandis que le monde était sens dessus dessous, leurs jambes trop tremblantes pour les soutenir.
Généralement, lors de tempêtes, les marins expérimentés s’accrochaient aux câbles et aux mâts pour éviter de tomber du navire mais devant la Crête de Mer , leur bon sens s’avérait inutile.
“Si j’en crois mes renseignements, les Chambres de Commerce ont l’intention de changer leurs vigies et de les remplacer par les plus intrépides. Honte à eux.”
“Vraiment ?” Fit Margaret en secouant la tête. “Mais je crois qu’après l’expérience de la Crête de Mer, rien ne pourra plus vraiment les perturber.”
“Qui sait ?” surenchérit Tonnerre en lui tapotant l’épaule. Puis, baissant la voix, il ajouta:. “Ne vous inquiétez pas. Joanna s’en sortira.”
Le sourire de Margaret faiblit. Elle hocha résolument la tête et lâcha : “Oui, elle est née pour vivre dans l’océan. Je suis sûr que nous la reverrons bientôt, quelque part.”
L’optimisme étant une capacité importante chez les explorateurs, Margaret savait qu’il ne servirait à rien de s’inquiéter. Mieux valait se ressaisir et aller de l’avant.
“Au fait, la réunion est sur le point de commencer”, dit Tonnerre après un moment de silence. “Les autres capitaines sont déjà là. Accompagnez-moi dans la cabine.”
“Entendu.”
Tous les trois ou quatre jours, les capitaines se réunissaient pour discuter de la route, de l’état de leurs navires et des ressources afin de s’assurer que la flotte était sur la bonne voie.
Soudain, Tonnerre et Margaret s’aperçurent que la mer était comme recouverte d’un drap d’une étrange couleur rouge.
Les marins sur le pont, figés sur place, regardaient au loin, bouche bée, comme s’ils voyaient quelque chose d’incroyable.
Un peu plus loin, plusieurs étaient tombés du mât: on aurait dit qu’ils venaient de voir à nouveau la Crête de Mer. N’étaient-ils pas pourtant les plus intrépides du navire?
Margaret se retourna lentement et l’instant d’après, tout son sang se glaça :
Comme sorti de nulle part, un gigantesque objet céleste rond et cramoisi, bien plus grand que le soleil, était suspendu juste au-dessus de l’horizon.
“Par les Trois Dieux”, marmonna Margaret, “serait-ce là ce que Sa Majesté appelait la Lune Sanglante ?”
Tonnerre ne répondit pas, tant le spectacle était terrifiant.
Un long sifflement déchira l’air.
C’était le Vent des Neiges qui brisait ce silence de mort et venait tirer tout le monde de sa torpeur: des ennemis étaient en vue.
Margaret et Tonnerre échangèrent un regards sombre et coururent vers le pont.
“Que se passe-t-il ?” cria le Capitaine en entrant en trombe dans la salle des commandes.
“.… des navires”, balbutia son second, “Ils arrivent du Sud-Est… droit vers nous…
“Quoi ?” hurla Tonnerre. Il prit aussitôt le télescope des mains de son second et regarda dans la direction indiquée.
Le cœur de Margaret fit un bond. Ils étaient à des milliers de kilomètres des Eaux de l’Ombre, dans une région où il n’y avait même pas d’oiseaux et encore moins de bateaux.
Une région maritime que l’homme n’avait encore jamais explorée.
Un autre marin lui tendit une paire de lunettes d’observation et regarda à son tour.
“Mon Dieu…” S’exclama-t-elle, le souffle coupé.
Deux ombres flottaient à la surface de l’eau. Elles n’avaient pas de voile mais avançaient à contre courant. Plus terrifiant encore, l’eau bouillonnait autour d’elles. On aurait dit qu’une multitude de poissons les accompagnaient.
Mais très vite, Margaret s’aperçut que ce qui semblait être des poissons était en fait la dernière chose à laquelle les explorateurs voulaient être confrontés: des fantômes marins.
Leurs nageoires apparaissaient et disparaissaient à leur vue. De temps à autres, ils sautaient hors de l’eau, projetant une gerbe d’eau dans laquelle se reflétait sur le sinistre reflet de la Lune Sanglante, ce qui rappela à Margaret une meute de requins en quête de nourriture.
“A mon ordre, demi-tour, tous les navires! ” cria Tonnerre. “Pleine voile ! Avancez à pleine voile ! Tenez-vous tous prêts au combat !”
“Bien, monsieur !”
“Nous avons des ennuis…” dit le capitaine du Thon en déglutissant
“Que le Dieu de l’Océan nous bénisse”, priaient tous les autres capitaines.
Les habitants des Fjords savaient qu’aucun navire ne pouvait surpasser un fantôme marin. Ils n’allaient pas tarder à être rattrapés.
Leur situation s’aggravait de minute en minute.
Alors que les deux ombres se rapprochaient, Margaret vit à quoi elles ressemblaient : moitié navire moitié squelette de monstre, une apparition qu’on ne voyait généralement que dans les cauchemars. De leurs côtes jaillissaient des nuages d’objets vert- foncé et ils n’étaient plus qu’à une douzaine de kilomètres d’eux !
Lorsque les objets verts tombaient dans l’eau, il se formait des remous inquiétants. De toute évidence, personne ne voulait être frappé par une chose aussi inquiétante.
Imperturbable, Tonnerre ordonna:
“Abandonnez toute la nourriture et les provisions. Ne gardez que la moitié de l’eau potable… Non, gardez-en 30 % et accélérez !”
“Nous n’allons donc pas explorer”, dit Margaret, étonnée de sa décision.
“Et nous n’aurons sans doute pas assez de provisions pour rentrer à la cité sans Hiver…” ajouta le second, hésitant.
“Nous pourrons toujours pêcher et recueillir l’eau pluie.” Tonnerre prit une forte inspiration : “Cependant, si nous ne parvenons pas à distancer ces monstres , nous finirons tous par mourir ici. L’exploration est terminée. Il s’agit désormais de survivre! “