Après le dîner, Tilly fit à Roland le récit de ce qui s’était passé à l’aéroport.

– « Tout ça à cause d’un… ressenti ? » Fit le Roi, un peu surpris du motif qui avait poussé la Princesse à changer d’avis.

– « Pourquoi ? Ce n’est pas une raison suffisante à vos yeux ? » Dit Tilly en croisant les bras.

– « Eh bien, c’est vous qui avez établi le règlement de l’Académie, en conséquence, c’est vous qui décidez », répondit Roland en agitant la main. « Je suis simplement curieux de comprendre ce qu’il voulait dire en parlant de ressenti. »

– « Cela signifie qu’il a du talent. Décidément, vous ne connaissez rien au pilotage », dit Tilly en haussant les épaules. « Si les gens ordinaires se contentent de suivre mécaniquement les instructions du manuel, d’autres sont capables de visualiser leurs actions et prévoir les résultats. »

– « Euh… ça a l’air incroyable », commenta Roland, indifférent.

Force lui fut d’admettre qu’il ne connaissait rien au vol. Sans l’aide de Tilly, il n’aurait certainement jamais été en mesure de former des Chevaliers Aériens, car elle avait énormément contribué à la construction, aux essais, à l’amélioration et à la finalisation de l’avion ainsi qu’à la formation des pilotes. En temps normal, il aurait fallu des décennies pour construire un avion sur la seule base des plans récupérés dans le Monde des Rêves et pour l’appliquer aux interventions militaires. Cela dit, un avion étant essentiellement une machine, si quelqu’un voulait apprendre à le piloter, ne lui suffisait-il pas de se conformer aux instructions et de s’entraîner ?

« Je le sais, car j’ai moi aussi ce don », dit Tilly, qui ajouta, comme à regret : « mais pas vous, mon frère, puisque vous ne parvenez pas à visualiser. Si vous étiez élève à l’Académie, vous auriez probablement été renvoyé. »

Roland faillit s’étrangler avec sa salive en entendant Rossignol se retenir de rire derrière lui.

– « Vous croyez donc qu’il suffit de s’entraîner pour devenir pilote ? » Demanda la Princesse comme si elle lisait dans ses pensées. « S’il est vrai qu’après de nombreuses séances de pratique, certaines personnes parviennent à développer des réflexes, le ressenti est un don. Même si les résultats ne sont pas aussi rapides qu’avec la méthode précédente, la plupart des gens ne le développeront sans doute jamais. Certes, ils pourront voler mais qui pensez-vous qui aura plus de chances de survivre à une guerre ? »

Roland demeura un moment silencieux.

Nul doute que c’était ceux qui avaient ce don. En principe, ils apprenaient beaucoup plus vite que les gens ordinaires, car ils avaient la capacité de retenir de leurs expériences tandis que les autres auraient bien du mal à survivre en cas de conflit. En d’autres termes, il fallait beaucoup moins de temps aux élèves doués pour apprendre et intégrer de nouvelles connaissances.

– « Mais ce n’est pas toujours le cas », dit Roland après une courte pause. « Comment pouvez-vous être certaine qu’il n’a pas simplement eu la chance de vous donner la bonne réponse ? »

– « C’est bien pourquoi je lui ai proposé de voler, répondit Tilly avec désinvolture.

– « …Et les deux autres ? »

– « Ils ont fait le même choix. »

Roland cligna des yeux, surpris.

– « Vraiment ? Je suis impressionné par leur bravoure. Ne pensez-vous pas que ce serait dommage de les renvoyer ? »

Il trouvait l’expulsion plutôt sévère, surtout si l’académie était dirigée par la Princesse. La punition figurerait alors dans leur dossier et il leur serait beaucoup plus difficile de retrouver un emploi.

Les commis et le personnel au sol étaient certes bien payés et bénéficiaient d’un emploi relativement stable. Par ailleurs, l’académie leur offrait également des prestations médicales et des avantages au niveau du logement.

Si Roland tenait autant à ses pilotes, c’est parce que la Cité Sans Hiver comptait moins de deux cent stagiaires.

– « L’Académie des Chevaliers Aériens n’a pas besoin d’étudiants dépourvus de talent. Leur bravoure ne les mènerait qu’à une mort prématurée, aussi est-il préférable qu’ils partent au plus vite », murmura Tilly.

Il y eut alors un silence tendu. Roland prit deux verres et en tendait un à Tilly lorsque celle-ci changea de sujet.

– « À propos, si je suis là, c’est pour savoir où en est mon nouvel avion. »

Le cœur de Roland fit un bond : de toute évidence, Tilly avait des choses importantes à discuter avec lui.

– « À mon avis, rien ne presse. Nous avons besoin de vous pour construire l’armée de l’air et vous représenterez une plus grande menace pour les Diables si vous restez à la Cité Sans Hiver… »

Tilly ne répondit pas mais dans ses yeux brillants se lisaient une détermination inflexible.

Roland poussa un profond soupir.

Ce n’était pas à la Licorne que la Princesse faisait allusion mais à un avion militaire, bien plus puissant, qu’elle lui avait demandé le lendemain de la mort de Cendres, après avoir, telle un enfant sans défense, versé toutes les larmes de son corps. Elle voulait un avion capable de tuer les Diables pour assouvir sa vengeance.

Apparemment, la promesse évasive de Roland ne l’avait pas fait changer d’avis.

– « Êtes-vous certaine que c’est ce que vous voulez ? »

– « Vous n’étiez pas si indécis lorsque vous avez planifié de tendre une embuscade à Ursrook. »

– « Simplement parce que la logistique et le combat sur le front sont deux choses totalement différentes. »

– « Pas vraiment », répondit Tilly. « Quel que soit le cas, je mets ma capacité à la disposition de ceux qui en ont besoin. C’est moi qui ai accepté d’envoyer Cendres au front. Vous savez pertinemment que les Chevaliers Aériens n’auront aucune chance de l’emporter contre les Démons Volants. Ils sont bien trop faibles et les Diables bien trop nombreux. Je suis la seule à pouvoir renverser la situation. »

– « Mais l’Académie… »

– « Ne craignez rien, j’assumerai mes responsabilités et formerai des instructeurs qualifiés afin qu’ils la développent. » Tilly s’interrompit un instant et, les yeux rivés sur Roland, ajouta doucement : « Je sais que je me montre égoïste mais c’est ma seule requête. »

Roland la regarda dans les yeux et soupira :

– « Je vois », dit-il.

– « Merci », dit la Princesse en desserrant le poing.

Elle s’apprêtait à partir lorsque le Roi demanda :

– « Au fait, avez-vous une exigence particulière au sujet de la couleur de l’avion ? »

Tilly s’arrêta, un peu perplexe :

– « Non, pas vraiment… »

– « Dans ce cas, que pensez-vous du rouge ? »

– « Cela fait-il une différence ? »

– « En principe, ceux qui dominent le ciel font appel à cette couleur », expliqua doucement Roland.

– « Vraiment ? » Fit Tilly en esquissant un sourire. « Alors ce sera le rouge. »

La Princesse partie, Rossignol demanda :

– « Son Altesse parle-t-elle sérieusement ? »

– « C’est bien ce qui me préoccupe », répondit le Roi en se massant le front.

« C’est ma seule requête… » Dans ces paroles, il avait pu sentir la détermination et l’urgence. Il était le seul, en effet, à pouvoir l’aider à venger Cendres et s’il refusait, la Princesse sombrerait dans un cruel désespoir et il avait le vague sentiment qu’il pourrait la perdre.

– « Elle aussi a changé », fit remarquer Rossignol. « Mais je la comprends. S’il s’était agi de vous… Non, je n’ose même pas l’imaginer. »

Roland ne répondit rien. Il réalisait soudain à quel point la guerre pouvait changer les gens toute autant que les choses. Ceci dit, elle sèmerait toujours la destruction.

S’il voulait éviter de telles tragédies, il n’aurait d’autre choix que de mettre fin au plus vite à cette Bataille de la Divine Volonté.