Roland prit une boîte de plomb et déposa le métal argenté sur sa main pour le soupeser. Avant d’être activé, il n’était pas différent du fer ordinaire et inoffensif à moins d’être consommé. Qui aurait pu penser que ce petit morceau de métal, inoffensif en apparence, puisse contenir une immense quantité d’énergie ?
Pourtant, c’était l’élément même qui avait permis aux hommes de convertir pour la première fois la masse en énergie et passer à un tout autre niveau comparé aux réactions chimiques.
Il y avait environ cinquante boîtes de plomb dans l’armoire, contenant chacune un kilogramme d’uranium 235 presque totalement pur, soit cinquante kilogrammes au total.
Et ce n’était pas la seule armoire de ce type présente dans la pièce.
S’il activait tout l’uranium disponible dans ce laboratoire, il libérerait certainement une véritable “haute énergie”.
– « Sont-ils vraiment en mesure de produire ce que vous appelez “la Gloire du Soleil” ? » Demanda Rossignol, intriguée. « Vont-ils vraiment s’enflammer et exploser ? Ils ne ressemblent pas à des combustibles. »
– « Vous voulez savoir ? » Demanda Roland, amusé. « C’est beaucoup plus simple que vous ne le pensez. Il suffit d’assembler ces lingots de métal et ils provoqueront une explosion aussi brillante que le soleil. L’uranium contenu dans cette seule armoire serait plus que suffisant pour anéantir toute la Cité sans Hiver, c’est pourquoi Lucia a une grande responsabilité. Si accidentellement… »
Un silence de mort tomba sur la salle et Lucia porta la main à sa bouche, terrifiée.
– « …ce n’est pas possible! » Dit enfin Azéma qui ne pouvait y croire. « Sous entendriez-vous qu’à la moindre négligence, nous pourrions détruire toute la ville ? »
En entendant ces mots, Rossignol arracha la boîte de plomb des mains de Roland, la remit dans l’armoire et tenta de le tirer hors de la pièce.
– « …une minute! Que faites-vous ? »
– « N’est-ce pas évident ? » Répondit la sorcière, terrifiée. « Je vous emmène loin de cette ville et je vais demander que l’on se débarrasse de tout ça. Lucia, demandez immédiatement à Wendy de contacter le Bureau Administratif! »
– « Je… je vais aller trouver la Princesse Tilly », dit Azéma. « Elle seule peut mobiliser les Sortilèges de l’Île Dormante et prendre des mesures. »
– « Mais arrêtez! » S’écria Roland. « Je plaisantais! »
Il lui fallut un certain temps pour calmer tout le monde.
– « En êtes-vous certain ? » Grommela Rossignol.
« Heu oui… ce n’est qu’une théorie », précisa aussitôt Roland. « Il n’est pas si facile d’activer ces éléments. Pour être honnête, quand bien même j’y mettrais tout mon pouvoir, je ne suis pas certain d’y parvenir. »
Lucia poussa un soupir de soulagement :
– « Vous m’avez fait peur, Majesté ».
– « Ce n’est pas drôle », dit Rossignol en lançant à Roland un regard accusateur. « Plaisanterie ou non, si Wendy ou Sophia avaient entendu cela… »
– « Elles auraient aussitôt fait déplacer le nouvel institut loin de la Cité Sans Hiver, n’est-ce pas ? » Soupira Roland.
– « Ravie que vous en soyez conscient. Ou bien, elles vous auraient purement et simplement éloigné d’ici. »
Roland se racla la gorge :
– « Très bien, oublions cette conversation… Si vous gardez tout cela pour vous, Wendy et Sophia ne l’apprendront jamais. »
– « Mais il se pourrait que quelqu’un nous ait entendus », dit Rossignol en regardant par la fenêtre.
– « Dans ce cas, vous n’aurez qu’à court-circuiter l’information et je vous donnerai une bouteille de Boisson du Chaos pour vous récompenser », répondit sans hésiter Roland.
– « Marché conclu », acquiesça la sorcière en disparaissant.
Voyant que Lucia et Azéma le regardaient avec des yeux ronds, Roland haussa les épaules et s’empressa d’ajouter :
– « Euh… ne vous en faites pas, cela faisait partie de la plaisanterie. »
Quelques secondes plus tard, Rossignol réapparut :
– « Je n’ai trouvé personne de suspect, mais notre accord… »
– « Tient toujours. »
Satisfaite, Rossignol se mit à fredonner tout en dégustant son précieux poisson séché.
– « … Votre Majesté », commença Azéma d’un ton sérieux après un moment d’hésitation. « Ce n’était pas tout à fait une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous nous avez répété à plusieurs reprises la nécessité de peser le matériau avec précision, chaque boîte de plomb devant peser exactement quatre kilogrammes. Vous avez également souligné que nous devions peser le matériau avec le récipient pour être certaines que chaque boîte contienne le même poids de métal. » Elle marqua une courte pause avant de poursuivre : « De plus, vous nous avez bien recommandé, en cas d’incident ou d’effraction, de demander aux gardes de fermer le secteur, de se rendre immédiatement au château pour vous en informer et de ne surtout rien faire par nous-même. Cela ne prouve-t-il pas que ces pièces de métal présentent un certain danger ? »
– « Vous êtes plutôt observatrice », répondit Roland, un peu surpris et impressionné par la manière dont Azéma s’attentionnait aux détails. Rien qu’aux données du protocole, elle avait pu déduire les propriétés de l’objet de la recherche. C’était sans doute ce qui lui avait permis de développer sa capacité. « En effet, vous avez raison sur la plupart des points. Outre la toxicité, le poids est également un facteur crucial c’est pourquoi je vous ai demandé de tout séparer. Ceci dit, nous allons avoir besoin d’autre chose si nous voulons en faire une arme contre les Diables. »
– « Vous voulez parler de ces particules que nous avons rangées séparément ? » Demanda aussitôt Azéma.
– « Pas tout à fait, mais vous n’êtes pas loin de la vérité. »
La composition de l’uranium brut était très compliquée. Outre ses composés propres, il comprenait également de nombreux autre matériaux radioactifs, pour la plupart des produits secondaires. Soit ceux-ci avaient perdu leurs propriétés radioactives, devenant ainsi des éléments atomiques stables, soit ils étaient en cours de décroissance radioactive. Bien que le clan aux radiations ait purifié les minerais lors de la construction du Temple des Maudits, à en croire les résultats obtenus par Lucia, la composition de ces matières premières n’avait pas beaucoup changé.
L’uranium 238 était celui qui, de tous les éléments, détenait le pourcentage le plus élevé. Bien qu’il ne puisse pas être utilisé pour produire des armes, il pouvait être reconnu par le Cube Magique et présentait des propriétés très similaires à l’uranium 235, c’est pourquoi tout avait été envoyé au laboratoire du Versant Nord.
L’uranium 235, pur à plus de 90 % et qui pouvait servir à l’armement, ne représentait qu’1 % de l’uranium naturellement présent dans la croûte terrestre. Le plus gros souci des chercheurs était donc de trouver comment l’extraire.
Ceci dit, ce n’était pas l’élément le plus rare sur Terre. Ses produits de filiation, comme le thorium, le radium, le radon et le polonium, l’étaient bien davantage. En réalité, Roland avait également besoin, pour son Projet Rayonnement, de polonium -210, isotope que peut facilement trouver dans la nature.
Roland ayant, dans le monde d’où il venait, suivi une scolarité obligatoire de neuf ans, il connaissait très bien le radium et le polonium, deux éléments qui avaient permis à Marie Curie de se faire connaître. Bien que le polonium -210 n’ait qu’une courte demi-vie d’une centaine de jours et une concentration extrêmement faible, Marie Curie avait su le découvrir à partir de l’uraninite minérale grâce à sa puissante radioactivité.
Le radium et le polonium pouvaient être utilisés pour produire des sources de neutrons, ce qui entraînait un second problème : la détonation.
La première génération d’armes nucléaires reposait sur un processus assez simple qui consistait, dans les grandes lignes, à permettre aux nucléides fissiles de libérer de l’énergie. Si l’on prend, par exemple, de l’uranium 235 et que celui-ci reçoit un neutron, il est alors activé et devient de l’uranium 236, matériau instable, qui se divise ensuite en deux nucléides plus légers et quelques neutrons isolés. La différence de masse des nucléides indique qu’une partie a été convertie en énergie.
Les neutrons ainsi libérés reviennent frapper les nucléides, générant d’autres fissions et libérant davantage d’énergie. C’est ce que l’on appelle communément la réaction en chaîne nucléaire.
Dans le monde microscopique, les noyaux atomiques sont si éloignés les uns des autre que si l’on imaginait un atome ayant la taille d’un terrain de football, le noyau serait alors une fourmi au centre de ce terrain. Pour s’assurer que le noyau soit touché, le terrain devrait être suffisamment grand pour que les neutrons ne volent pas hors de ses limites, la fourmi devant, de surcroît, se trouver sur le chemin des neutrons.
Pour ajuster la taille de ce terrain de football, il faut donc ajuster la masse et la forme des nucléides.
En fait, la masse critique n’est pas une valeur fixe. Elle dépend de la forme des nucléides et d’une série de calculs complexes. Apparemment, il est plus facile de venir frapper la fourmi lorsque les éléments sur le terrain de football étaient empilés que s’ils étaient alignés. Roland avait entendu dire qu’un jour, des erreurs de calcul avaient entraîné une lamentable défaite au cours d’une guerre. Néanmoins, ses prédécesseurs ayant déjà effectué des recherches complexes et fastidieuses, il n’était plus nécessaire pour lui d’effectuer des tonnes d’expériences. Il savait déjà que les sphères étaient celles qui présentaient la plus petite masse critique et que celle de l’uranium 235 était fixée à cinquante-deux kilogrammes.
Par prudence, il avait donc limité le poids de chaque boîte à un kilogramme.
La masse critique n’étant pas fixe, Roland pourrait, en théorie, la réduire en diminuant la taille du terrain de football ou en fournissant davantage de neutrons. La précédente méthode avait permis de créer des bombes hautement explosives. L’explosion compressait alors les réactifs et la densité de la bombe dépassait sa limite. Le niveau technologique de la Cité Sans Hiver étant limité, le Roi était d’avis qu’il ne pourrait pas calculer la masse critique exacte de manière à contrôler l’explosion avec précision, c’est pourquoi il portait plutôt son attention sur la seconde méthode : utiliser les neutrons pour assurer une réaction nucléaire soutenue et contrôlée.