Outre l’analyse d’après-guerre, l’État-major avait également rédigé un plan préliminaire à la troisième Bataille de la Divine Volonté.
Bien que les intentions des Diables restassent obscures, une chose était certaine : en aucun cas ils n’abandonneraient Taquila, importante barrière en mesure d’empêcher l’ennemi d’inonder les Plaines Fertiles et pierre angulaire de l’avancée des soldats de la Cité Sans Hiver. Tant que l’humanité gardait le contrôle de Taquila, la Brume Rouge n’approcherait pas si facilement le Nord-Ouest de Graycastle.
Il était donc indispensable de reconstruire la Ville Sainte, déserte depuis des centaines d’années.
Si les Diables persistaient à vouloir infiltrer Graycastle par les Plaines Fertiles, la Première Armée allait devoir renforcer la défense du chemin de fer, le protéger et couper leur approvisionnement en Brume Rouge. Globalement, la stratégie serait la même que pour l’Opération Flambeau. Ce serait extrêmement difficile mais s’ils réussissaient, l’humanité aurait fait un pas de plus vers la victoire finale.
Bref, ils allaient devoir suer sang et eau dans cette bataille.
Le problème restait les Royaumes de Wolfheart et de l’Éternel Hiver, au Nord-Est.
Si, à contrario, les Diables décidaient d’envahir les Quatre Royaumes par la crête du continent, ils se retrouveraient alors face à une guerre extrêmement difficile. Le Royaume de Wolfheart était situé dans les régions montagneuses et il n’y avait pas un seul fleuve au Royaume de l’Éternel Hiver. De plus, ils étaient séparés par le Royaume de l’Aube et deux chaînes de montagnes. Dans un délai aussi serré, il était impossible d’étendre le chemin de fer au Nord du continent en raison de deux difficultés techniques majeures, insurmontables selon Roland, à savoir creuser un tunnel et construire un pont.
Il était également hors de question de compter sur des nobles locaux pour fournir un soutien logistique, car la mise en œuvre de la politique d’immigration détériorerait inévitablement les relations entre Graycastle et ces deux pays. Roland ne pouvait qu’espérer que les deux royaumes ne le poignarderaient pas dans le dos. La Première Armée allait donc devoir trouver un moyen de gérer elle-même la logistique.
Visiblement, ils n’avaient pas d’autre choix que d’utiliser les navires comme moyen de transport. Mais la plupart des villes portuaires étant situées sur la côte est, très loin de la ligne défensive. Si L’ennemi passait à l’attaque, ils n’auraient aucun moyen de battre en retraite. Cela ne poserait pas problème s’ils étaient en mesure de combattre l’ennemi mais dans le cas contraire, les conséquences seraient dévastatrices.
Outre la logistique, la Première Armée allait également devoir repousser les Diables et évacuer les civils. Or, en pays étranger, il y aurait beaucoup plus d’inconnues que dans les Plaines Fertiles, immenses et désolées. Compte tenu de ces facteurs, l’État-major, convaincu qu’il était impossible de mener la guerre dans le Nord, n’avait élaboré aucun plan spécifique.
En entrant dans la salle de réunion, Roland s’était aperçu qu’Édith avait les yeux cernés. De toute évidence, depuis qu’elle avait été dupée par Usrook, la jeune femme était encore plus déterminée à remporter la victoire.
Roland reposa le rapport et soupira profondément.
Il espérait vivement que les Diables attaqueraient depuis les Plaines Fertiles mais tant qu’il n’avait pas les informations de Foudre et Maggie, il ne pouvait spéculer sur la décision que prendrait l’ennemi simplement par préférence personnelle. Mieux valait consacrer son temps à réfléchir au meilleur moyen de gagner cette guerre que de s’attarder sur quelque chose dont, pour le moment, il ne savait rien.
Cette pensée en tête, Roland se leva.
– « Votre Majesté ? » S’enquit Rossignol, un poisson séché entre ses dents.
– « Nous partons pour le nouveau laboratoire », répondit le Roi. « Il est grand temps de voir comment se déroule le Projet Rayonnement. »
Pendant ce temps, au laboratoire de la Mine du Versant Nord…
– « Dame Anna… »
– « Je vous le répète, je vous en prie, ne m’appelez pas ainsi », coupa Anna.
– « C’est plus fort que moi… Vous êtes la Reine », répondit Lucia White. Elle tira la langue et déposa un morceau de métal dans sa main. « Voici le matériau que vous avez demandé. S’il n’y a rien à faire pour moi, je… »
– « Je suis peut-être la Reine, mais vous restez ma partenaire », répondit Anna en s’approchant avec un sourire. « Comptez-vous vous rendre au nouveau laboratoire ? »
– « Oui, il est presque l’heure. »
– « Alors allez-y mais soyez prudente », dit Anna en la raccompagnant à la porte. « Et si votre magie est épuisée ou chaque fois que vous en aurez le temps, revenez me voir. »
– « Je n’y manquerai pas! » Promit Lucia avec un signe de la main en descendant la colline.
La jeune fille participait à toutes sortes de travaux. Elle devait se rendre au laboratoire de chimie, dans le Secteur des Fours près de la mine et au laboratoire du Versant Nord. Aucun poste fixe ne lui ayant été attribué avant la construction du nouveau laboratoire, elle passait le plus clair de son temps sur le Versant Nord pour aider Anna à concevoir des alliages de haute qualité et à découper des lingots métalliques en pièces délicates selon les instructions de la Reine.
Probablement parce qu’elle contribuait à rendre ce monde meilleur, Lucia était très satisfaite de ce qu’elle faisait.
Elle qui, au départ, était venue à la Cité Sans Hiver pour soigner la peste démoniaque dont sa sœur était atteinte n’aurait jamais pensé s’installer un jour dans cette ville. Au départ, elle se sentait coupable de recevoir autant d’aide sans rien pouvoir rendre en retour mais désormais, elle pouvait apporter sa contribution à Dame Anna et à l’Alchimiste en Chef et les aider à améliorer cette ville en plein essor, ce qui la rendait fière et bien plus confiante.
Plus Lucia en découvrait sur la Reine et plus elle l’admirait. Jamais elle n’aurait cru qu’une sorcière puisse transformer à ce point une ville. La jeune fille était impressionnée par l’étendue des connaissances d’Anna autant que par son talent et son dévouement au travail. Si Rossignol était la personne en qui elle avait le plus confiance, elle rêvait de devenir comme Anna.
Et voilà que l’occasion se présentait.
Sa Majesté ayant fait construire un tout nouveau laboratoire sur la rive Sud de la Rivière Écarlate, elle avait désormais un lieu de travail attitré. D’après le Roi, si son projet aboutissait, il serait susceptible de changer le destin de toute l’humanité et elle deviendrait alors leur plus grand atout dans le cadre de la Bataille de la Divine Volonté.
Tandis qu’elle faisait route vers le laboratoire, Lucia ne pouvait s’empêcher de penser à cette perspective de carrière qui pourrait lui permettre de réaliser ses ambitions.
Elle traversa le Pont de la Rivière Écarlate, parcourut encore quelques centaines de mètres vers le Sud et arriva devant une haute muraille. À la différence des usines très fréquentées situées entre la zone industrielle et les terres agricoles, ce laboratoire était très silencieux. Les arbres, de chaque côté du trottoir, projetaient leurs ombres sur le sol. On était déjà en automne et pourtant, le feuillage de la canopée au-dessus de sa tête était encore verdoyant. Le piaillement des oiseaux, qui, de temps à autre brisait le silence soulignait encore davantage la sérénité du lieu qui, de par son environnement, ressemblait plus à un quartier résidentiel qu’à un laboratoire.
Ceci dit, les sentinelles armées jusqu’aux dents qui se tenaient devant la porte étaient la preuve qu’il ne s’agissait pas d’une résidence ordinaire.
En voyant Lucia entrer dans la cour, les soldats, qui constituaient le premier point de contrôle de sécurité, saluèrent et lui ouvrirent la porte.
À mesure que la jeune fille traversait les sections de cour séparées par des murs, les gardes se faisaient plus nombreux. Pour pénétrer dans le bâtiment, les gens devaient décliner leur identité, suite à quoi les soldats les y escortaient.
Il y avait cependant quelques exceptions et Lucia était l’une d’entre elles.
Elle sourit aux soldats, passa par plusieurs postes de contrôle et s’arrêta enfin devant un édifice en briques blanches.
Ce bâtiment était très similaire à un immeuble résidentiel ordinaire. Des plantes grimpaient sur ses murs et près de la porte, on pouvait voir une plaque dorée où était gravé :
« Institut de Recherches en Physique des Hautes Énergies de la Cité Sans Hiver. »