Chapitre 29 – La tablette de pierre
Ces bulles se suivaient à une fréquence très élevée. De plus, l’eau du dessous semblait se dilater vers l’extérieur, comme s’il y avait, sous la surface, une sorte d’énorme créature qui respirait lourdement. Sur le qui-vive, tous trois pointâmes aussitôt nos harpons et nous mîmes dos au mur. J’étais tellement inquiet à l’idée de ce qui allait se passer que je me sentais faible et avais les mains moites. Les bulles continuèrent ainsi durant environ cinq minutes, puis nous entendîmes un mystérieux son étouffé provenant du fond du bassin.
Au même moment, le niveau de l’eau se mit à baisser et une douzaine de tourbillons apparurent progressivement à la surface. Le remous donnait l’impression que plus d’une dizaine de chasses d’eau avaient été actionnées en même temps. Sous l’effet du courant, nous vîmes le cercueil en cuvette se mettre à tourner comme une toupie et le niveau de l’eau baissa de deux ou trois mètres. Totalement déconcerté, je dirigeai aussitôt ma lampe torche vers l’eau et aperçus, sur la paroi intérieure, des marches de pierre qui descendaient en spirale et qui, apparemment, menaient au fond.
L’eau en dessous circulait très vite et avant même que j’aie eu le temps d’y regarder de plus près, elle avait disparu dans les recoins sombres du bassin. On n’entendait plus que le rugissement des tourbillons. Je balayai le bassin de ma lampe et vis qu’il avait la forme d’un bol, large en haut et étroit en bas. Avec une profondeur de plus de dix mètres, le faisceau de ma torche n’était pas assez puissant pour pénétrer la vapeur d’eau qui persistait dans l’air. De plus, une obscurité brumeuse dissimulait le fond de sorte qu’on n’y voyait rien.
Je me souvins alors que nous avions emporté de puissantes lanternes pour les profondeurs, mais seraient-elles efficaces contre cette vapeur d’eau ? J’appelai aussitôt Poker-face et le gros, et nous réglâmes nos lanternes sur maximum de sorte que la lumière arrive simultanément de trois directions différentes.
Si nous ne distinguions pas clairement les choses, nous pûmes au moins en retracer les vagues contours. Circulaire, le fond du bassin mesurait dix mètres de diamètre et on y avait taillé des sculptures en relief. Je ne pouvais discerner les motifs qui ornaient celles-ci, mais j’apercevais, tout au fond, plusieurs grands trous qui ressemblaient à des trous de drainage.
Au centre de cette zone, un épais nuage de vapeur d’eau masquait une silhouette sombre. Gros-lard, qui avait le regard particulièrement perçant, fixa un long moment les ombres vacillantes et enfin, nous dit :
― Vous voyez ce truc au milieu ? On dirait qu’il y a une tablette de pierre au fond de ce bassin.
Je regardai dans la direction indiquée, mais ne vis qu’une forme vague.
― Je ne sais pas où mène cet escalier de pierre, dit le gros, par contre il y a peut-être d’autres passages là-dessous. Descendons jeter un œil !
Sur ces mots, il sauta sur la première marche.
Vu l’étrangeté et le côté insolite de cette tombe ancienne, je n’approuvais pas cette précipitation.
― Ne sois pas si pressé ! lui criai-je, C’est trop dangereux de descendre comme ça. Attends au moins que la brume se dissipe.
Il avait déjà descendu plusieurs marches :
― Ne t’inquiète pas. Je vais descendre jeter un coup d’oeil. Si c’est trop difficile, je reviens.
Connaissant son caractère, je ne pris pas la peine de l’arrêter. Mais lorsqu’il eut descendu d’environ deux niveaux, je le vis s’accroupir devant quelque chose pour l’examiner. Quelques secondes plus tard, il leva les yeux et nous cria :
― Merde, il y a ici quelque chose d’écrit dans une langue étrangère !
Je fus abasourdi. Comment était-il possible que des écrits en langue étrangère puissent se retrouver dans une tombe ancienne de la dynastie Ming ? Que se passait-il ?
― Mais de quoi tu parles ? Comment peut-il y avoir des inscriptions en langue étrangère dans une tombe antique ? Tu es sûr que tu ne les confonds pas avec un motif décoratif ?
― Je ne suis peut-être pas doué pour les langues étrangères, mais putain, je connais mon alphabet! Tu me sous-estimes ! Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à venir voir par toi-même ! me répondit-il, furieux.
― Lis-le moi, lui dis-je.
― Si j’avais compris, je n’aurais pas eu à te demander de venir ! ragea Gros-lard.
Je n’avais pas l’intention de descendre, mais au vu de notre situation, je compris que je n’avais pas d’autre choix. Je laissai échapper un soupir et sautai moi-aussi sur la première marche. Celles-ci, qui ne mesuraient pas plus de cinquante centimètres de long, semblaient faites de solides morceaux de granit dont une extrémité était insérée dans le mur. Je frappai du pied plusieurs fois sur la pierre et vis qu’elle était très stable et ne menaçait pas de s’effondrer. Poker-face sauta à son tour et nous descendîmes tous deux rejoindre Gros-lard qui, debout sur sa marche, était aussi imposant qu’un mur.
Comme nous approchions, il nous montra la paroi du bassin et dit :
― Regardez ça ! Si cette merde n’est pas une langue étrangère, alors je suis un idiot !
Je me penchai pour y regarder de plus près et constatai qu’il y avait réellement des lettres ciselées sur le mur. Elles n’étaient ni récentes ni anciennes, ce qui m’amena à penser qu’elles avaient peut-être été gravées par quelqu’un du groupe d’Oncle San vingt ans auparavant. Cela me surprit quelque peu. Ces personnes étaient-elles venues ici pendant que mon oncle dormait ? Leur disparition pourrait-elle avoir un rapport avec cet étrange bassin ?
Me voyant là, hébété, Gros-lard me donna une grande tape dans le dos :
― J’ai raison ? Dis-le-moi, vite !
Je m’empressai d’acquiescer :
― Oui, oui, toutes mes excuses. C’est vraiment du putain d’anglais.
Content de lui, il se tapa la cuisse :
― Je savais bien que c’était étrange ! Voilà un bon moment que nous fouillons cette tombe et nous n’avons encore rien trouvé de bon. Je crains que nos frères étrangers ne nous aient devancés. Vous vous souvenez de l’Alliance des Huit Nations (1) qui ne nous avait rien laissé ? Inutile de vous dire que cette fois, c’est pareil. Je parie qu’il ne reste rien.
Je réfléchis un moment :
― Ce ne sont pas nécessairement des étrangers qui ont écrit cela. Les Chinois aussi connaissent des lettres étrangères et les graver prend moins de temps que pour les caractères chinois. Ces lettres sont une sorte d’abréviation, donc je pense qu’il pourrait s’agir d’un message. Vous voyez ? On dirait qu’elles ont été gravées à la hâte. Je crains que quelque chose d’urgent ne se soit produit lorsque cette personne est descendue, à moins que quelqu’un l’ait incitée à faire vite. Elle aura voulu laisser une marque à l’attention de ceux qui viendraient ensuite.
― Ce que tu dis semble plausible, dit Gros-lard, mais à ton avis, que faisaient-ils ici ? Y a-t-il une sorte de trésor ?
Sachant où il venait en venir, je fis celui qui n’avait pas entendu mais il poursuivit : De toute façon, nous avons encore du temps. Pourquoi ne pas descendre jeter un coup d’œil ? Nous trouverons peut-être des pièces de bronze qui pourraient nous servir d’outils. N’est-ce pas faire d’une pierre deux coups ?
Je regardai en bas. Je n’avais pas vraiment envie de chercher un trésor – surtout si cela devait me coûter la vie – mais si je pouvais découvrir où se trouvaient Chen Wen-Jin et les autres, ça valait le coup de jeter un coup d’œil.
Je restais là, hésitant, lorsque Poker-face intervint :
― Je crois que je suis déjà venu ici !
Note explicative :
(1) L’Alliance des Huit Nations était une coalition militaire multinationale qui a envahi le nord de la Chine en 1900 dans le but déclaré de soulager les légations étrangères à Pékin, de réprimer la rébellion des Boxers et de sauvegarder les privilèges des ressortissants étrangers et des chrétiens chinois. Ils ont ensuite été assiégés par la milice populaire des Boxers, qui était déterminée à expulser l’influence étrangère de la Chine. Les forces alliées étaient : L’Empire allemand, l’Empire japonais, l’Empire russe, l’Empire britannique, la France, les États-Unis, le Royaume d’Italie et l’Autriche-Hongrie.