Lorsqu’il eut fini de parler, le gros toussa et à nouveau, cracha plusieurs fois. Impatient d’entendre la suite de l’histoire, je le pressai de poursuivre. Il se gratta le dos :
― Même un pendu a le droit de respirer un peu. Donne-moi une minute. Tout s’est passé si vite que je ne peux pas tout raconter en même temps. Attends d’abord que je mette de l’ordre dans mes pensées.
Devant la pâleur de son visage et à l’étrange son de sa voix – on aurait dit qu’il avait encore de l’eau dans sa trachée – je m’empressai de lui donner de toutes mes forces quelques tapes dans le dos. Il se courba et cracha quelque chose de poisseux avant de dire :
― Assez, assez ! Frappe-moi encore comme ça et je meurs !
― Allez, le pressai-je. Dis-le, Qu’est-ce qui vous est arrivé, les gars ?
Une fois rétabli, il se moucha et me fit un bref récit de ce qu’ils avaient vécu. Son histoire était plutôt confuse, car tout s’était passé très vite, mais je pus quand même en saisir l’essentiel.
Il me regardait fixer les peintures sur les porcelaines, m’exhortant à plusieurs reprises de me dépêcher, mais j’étais si absorbé que je ne l’entendais absolument pas. Voyant que je ne répondais pas, il n’insista pas et courut vers l’autre chambre. Il pensait probablement aux précieux accessoires de jade et d’ivoire dans ce cercueil et se disait sans doute que lorsque j’aurais choisi une jarre, je le rejoindrais. Après tout, les deux chambres auriculaires n’étaient qu’à cinq ou six pas de là. Qu’aurait-il pu arriver ?
Mais ce qu’il vit ensuite le perturba tellement qu’il en oublia mon existence et ne remarqua même pas la disparition de la porte de pierre.
Il retourna au cercueil, et Poker-face et lui se mirent à écoper l’eau. Bientôt, le tas de chair morte émergea du liquide. En regardant de plus près, Gros-lard fut horrifié de constater que ces sarcomes, qu’il avait pris pour des têtes, étaient en fait de volumineux seins féminins, si gros qu’ils pendaient sur le buste déformé. Il en resta abasourdi. Jamais il n’aurait pensé que le cadavre à l’intérieur puisse être celui d’une femme.
En principe, il aurait dû y avoir douze seins puisqu’il y avait douze mains. Mais en comptant, ils constatèrent qu’il n’y en avait que cinq. Fallait-il en conclure que les autres étaient dans son dos ? Ils réfléchirent à cette question tandis qu’ils s’efforçaient de trouver un moyen de sortir le corps du cercueil.
Le gros tenta d’abord d’utiliser son fusil à harpon comme crochet, mais la chair, trop molle avait presque partout une texture cireuse, ce qui la rendait trop glissante pour s’y accrocher. Ils enfilèrent ensuite des gants et se servirent de leurs mains, mais ce fut encore pire. C’était comme s’ils tentaient de saisir un morceau de savon glissant. Sitôt qu’ils agrippaient le corps, une couche d’huile apparaissait et il était impossible d’avoir une bonne prise. Tout cela était absolument écœurant. Finalement, Poker-face trouva une solution. Ils ôtèrent leurs chemises, en enroulèrent une autour de la tête du cadavre et l’autre autour de ses pieds, puis insérèrent leurs fusils à harpon dans les nœuds. Ces armes faisant office de perches, ils parvinrent à soulever le cadavre et à le déposer sur le sol.
Sous la vive lumière de leur lampe, le corps sécha rapidement et devint noir, ce qui leur permit de tout voir distinctement. Il s’avéra que le reste de ses seins avait été coupé, laissant quelques grandes cicatrices en forme de bol sur les parties latérales de son corps. Contrairement à ce que nous pensions, le torse n’était pas déformé, il en donnait simplement l’impression du fait de toute la graisse qui, telle une montagne, s’était accumulée sur le corps.
Sur le moment, ils ne se demandèrent pas pourquoi le ventre était si gros. Pensant simplement avoir affaire à une grosse femme, ils ne remarquèrent pas qu’elle portait un enfant et était décédée peu de temps avant le terme de la grossesse.
Une fois la dépouille sortie, ils purent voir la dalle de pierre en dessous. D’après Poker-face, il s’agissait d’un lest destiné à empêcher le cercueil de remonter une fois la structure étanche de cette tombe sous-marine détruite. Très rudimentaire, ce lest ne présentait, pour toute inscription, qu’une ligne de grands caractères.
Gros-lard l’examina un moment et n’y comprenant rien, se souvint brusquement de moi. Seulement alors, tous deux réalisèrent que la porte sur le mur avait disparu. Le gros se mit aussitôt à paniquer, non pas parce qu’il s’inquiétait pour moi mais parce qu’il ne pourrait pas sortir. Poker-face lui dit de ne pas s’en faire, qu’elle réapparaîtrait d’elle-même le moment venu. Le plus important, pour l’heure, était de poursuivre ce qu’ils avaient commencé. En le voyant si calme, son gros compagnon se sentit soulagé.
Lorsque les deux hommes tentèrent de sortir la dalle du cercueil, ils constatèrent que non seulement elle était très lourde, mais que ses bords avaient été scellés avec de la résine de pin, de sorte qu’elle était fermement collée au fond du cercueil. Pensant que ça n’avait aucun sens, Gros-lard frappa très fort dessus et s’aperçut qu’en fait, elle était creuse en dessous.
Ils allumèrent un bâton de feu pour faire fondre la résine, puis déplacèrent la dalle, révélant un grand trou. Si ce gros homme était quelqu’un de relativement grossier, il n’en avait pas moins d’expérience. Voyant cela, il en resta bouche bée. Cet orifice n’avait rien à voir avec le concepteur de la tombe, c’était un tunnel de pilleurs !
Ce fut une découverte explosive. Abstraction faite des autres aspects, l’emplacement de ce tunnel était unique au monde. Il avait été creusé directement sous le cercueil et sans le lest, la dépouille aurait certainement et depuis longtemps été entraînée dans le trou. Mais le plus étrange était que cette tombe se trouvait au fond de la mer. Comment diable les pilleurs s’y étaient-ils pris pour creuser ce tunnel ?
De plus, si cette chambre funéraire était conçue pour monter et descendre comme un ascenseur, il aurait dû y avoir une autre chambre funéraire sous le cercueil. Comment un tel espace pouvait-il accueillir un trou aussi profond ? Le gros en conclut aussitôt que notre théorie sur le mécanisme de la tombe était peut-être erronée.
Le voile de mystère, alors, recouvrit toute chose et les deux hommes se turent. Gros-lard savait pertinemment que le qi nourricier et le réseau d’incubateurs de cadavres avaient été détruits par ce trou. Bien que ce cadavre soit recouvert de cire et ne puisse plus se transformer, la puissante énergie de l’endroit n’était plus là, ce qui affecterait certainement le feng shui de toute la tombe. Et quand bien même il ignorait comment, globalement, tous ces changements avaient pu se produire, qui pouvait certifier que celle-ci, d’un lieu spirituel, ne deviendrait pas un lieu chargé d’énergie sombre ? Si Gros-lard n’était pas très doué pour le feng shui, il appartenait à l’école nordique des pilleurs de tombes et savait que ce genre de changement était très mauvais.
Cela dit, il n’était pas vraiment expert dans ce domaine. Il tenta bien d’y réfléchir en détail, mais rien ne lui vint. Pensant que les mots gravés sur la dalle pouvaient être la clé, il les nota aussitôt. C’est alors qu’il entendit Poker-face, accroupi à côté du cadavre de la femme, crier :
― Merde !
Tournant la tête, le gros homme vit sortir de la dépouille une petite main couverte de cheveux blancs qui saisit fermement le poignet gauche de Poker-face. S’il ne s’attendait pas à ce qu’il y ait un bébé mort dans le ventre du cadavre, sa réaction fut cependant très rapide. Il saisit son fusil à harpon, s’approcha du corps et tira dans son ventre. Apparemment, il avait fait mouche car Poker-face parvint aussitôt à se libérer. Gros-lard s’apprêtait à tirer une seconde fois lorsque ce dernier cria :
― On ne peut pas la tuer ! Filons ! Puis il le tira dans le trou au fond du cercueil.
Quand le Gros vit s’écouler ce qui restait de liquide, il recula devant ce spectacle écœurant. C’est alors qu’il vit un visage saillir sous la peau du ventre de la dépouille, comme s’il essayait désespérément de sortir. L’épiderme était si tendu qu’il semblait translucide et l’on pouvait même apercevoir les traits du visage de la créature en dessous. Gros-lard sentit des frissons lui parcourir l’échine. Pensant qu’un gentleman devait savoir quand battre en retraite, il serra les dents et se glissa dans le trou.
Ce tunnel avait été creusé dans la brique de façon très ingénieuse, en n’enlevant que la moitié inférieure de sorte que les briques supérieures forment une arche naturelle. Avec cette méthode, rien de ce qui était au-dessus ne risquait de tomber. Ce genre de travail artisanal prenait du temps et n’aurait probablement pas pu être achevé en quelques jours seulement.
Poker-Face étant déjà loin devant, Gros-lard tentait désespérément de le rattraper. Il n’avait aucune idée d’où menait ce tunnel mais au bout de quelques mètres, il s’aperçut qu’il était en pente et qu’il y avait de l’eau en dessous. Par chance, cette section submergée ne semblait pas très longue. C’est alors qu’il vit une lumière se réfracter dans l’eau et pensant que c’était moi, il plongea. Après quelques brasses, il constata que le tunnel, devant lui, s’élargissait en un grand bassin. Les deux hommes manquant d’air, ils mirent toute leur force pour remonter à la surface et me trouvèrent là, mon fusil à harpon pointé sur eux.
― Tu n’as donc vu qu’une main ? Demandai-je au gros.
― Je n’avais pas peur du tout, mais Petit Frère ici présent s’est enfui dès qu’il l’a vue. Tu sais à quel point il est puissant, alors qu’étais-je censé faire, moi, avec mes capacités ? Encore une fois, je ne comprends vraiment pas pourquoi nous avons dû fuir. C’était quoi, ce truc, Petit Frère ? Est-il vraiment si puissant ? J’ai bien évalué sa taille et je pense qu’on aurait pu s’en occuper avec quelques harpons.
― C’est un démon de la sécheresse aux cheveux blancs. (1) On peut le tuer en lui coupant la tête, mais quand il meurt, il diffuse du poison dans l’air. Comme nous n’avons que peu d’air en ce moment, ça n’en valait pas la peine, répondit Poker-face en se touchant le poignet.
Je fus surpris en entendant cela. Selon les légendes, ce démon était un esprit maléfique capable de provoquer des sécheresses. On prétendait qu’un zombie, pour peu qu’il soit nourri suffisamment longtemps, pouvait se transformer en ce type de démon. Le « Livre des Chants » (2) affirmait même que ce démon était une entité tyrannique qui asséchait et brûlait tout sur son passage. Bref, on racontait beaucoup d’histoires à son sujet, mais je n’aurais jamais pensé qu’il ressemblait à ça.
Cela dit, ce n’était pas important dans l’immédiat. En arrivant dans cette tombe antique, je m’attendais à voir toutes sortes de choses étranges. Ce tunnel de pilleurs, en revanche, était encore plus insolite. Il était censé mener à ce bassin, mais c’était trop improbable. Je me dis alors que l’ouverture en dessous n’était pas une entrée mais une sortie. Il était possible que celui qui avait créé ce tunnel, ignorant l’emplacement exact du cercueil principal, ait creusé dans plusieurs directions, dont celle-ci. Cette idée en tête, je demandai aux deux hommes s’ils n’avaient pas vu de bifurcation.
Gros-lard secoua la tête et me répondit que non. Le tunnel, qui n’était pas très long, avait été creusé en ligne droite. Sa réponse ne me perturba pas. Je savais que le tunnel était composé de briques et il aurait été très facile pour les pilleurs d’utiliser celles-ci pour dissimuler l’embranchement.
Mais en repensant à l’étanchéité de la structure de ce tunnel, je me dis que l’autre entrée devait elle aussi se trouver dans cette tombe. Dans l’affirmative, il serait inutile de la chercher. Apparemment, la personne qui avait creusé ces passages avait dû, tout comme nous, entrer par l’un des bassins des chambres auriculaires. Mais comme il n’y avait pas de porte à ce moment-là, elle n’avait eu d’autre choix que de creuser pour sortir. Cette personne, cependant, n’avait vraiment pas de chance. En creusant vers l’autre chambre auriculaire, elle s’était heurtée au lest du cercueil et vers les pièces latérales, avait été confrontée au bassin rempli d’eau. Je me demandai alors si elle avait ou non creusé jusqu’à la chambre funéraire principale.
J’étais perdu dans mes pensées quand Gros-lard, brusquement, demanda :
― Vous croyez, les gars, que ce démon de la sécheresse sait nager ?
Je me figeai un instant, ne comprenant pas de quoi il parlait. Il désigna l’eau du doigt et me retournant pour regarder, je vis de nombreuses bulles monter au centre du bassin.
Notes explicatives :
(1) Aussi appelé “Hiderigami” en japonais et “Nüba” ou “Ba” en chinois. C’est une espèce mythique de yōkai dans le folklore chinois et japonais qui détient le pouvoir de provoquer des sécheresses. Selon la légende, elle est la fille de Huangdi (l’empereur jaune), qu’elle a aidé lors de sa bataille de Zhuolu contre Chiyou. On dit qu’elle a des yeux au sommet de sa tête et qu’elle se déplace aussi vite que le vent.
(2) Également appelé “Shijing”. C’est le plus ancien recueil de poèmes chinois existant (comprenant 305 œuvres) et l’un des cinq classiques du confucianisme.