A peine avais-je entendu sa voix, que mon corps s’engourdit et que mon esprit se vida. Pour autant que je sache, Qilin pouvait être n’importe où dans le monde, ou même nulle part. Cependant, il n’y avait aucune raison pour qu’il soit ici présent. Lentement, des questions envahirent mon cerveau, comme une marée – pourquoi serait-il ici, qu’y faisait-il, avait-il envoyé les bandes vidéo, se cachait-il, était-il, comme moi, là pour enquêter ? Je le revoyais franchissant la porte de bronze et je voulais le saisir à la gorge pour lui arracher une explication.
Mais il me tenait en étau. Je ne pouvais pas bouger et il ne desserrait pas son étreinte. Tout ce que je pouvais faire, c’était écouter le grincement sourd de la porte. Quelque chose la forçait à s’ouvrir. Je retins mon souffle et m’efforçai d’entendre ce qui venait vers nous. Ensuite il y eut un étrange bruit sec, et le silence. Tous les sons s’arrêtèrent, la main se détacha de ma bouche et une allumette s’alluma dans l’obscurité.
Qilin était là, toujours le même. Je le regardai, sans voix, tandis qu’il se dirigeait vers la porte et la fermait. Puis il leva l’allumette vers le plafond, le fixant. J’ouvris la bouche pour parler, seulement il me fit signe de me taire.
Je regardai le plafond à mon tour : il n’y avait ni cheveux, ni visage, ni Dame interdite. Comment avait-elle pu arriver jusqu’ici ? Que se passait-il donc ?
Qilin fit un tour d’horizon minutieux. Après s’être assuré qu’il n’y avait rien de caché, il revint vers moi :
― Je ne t’ai pas suivie jusqu’à la sortie, dit-il doucement en fixant la porte.
J’avais tant de question qui voulaient surgir de ma bouche, mais il avait pris la parole en premier, me demandant avec désinvolture, comme si nous nous étions quittés la veille :
― Qu’est-ce qui t’amène ici ?
Mon sang palpitait dans mes tempes et tout ce que j’aurai voulu en l’instant était de lui sauter dessus pour lui couper le souffle. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? me dis-je. Tu me poses une question alors que j’en ai tant à te poser ? Est-ce que ça ressemble à un endroit où j’aimerai me rendre ? S’il n’y avait pas eu ces cassettes vidéo, je ne serais jamais venu ici !
Je serrai les dents, voulant me lancer dans une tirade. Néanmoins, devant ce visage impassible, j’hésitai à me laisser aller, comme l’aurait fait facilement le Gros. Ma mâchoire resta bloquée un long moment avant de répondre :
― C’est une longue histoire…Pourquoi es-tu ici ? Où diable sommes-nous ? Tu… n’avais pas franchi les portes de bronze comme je le pensais ? Qu’est-ce qui se passe ?
Ces questions étaient vraiment mal posées, mais il fallait le faire, même si elles ressortaient dans un méli-mélo confus.
― Comme tu le dis, c’est une longue histoire. Il se détourna de moi, absorbé par le cercueil noir. Je regardai et je constatai que le couvercle avait bien été poussé. Toutefois il faisait sombre à l’intérieur et je n’avais aucune idée de ce qui pouvait s’y trouver.
C’est ce que je détestais chez ce type. A chaque fois que je posais des questions importantes, il réagissait de la même manière. Sur le point de répéter mon interrogatoire, Qilin ne m’en laissa pas le temps. Il me dit de me taire, puis baissa la tête pour regarder à l’intérieur du cercueil.
À la lumière de son allumette, je pu voir qu’il était vide et propre, comme si rien ne s’y était jamais trouvé. Néanmoins, il y avait un trou au fond d’où sortait un petit son. Au bout d’une seconde ou deux, une main se tendit depuis le trou, et un homme rampa hors de l’étroite ouverture, comme un cafard dans un tuyau d’évacuation. Puis il sortit du cercueil et s’approcha de nous.
Je restai bouche bée comme un gamin assistant à un spectacle de magie lorsque l’homme essuya la sueur de son front, regarda Qilin, agita quelque chose dans sa main et chuchota :
― Je l’ai.
Qilin semblait attendre cette réponse. Il me donna une poussée sur l’épaule et murmura :
― Allons-y !
Je les suivis tous les deux, empruntant avec précaution le même chemin que celui qui m’avait amené. Nous n’avions fait que quelques pas dans l’escalier quand nous entendîmes la porte du couloir derrière nous s’ouvrir en grinçant bruyamment.
L’inconnu qui ouvrait la marche poussa un juron et se mis à courir. Je le suivis immédiatement et nous nous hâtâmes jusqu’à la sortie. Ce n’est qu’après avoir sauté par-dessus les murs de la cour que je poussai un soupir de soulagement.
Je m’appuyai contre le réverbère, complètement essoufflé, alors que Qilin et son comparse continuaient de courir sans regarder si j’étais derrière eux ou non. Je ne vais pas vous laisser vous échapper cette fois-ci, pensai-je, et je les poursuivis.
Nous courûmes jusqu’à la sortie de la vieille ville. Soudain, une voiture se profila dans l’obscurité, la portière s’ouvrit, les deux sautèrent à l’intérieur. Au moment où la porte allait se refermer, quelqu’un la maintint ouverte suffisamment longtemps pour que je puisse me précipiter à l’intérieur.
J’étais à bout de souffle. Une fois dans la voiture, je me senti paralysé et je dû fermer les yeux et prendre quelques grandes respirations pour me calmer.
Je regardai autour de moi et, une fois de plus, je fus abasourdi. La voiture était pleine de gens aux sourires polis. Le plus surprenant est que je reconnaissais quelques visages. Ils faisaient partie de l’équipe de Ning du Palace of Doom. Voyant mon expression choquée, plusieurs d’entre eux se mirent à rire et l’un des étrangers dit dans un chinois approximatif :
― Ce doit être le destin que nous nous rencontrions à nouveau alors que nous étions à des milliers de kilomètres l’un de l’autre.
C’est alors que je vis la tête de Ning sortir de derrière l’un des sièges et me regarder d’un air étonné.
Je regardai Qilin, puis la personne qui venait de sortir du sarcophage, un jeune homme portant des lunettes de soleil. Aucun des deux n’était essoufflé et ils me fixaient. Noyé dans la confusion, je demandai :
― Bande de crétins. Qui peut me dire de quoi il s’agit ?
― C’est la question que je vous pose, répondit Ning, Comment se fait-il que vous étiez dans le sous-sol ?
― Vous d’abord, lui dis-je.
Alors que la voiture quittait la ville de Golmud pour s’enfoncer dans le désert de Gobi, Ning me raconta ce qui l’avait amenée dans cet endroit. Il s’avéra qu’elle aussi avait trouvé la même adresse et la même clé dans les cassettes vidéo qu’elle avait reçues. Apparemment, elle faisait partie des « trois personnes » mentionnées dans le journal de Wen-Jin. Après avoir découvert le secret, elle avait immédiatement élaboré un plan d’action en deux parties. Elle envoya d’abord des personnes à la recherche de cette adresse, puis elle vint me voir en personne à Hangzhou pour savoir si je savais quelque chose sur le contenu des bandes.
Mais elle ignorait que j’avais également reçu des cassettes vidéo et que j’avais découvert ce qu’elle avait trouvé. Nous étions arrivés à la maison de retraite presque en même temps.
Heureusement que j’ai fait vite, me dis-je, sinon ils auraient trouvé le journal de Wen-Jin, et pas moi. En touchant le carnet dans ma poche, je me réjouissais d’avoir accompli tant de choses en ayant agi seul pour la première fois. Ma découverte ne faisait pas partie de l’histoire que je racontais à Ning. C’était mon secret :
― Comment Qilin et vous avez uni vos forces ? demandai-je.
― Votre oncle n’est pas le seul à avoir les moyens d’engager ce type. Lui et son pote ont fixé leur prix et ils travaillent maintenant pour moi en tant que consultants.
« Consultants ? » Quand Ning prononça ce mot, je me souvins immédiatement de l’apparition du Gros lors de la recherche du tombeau sous-marin. Ning apprend vite, me dis-je, Cette fois, elle a engagé une source fiable d’informations. Mais je trouvais vraiment étrange que Qilin travaillait pour elle. Je me sentais un peu trahi.
― N’écoutez pas ses bêtises, lança l’un des étrangers, Ce n’est pas elle qui a embauché ces types, elle n’est qu’une employée. Vos amis ne répondent qu’à notre patron, et ce sont eux les vrais chefs de cette expédition. Ils prennent toutes les décisions importantes et nous leur apportons un soutien technique. Notre patron a dit qu’il fallait laisser le travail professionnel aux professionnels à partir de maintenant.
C’était sans doute le nombre élevé de morts au Palace of Doom qui avait provoqué ce changement :
― Alors, de quoi s’agit-il. Qu’y avait-il sur les bandes vidéo, que se passe-t-il avec l’apparition de la Dame Interd0ite ? Vous avez une idée ? demandai-je
Tous les regards se tournèrent vers Qilin et son nouvel ami. Ning leur jeta un regard noir et marmonna :
― Nous n’en savons pas plus que vous. Nous ne faisons que les suivre, et comme vous le savez déjà, ce ne sont pas les personnes les plus informées au monde.
Avant que je puisse demander quoi que ce soit d’autre, la voiture s’arrêta et le conducteur cria:
― Prenez tous vos sacs. Nous sommes arrivés.
Nous sortîmes de la voiture et découvrîmes une douzaine de Land Rovers garés dans le désert de Gobi. Le matériel était empilé sur le sable et des feux de joie illuminaient le ciel nocturne. Une énorme antenne parabolique se dressait à proximité et une foule de gens s’affairait. Tous les véhicules étaient de la même couleur blanche et portaient le même nom : Acropora.
Lorsque nous descendîmes de la voiture, les gens commencèrent à applaudir :
― Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je à nouveau.
L’un des étrangers me sourit :
― Mon ami, nous partons pour Tamu-Tuo.
Je le regardai fixement, car je n’avais jamais entendu parler de cet endroit avant d’en lire le nom dans le carnet de Wen-Jin, que ces gens n’avaient pas encore vu. Comment le savaient-ils ?
― Que t’arrive-t-il ? demanda le type, Tu viens de pâlir.
― Rien. Je suis juste un peu épuisé. Qu’est-ce que tu veux dire par Tamu-Tuo ? Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?
― Tamu-Tuo ? Le type jeta un coup d’œil à Ning, qui marchait devant nous, Je vous en parlerai plus tard. Allons voir ce que tes amis ont ramené avec eux.
Le camping était immense. Ning nous conduisit à la plus grande des nombreuses tentes et nous nous entassâmes à l’intérieur. Un Tibétain nous servit du thé et j’observai le groupe qui m’entourait. Je ne connaissais pas la plupart d’entre eux et lorsque je regardai Qilin pour savoir comment se comporter, comme à son habitude, il ferma les yeux pour se replonger dans sa méditation habituelle, et cela m’irrita..
Son ami aux lunettes de soleil tendit quelque chose à Ning, qui le posa sur une table basse pour que nous puissions tous le voir.
C’était une petite boîte en acajou. Elle l’ouvrit et y trouva une assiette en porcelaine bleue et blanche dont un morceau était cassé sur un côté. Qu’y avait-il de si important ?
Deux femmes tibétaines entrèrent dans la tente, l’une d’âge moyen et l’autre assez âgée. Tout le monde, à l’exception de Qilin et de son ami, se tourna vers elles lorsqu’elles entrèrent, et plusieurs personnes inclinèrent la tête vers la vieille dame. Elle me rendit la politesse et me fixa, probablement parce que j’étais la seule personne qu’elle n’avait pas encore rencontrée.
Ning prit l’assiette, la tendit et demanda :
― Madame Ma. Regardez ceci, s’il vous plaît. Avez-vous déjà vu cela auparavant ?
La femme d’âge moyen répéta les propos de Ning en tibétain et la vieille dame prit l’assiette de porcelaine, l’examina et commença à hocher la tête. Elle déversa un torrent de mots dans sa langue maternelle, si vite que je ne parvins pas à suivre la traduction. Mon vieil ami Wu Laosi était à côté de moi et je lui demandai :
― Qui est cette femme qui parle ?
Le type aux lunettes de soleil se pencha vers moi avant que Wu Laosi ne parle :
― Elle s’appelle Dingzhu-Zhuoma. Elle était le guide de Wen-Jin.
J’hochai la tête poliment tandis que mon esprit continuait de tourbillonner. Non seulement ce groupe connaissait Tamu-Tuo, mais ils avaient aussi trouvé le guide. Ils savaient probablement même ce qu’il était advenu de Wen-Jin.
Je n’avais appris l’existence de l’expédition de Wen-Jin, partie de Dunhuang et traversant l’arrière-pays de Qaidam, que grâce à son carnet de notes où elle y mentionna avoir engagé une guide tibétaine. Cependant dans le carnet, Wen-Jin fit remarquer qu’une fois le Qaidam dépassé et la région de Chaerhan traversée, la guide ne pouvait plus trouver son chemin. En fait, il n’y avait plus de chemin à suivre. Cette dernière avait quitté le groupe et ils étaient partis chacun de leur côté vers on ne sait où. Il semblait que cette vieille dame ne serait pas d’une grande aide pour conduire cette nouvelle expédition à Tamu-Tuo, au mieux, elle ne pourrait que les guider jusqu’à l’endroit où l’équipe de Wen-Jin et elle-même s’étaient séparées.
Alors que j’étais perdu dans mes pensées, les deux femmes tibétaines quittèrent la tente et les gens se mirent à poser des questions. Ning sourit en répondant :
― Elle a dit que c’était l’assiette que Chen Wen-Jin lui avait montrée il y a longtemps. Elle est prête à nous guider jusqu’au col où elle et elles se sont séparées. Nous sommes sur la bonne voie.
― Quand partons-nous ? demanda le type aux lunettes.
Ning se leva :
― Aujourd’hui à midi. Tout le monde partira.
Les gens commencèrent à quitter la tente, tandis que l’ami de Qilin demandait en faisant un geste du menton dans ma direction :
― Et lui ?
Ning pointa Qilin du doigt et rit :
― C’est lui qui prend les décisions. Demande-lui.
Elle entraîna les autres hors de la tente, me laissant avec le muet au visage impassible et son mystérieux ami. Le type aux lunettes de soleil alluma une cigarette et se pencha vers Qilin :
― C’est toi qui l’as laissé monter dans la voiture. Si nous l’avions laissé derrière nous, nous serions épargnés par sa présence maintenant – que vas-tu en faire ?
Qilin ouvrit les yeux et me regarda fixement. Il soupira et parla enfin :
― Repars. Il n’y a rien ici qui te concerne. Et ne retourne pas dans cette maison de retraite, ce qui s’y trouve est bien trop dangereux.
Pour être honnête, je n’avais même pas envie de les accompagner, je voulais juste mettre de l’ordre dans cette confusion qui régnait dans mon crâne :
― Bien sûr, je vais y aller. Mais d’abord, je veux que tu répondes à mes questions.
Qilin secoua la tête :
― Tu ne comprendrais jamais si je te le disais. D’ailleurs, je cherche encore des réponses moi-même. Ensuite il se leva et sortit de la tente sans dire un mot de plus.
Je n’avais jamais autant détesté quelqu’un que ce fils de pute méprisant et condescendant. Le type aux lunettes de soleil vit la fureur dans mes yeux et sourit :
― Nous allons te renvoyer en ville, ne t’inquiète de rien. Bon voyage. Il suivit Qilin, me laissant seul dans la tente.
Ma rage se transforma en humiliation totale. On m’avait jeté comme un vieux papier hygiénique. Mais on m’avait envoyé les cassettes, peut-être par Wen-Jin elle-même. Je faisais partie de tout cela, que Qilin le veuille ou non. Je ne pouvais plus faire marche arrière. Même si une partie de moi voulait rentrer chez elle et tout oublier, c’était totalement impossible à ce stade. Je devais faire ce voyage, quoi qu’il arrive. Après tout, c’était moi qui avais le carnet dans ma poche. Et j’étais le descendant de mon grand-père ! Je ne pouvais pas le déshonorer en abandonnant la recherche qui pourrait peut-être laver son nom.
Je sortis et je trouvai Ning, qui était en train de ranger son matériel :
― J’ai besoin de matériel, ai-je annoncé, Je viens aussi.
― Arrêtez de plaisanter avec moi. Je n’ai pas le temps pour ça, dit-elle en reniflant.
― Ce n’est pas une blague. Tu sais que tu peux m’utiliser – souviens-toi de ce qui s’est passé au Palace of Doom.
Elle se retourna pour me regarder et son visage changea :
― Êtes-vous sérieux ?
J’hochai la tête et elle me montra une pile d’équipement :
― Prenez ce dont vous avez besoin et faites vite. Nous partons à midi et nous ne vous attendrons pas si vous n’êtes pas prêt. Nous avons un long voyage à faire avant d’atteindre Tamu-Tuo et certains d’entre nous pourraient ne pas y arriver vivants.