Chapitre 09 – Le Vaisseau Fantôme
Paniqués, tous détournèrent aussitôt le regard, n’osant pas regarder le navire délabré. Je ne savais pas ce qui se passait, mais en pareil cas, je ne pouvais prendre mes propres décisions, aussi m’empressai-je de me détourner comme les autres l’avaient fait.
― Quoi qu’il advienne, ne vous retournez pas. Si jamais vous sentez quelque chose vous toucher, faites comme si de rien n’était, me dit la femme en tremblant.
J’en avais des sueurs froides.
― N’essayez pas de me faire peur. Qu’est-ce qui pourrait bien me toucher ?
Elle leva les yeux au ciel et chuchota :
― Tant pis si vous ne me croyez pas, vous le découvrirez dans une seconde. À présent, tournez la tête, et vite !
Elle semblait si sérieuse et les membres de l’équipage si terrifiés qu’il était impossible qu’elle voulût simplement me faire peur.
― Ne pouvez-vous pas me dire ce que c’est ? chuchotai-je à mon tour.
Elle me fit signe de ne plus dire un mot.
― Taisez-vous ! Ce sont les fantômes de gens qui ont subi une mort injuste. Ils sont là pour prendre nos vies.
Plus elle parlait, plus je sentais la peur monter en moi. Pour empêcher ma tête de se tourner malgré moi, je serrai les cuisses et tendis les muscles de mon cou comme si j’étais immobilisé par une minerve.
Le bateau tanguait violemment sous l’effet du vent et des vagues et le pont grinçait tellement qu’on aurait dit qu’il allait s’écrouler d’une seconde à l’autre. J’attrapai deux anneaux de fer sur le côté et calai mes jambes tout en empêchant mon cou de bouger, mais le haut de mon corps suivait les mouvements du bateau. Je me balançai d’avant en arrière tel un culbuto et faillis, à plusieurs reprises, passer par-dessus bord.
J’entendais déjà des craquements provenant du fameux bateau fantôme : on aurait dit que quelqu’un marchait sur le pont. Non seulement j’étais trempé, mais les sueurs froides venaient compléter le tout, ce qui était encore plus inconfortable.
― Pourquoi ai-je l’impression que quelqu’un marche sur le pont ? demandai-je doucement à la femme. N’auriez-vous pas mal vu ?
Elle était si effrayée que pour toute réponse, elle tendit le menton vers la cabine. Je suivis son mouvement des yeux et vis, dans la vitre, un bateau de pêche de la même taille que le nôtre battu par les vagues. À mesure qu’il se rapprochait, je le voyais de plus en plus distinctement. Enfin, je vis qu’il était couvert de rouille blanche et poudreuse. À en juger par l’épaisseur de la couche, cela devait faire plusieurs décennies que ce bateau avait pris la mer. Je ne parvenais pas à comprendre comment une embarcation comme celle-ci pouvait rester à flot, avec de la lumière de surcroît.
Les vaisseaux fantômes dont il est question dans les romans, quoique délabrés, sont encore capables de naviguer. Mais celui-là semblait tout droit sorti du fond de la mer, tout juste bon à être mis au rebut. La tête me tournait à force d’essayer de me rappeler tout ce que j’avais pu lire sur le sujet, mais nulle part il n’était question d’un phénomène comme celui-ci.
Le bateau se rapprochait de plus en plus lorsque j’eus l’impression que quelque chose clochait.
― Mademoiselle, murmurai-je, j’ai l’impression que nous n’allons pas nous en sortir. Ce bateau semble vouloir nous rentrer dedans. Pourquoi ne demandez-vous pas au capitaine d’accélérer à pleine vitesse ?
Elle aussi était un peu effrayée. Ses cheveux collaient à son visage, mais elle ne faisait rien pour les repousser.
― C’est au capitaine de décider du moment de fuir. Ces deux navires pèsent à peu près le même poids, donc ce ne sera pas un gros problème s’il nous heurte. Faites surtout attention de ne pas tomber à la mer.
Je n’aurais su dire si elle me mettait en garde par bienveillance ou si elle faisait du sarcasme.
― Et s’il saute du bateau et s’échappe ? Nous ne pourrons rien y faire.
Elle se mit aussitôt en colère :
― Cessez donc de semer le trouble ! Ce bateau de pêche est son gagne-pain, il ne l’abandonnera jamais, fusse au péril de sa vie. Si vous continuez à dire des sottises, je vous pousse par-dessus bord.
Voyant qu’elle ne plaisantait pas, je me tus et continuai à observer le reflet du vaisseau fantôme dans la vitre. À la vitesse où il allait, il était pour moi évident qu’il ne causerait pas grand impact en cas de collision (j’appris plus tard que j’avais tort) et mon cœur s’apaisa progressivement.
Le bateau était désormais suffisamment proche pour que je puisse voir qu’il n’y avait rien à bord. Moi qui m’attendais à quelque chose d’horrible, je poussai un soupir de soulagement.
Il avançait vite et lorsqu’il fut presque à fleur de notre bateau, je fermai les yeux et serrai les dents dans l’attente d’un puissant impact. Mais soudain, tout bruit derrière moi disparut. J’attendis une bonne dizaine de secondes en me disant qu’il aurait dû nous heurter depuis longtemps. Il n’y avait toujours aucun mouvement à l’arrière, ce qui était un peu surprenant.
C’est alors que j’entendis le bruit d’un pont qui grince. Un peu inquiet, j’ouvris subrepticement un œil pour regarder le reflet dans la vitre de la cabine. Le vaisseau fantôme était collé à notre bateau, mais il n’y avait rien derrière moi.
Soulagé, je jetai un coup d’œil à la femme à côté de moi qui, elle aussi, regardait le reflet. Elle paraissait figée, en état de choc, ce qui m’alerta. En y regardant de plus près, je vis deux mains desséchées posées sur ses épaules.