Chapitre 08 – Les Corps Flottants
― Je devais m’efforcer à nager aussi lentement que possible. Après tout, nous étions entrés dans un tombeau, et nous allions forcément tomber sur quelques cadavres. Ce qui ne loupa pas, nous avions trouvé deux morts, côte à côte, chacun drapé d’un tissu blanc, et au-delà desquels il y en avait encore plus, au moins quarante. Ils flottaient vers nous comme s’ils nageaient. Les taches vertes n’étaient plus visibles sous le faisceau de la lampe de mon cousin.
― J’ai regardé Jie Lianhuan. Son visage était marqué par la panique et la terreur. De toute évidence, il ne s’attendait pas à cela et j’ai ressenti une bouffée de rage à l’idée qu’il m’ait conduit jusqu’ici sans aucune planification ni prévoyance.
― A mesure que les cadavres s’approchaient, je constatais qu’ils n’avaient pas complètement pourri. Leurs traits faciaux demeuraient et leurs corps prenaient des poses différentes. Certains tenaient des plateaux, d’autres jouaient de la flûte. Le tissu blanc qui les enveloppait bougeait, cependant, leurs corps restaient aussi rigides que des planches de bois.
― Alors, j’ai saisi la nature de notre contemplation. J’ai plongé d’une dizaine de mètres. Les corps sans vie étaient arrangés avec une précision rappelant une célèbre fresque, la Peinture des Maîtres Célestes dansants, ornant les parois des tombes les plus prestigieuses. Néanmoins, contrairement à des figures peintes, le défunt de cette sépulture avait utilisé de véritables corps pour sa monté au ciel. Si nous suivions cette macabre piste, nous étions certains de dénicher la tombe tant recherchée, à condition de ne pas épuiser prématurément l’oxygène de nos réservoirs.
― Nous devions retourner chercher de l’oxygène, autrement nous allions rejoindre la bande de cadavres. J’ai fait signe à Lianhuan, mais il a continué à nager vers les corps, m’ignorant. Je ne pouvais pas l’abandonner, il faisait partie de ma famille. Je devais aller le chercher, je n’avais pas le choix.
Je scrutais le visage de mon oncle pendant qu’il faisait une pause dans son récit. S’il ressentait une telle responsabilité familiale, pourquoi avait-il finalement laissé son cousin mourir dans la tombe ? Les mots que Jie Lianhuan avait écrits avec du sang sur le mur du tombeau étaient-ils vrais ? Mon oncle avait-il tué cet homme ? Étais-je en train d’écouter les mensonges d’un meurtrier ?
C’est alors qu’il se lança dans un torrent de paroles, si rapidement qu’il me fallut toute ma concentration pour suivre son récit.
― J’ai couru pour rattraper Jie Lianhuan, mais il n’avait pas l’intention de me laisser faire. Il nageait bien mieux que moi et j’ai rapidement pris du retard. Alors que je pagayais en avant, j’étais entouré de morceaux brisés de fenêtres sculptées et de poutres en bois, tous incrustés de sel blanc, et au milieu de ce bric-à-brac se trouvait une énorme ombre noire. Les cadavres dansants se dirigeaient droit vers cette forme et avec eux partit mon cousin.
― C’était la proue d’un énorme navire, plus grand que tout ce que j’avais jamais vu, recouvert de couches de sel marin blanc et de corail en forme de croûte, ressemblant au crâne d’un monstre aquatique colossal. Les cadavres ont flotté à l’intérieur, suivis par mon cousin et moi. Même si le navire était couvert de rouille et que ses mâts semblaient sur le point de s’effondrer si l’un d’entre nous éternuait, Jie Lianhuan et moi sommes restés sans voix en le regardant. Qui aurait pu être enterré dans une tombe aussi élaborée ?
― Devant nous, des portes de jade révélaient un intérieur qui nous tentait tous les deux. Nous avons nagé vers l’avant, traversé les portes et emprunté un long couloir. Le long des murs, une file de cadavres dansants s’étendait à perte de vue. Au bout du couloir, il y avait un escalier et en le montant, j’ai été étonné de pouvoir respirer facilement. En effet, ma tête n’était plus sous l’eau. Devant moi, dans une chambre en haut de l’escalier, Jie Lianhuan regardait autour de lui et je le rejoignis.
― Nous nous trouvions dans une pièce en briques, typique des tombes construites sous la dynastie Ming. Au milieu se trouvaient de grandes lampes funéraires en porcelaine bleue et blanche, ainsi qu’une gigantesque cuve en fer noir qui dominait nos têtes.
― J’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’une tombe royale, mais qu’elle abritait un homme extrêmement riche. Il aurait fallu des dizaines de milliers d’ouvriers pour créer cette sépulture. Qui aurait pu se le permettre ? L’homme le plus riche de l’époque aurait eu du mal à faire face à la fortune que cela aurait coûté. Mon cousin m’avait mis sur la piste d’une découverte qui me permettrait de vivre dans le luxe jusqu’à la fin de mes jours.
― Je regardai autour de moi et remarquai les peintures murales qui embellissaient les murs de la chambre, étrangement non altérées par le temps. Jie Lianhuan était complètement absorbé par ces peintures, tandis que je le surveillais de près. Il avait l’air épuisé, comme s’il avait vidé toute son énergie pour venir.
― J’ai vérifié le niveau de nos bouteilles d’oxygène. La mienne était encore en bon état, mais il restait moins d’une demi-bouteille à mon cousin. Avec un frisson d’horreur, j’ai réalisé qu’il n’y avait aucune chance que cet homme s’en sorte vivant.
― Nous avons marché tous les deux jusqu’au bord de la chambre. Je me suis arrêté pour examiner l’énorme cuve. Elle pesait facilement plus de cinq tonnes et était couverte d’inscriptions gravées. Quelque chose qui ressemblait à un poisson avait été gravé à l’intérieur, au fond de la cuve.
― J’essayais de lire l’une des inscriptions quand j’ai entendu la voix de mon cousin. Il avait atteint l’extrémité de la chambre, et devant lui se trouvait une plate-forme funéraire sur laquelle reposait un cercueil noir massif. Alors qu’il poussait un cri étouffé, Jie Lianhuan s’est éloigné du cercueil et je me suis approché pour voir pourquoi.
― D’un seul coup d’œil, j’ai reculé moi aussi. Il y avait une personne allongée sur le dessus du cercueil.