En 1974, Chen Pi avait presque soixante ans et n’était pas encore aveugle. C’était pendant la Révolution culturelle, et sa réputation de pilleur de tombes le mettait en danger. Il devint donc un bandit, se cachant loin de toute ville où il pourrait être reconnu et exécuté.
Nous étions à l’époque où les Quatre Traditions étaient attaquées : les vieilles coutumes, la vieille culture, les vieilles habitudes, les vieilles idées. De nombreux sites historiques étaient détruits, et lorsque Chen Pi entendit dire qu’une pagode s’était effondrée dans un endroit appelé la « Crête du Bouddha Couché », il se demanda si elle n’avait pas été victime de la croisade de la Garde rouge contre les bâtiments anciens.
Il avait entendu parler de cet endroit. La pagode faisait partie d’un temple construit dans un bassin entouré de falaises montagneuses. Un village Hmong s’érigeait sur le sommet d’une des falaises, à plus de trois cents pieds au-dessus du site du temple, caché par une forêt dense. Aucune route ne menait au bassin. Il ne pouvait être atteint qu’en descendant les falaises sur des cordes. L’idée était répandue que toute personne ayant tenté d’explorer cet endroit n’était jamais revenue.
Les villageois savaient qu’il y avait une pagode seulement parce que son sommet pointu dépassait de la canopée verdoyante des arbres en dessous. Un matin, il y eut une explosion tonitruante et le sommet disparut. Des cris lugubres s’élevèrent du bassin et les villageois surent que quelque chose de terrible était arrivé.
Chen Pi pouvait tirer avantage de la destruction de cette pagode, aussi, le lendemain, il se mit en route pour le Bouddha Couché. A son arrivée, il fut stupéfait. La pagode avait dû être immense. Là où elle se dressait autrefois, il n’y avait plus qu’un profond ravin entouré d’arbres penchés. Pourtant, il pouvait voir quelque chose à l’intérieur. Un bâtiment partiellement révélé par l’effondrement de cet édifice religieux.
Un “palais miroir”, pensa-t-il, l’une de ces structures souterraines qui était le reflet du bâtiment en surface. C’était la première fois qu’il en voyait un et cela lui donnait quelques frissons. Que trouverait-il là-bas ? Une relique sacrée, une statue dorée d’un célèbre moine, des écrits bouddhistes enregistrés sur de la soie ? N’importe laquelle de ces choses pourrait le maintenir dans le confort pour le reste de ses jours.
Mais c’était un homme recherché et il devait s’approcher de cet endroit sans éveiller les soupçons. Il lui fallait donc trouver un guide local, le payer généreusement et lui raconter une histoire tragique convaincante : qu’il était un professeur qui voyageait avec l’un de ses étudiants malheureusement tombé d’une des falaises dans la zone de la pagode, et qu’il lui incombait de récupérer son corps et de le remettre à ses parents.
Le guide Hmong qu’il avait engagé fut ému par son histoire et accepta de l’emmener dans le bassin. Les villageois confectionnèrent un grand panier en osier, assez grand pour que deux hommes puissent s’y accroupir, l’attachèrent à une longue corde et le descendirent, avec son contenu humain, le long de la falaise.
Bien qu’ils soient arrivés dans le bassin en plein jour, les arbres couverts de mousse obscurcissaient le ciel et le soleil. Chen Pi fit un pas puis tomba à terre :
― Je suis trop vieux pour explorer cet endroit sombre et effrayant, dit-il à son guide, Tu vas chercher mon jeune ami. Je vais rester ici et t’attendre.
Dès que le guide disparut dans la pénombre de la forêt, il alluma sa lampe de poche, sortit sa boussole et se dirigea vers la pagode effondrée. S’il revient avant moi, je lui dirai simplement que je suis parti me promener et que je me suis perdu, décida-t-il.
Il marcha pendant quatre heures sans atteindre son objectif. Et alors qu’il s’apprêtait à s’asseoir pour se reposer, il vit quelque chose bouger du coin de l’œil. C’était un cadavre, adossé à un arbre, le ventre tremblant violemment comme s’il y avait quelque chose à l’intérieur qui essayait de sortir.
Les cadavres n’étaient pas nouveaux pour Chen Pi. Il avait expédié plus d’un “obstacle” humain à la mort. S’approchant du corps, il le poussa du pied. Le cadavre était habillé comme les villageois Hmong qu’il venait de rencontrer et semblait être décédé depuis plusieurs années. Mais pourquoi y avait-il encore de la chair sur ses os et que se passait-il dans son ventre ?
Rapidement, il sortit son pistolet et tira trois coups dans le ventre du cadavre. Sous la force des balles, celui-ci se fendit, révélant une grosse masse d’œufs enveloppés dans une bobine d’intestins. Certains des œufs avaient éclos et des tas de vers blancs s’en échappaient. Il eut la nausée, se retourna et s’enfuit.
Plus loin, devant lui, une masse imposante attira son attention. Des débris d’une immense tour jonchaient le sol. Les arbres brisés formaient un cercle autour d’un cratère si grand qu’il aurait pu être confondu avec un canyon. Au centre des débris gisait la pagode qu’il recherchait, dont la fondation se cachait sous un mur profondément enfoncé dans le sol. C’était par ce chemin d’accès que l’on atteignait le “Palais Miroir”.
Il pressentit que l’endroit où il devait se rendre devait être enfoui sous terre à une telle profondeur qu’il pourrait lui falloir au moins six mois pour y pénétrer. Maintenant, la forêt, déjà assez sombre pendant la journée, était devenue presque entièrement noire. Sa lampe n’éclairait plus suffisamment pour lui montrer le chemin de retour à l’endroit où son guide l’avait laissé. Il se rendit compte qu’il était réellement égaré et prit la décision d’allumer un feu de camp pour que les flammes vacillantes et la fumée puissent attirer l’attention de quelqu’un qui viendrait à son secours.
En inspectant rapidement les environs tandis que les flammes du feu de camp atteignaient des hauteurs impressionnantes, il remarqua que le sol était meuble et inégal. La terre semblait détrempée, ce qui lui rendrait la tâche de creuser beaucoup plus facile qu’il ne l’avait pensé. Elle devait être aussi douce et malléable qu’un petit pain cuit à la vapeur. Pourquoi ne pas tenter dès maintenant ? Se dit-il avec une certaine exaltation, Je pourrais atteindre le palais souterrain en seulement une demi-heure.
Comme tout pilleur de tombes, Chen Pi ne pouvait résister à la tentation de s’emparer du trésor lorsqu’il était à sa portée. Il décida alors de creuser, affirmant que la découverte lui appartenait et qu’il ne permettrait pas à son guide de l’en empêcher, auquel cas il le tuerait s’il le fallait.
Pour commencer, il sortit une pelle pliante de son sac à dos et creusa près de la fondation. En peu de temps, il heurta le toit du palais avec sa pelle et rit silencieusement en constatant que le matériau n’était pas de la pierre, mais plutôt un tronc d’arbre entier, une chance incroyable !
Le bois était vieux et pourri. Il était facile de le creuser, et bientôt il dirigea sa lampe vers l’ouverture qu’il avait créée.
Le bâtiment s’étendait sur une longue distance, sans cloisons pour le diviser en différentes sections. Au fur et à mesure qu’il explorait l’intérieur, il remarqua une forme blanche et brumeuse. Était-ce du brouillard, ou peut-être l’haleine d’une créature légendaire qui habitait les lieux ?
Il décida qu’il était temps d’imiter le lézard. Il sortit un crochet doré de son sac, le planta dans une partie intacte du toit, puis accrocha ses pieds dessus. En suspension tête en bas, il observa la surface en bois du plafond. Il y avait de l’écriture gravée partout, dans une langue qu’il ne pouvait pas comprendre, tracée en laqué rouge. Les lettres étaient courbes, se chevauchant les unes les autres. Cela ressemblait aux dessins qu’il avait déjà vus dans des temples indiens couverts de ce type de caractères. Était-ce du sanskrit ? Et pourquoi avait-on caché cela dans un endroit où personne ne pourrait le voir ? Était-ce un sort pour éloigner les démons ou la créature qu’il avait imaginée plus tôt ?
En scrutant une fois de plus vers le bas, il observa une abondance de statues, chacune de la taille d’un être humain et habillée en habit monacal. Le bâtiment était formé de dix niveaux distincts, avec dix de ces représentations disposées tout autour de chacun d’eux. Une centaine de saints hommes – des arhats. Un frisson parcourut son corps. Cet endroit n’était pas adapté à un brigand tel que lui. Mais pourquoi avait-il cette peur ? Après tout, ce n’était que des statues.
Il passa sa lampe sur l’étendue du palais, cherchant à apercevoir autre chose que ces formes sculptées étranges. Soudain, une tête apparut dans l’obscurité. Un visage blafard et défunt, avec des yeux qui semblaient l’observer directement. Oh mon Dieu, se dit-il, c’est un fantôme – peut-être l’une des multiples personnes que j’ai tuées dans ma vie.
Après un examen plus minutieux, il remarqua que le visage était simplement celui d’une autre statue, mais placée avec tant de précaution qu’elle semblait avoir été conçue pour intimider les intrus et dissimuler un piège mortel. Extrayant son pistolet de son sac, Chen Pi tira deux coups de feu dans le visage pâle de la statue, laissant deux orbites vides où se trouvaient ses yeux :
― Regarde-moi maintenant, veux-tu ? Il défia le visage déformé, sa voix résonnant dans le silence de l’obscurité.
En sortant un autre crochet doré, il l’ajouta à côté du premier, avant d’attacher une corde presque aussi solide qu’un câble, fabriquée à partir de la peau d’un éléphant de mer. Après avoir solidement fixé la corde à sa cheville, il se balança dans les airs, laissant son corps glisser le long du brin de cuir qui s’étendrait sur une longueur de trente pieds, selon ses estimations.
Le Palais Miroir atteignant une profondeur de plus de trente-six pieds, il était loin du compte, même lorsque la corde était tendue au maximum. Néanmoins, il pouvait distinguer le sol en marbre blanc.
Au centre de cette surface se dressait une structure qui ressemblait à une pagode miniature. Elle avait été fabriquée à partir d’ivoire ou de jade pâle et était recouverte d’un voile de tissu finement confectionné, créant l’illusion qu’elle était noyée dans le brouillard.
À ce stade de l’histoire de Lao Hai, je dûs l’interrompre :
― Ce barbare ne savait-il pas ce qui se trouvait sous cette petite pagode ? Ne connaissait-il pas les boîtes ? Même un paysan du village saurait qu’il devrait y avoir huit boîtes, chacune contenant soit un os du Bouddha, soit de précieuses répliques de reliques sacrées, fabriquées dans le plus fin jade. Mais alors, il ne pouvait pas les avoir trouvées, sinon cette nouvelle aurait été dans l’article que tu m’as montré.
― Tais-toi , dit Lao Hai d’un ton sévère, ne précipite pas les choses.
― Après avoir minutieusement examiné la petite pagode, Chen Pi était plus que jamais déterminé à atteindre le fond, mais cela semblait impossible. Il éclaira la zone en dessous de lui et aperçut un amas de terre sur le sol. Toutefois, ses espoirs furent anéantis lorsqu’il comprit qu’il s’agissait en fait d’un énorme nid de guêpes qui pouvait facilement le tuer, faisant office de barrière infranchissable avec la jolie pagode.
― Étant donné que je ne peux pas descendre, je dois trouver un moyen de faire venir ce trésor à moi », décida-t-il, il est temps d’utiliser le Crochet à Neuf Griffes.
Chen Pi avait grandi dans un village de pêcheurs où il avait appris à se nourrir en attrapant des crabes de sable. Il avait développé une technique précise en utilisant une griffe spéciale composée de neuf crochets disposés en cercle serré, avec une corde attachée. Sa maîtrise de cet outil était telle qu’il pouvait récupérer un œuf cru dans sa coquille, même s’il était à une distance de soixante pieds, sans risquer de le casser ou de le fêler. Même s’il avait quitté le village et vivait désormais loin de la mer, il ne voyageait jamais sans cette griffe.
Il s’étira autant qu’il put en direction de la pagode, puis lança le crochet pour attraper le matériau diaphane qui la recouvrait. L’action fut accomplie facilement. Ensuite, il tenta d’accrocher une partie, mais malgré toute la force qu’il y mit, cela ne bougea pas.
― Bon sang, mais quel poids cela peut-il bien faire? se dit-il. En balayant le faisceau lumineux, il aperçut que la fondation de la pagode reposait sur quatre colonnes minuscules qui soutenaient le poids du petit bâtiment. Au centre de ces colonnes se trouvaient huit boîtes. « Les Huit Trésors, » réalisa-t-il, sentant son pouls s’accélérer.
― Je m’en fiche, » pensa-t-il en tirant deux balles qui atteignirent l’une des petites colonnes. Il sauta sur la pagode, brisant les trois autres colonnes restantes. Ensuite, il utilisa son grappin pour attraper les boîtes en dessous, attachant l’autre extrémité de la corde à l’une des statues voisines. Il se tira alors, lui-même et les boîtes, du sol et du nid de guêpes.
Malgré sa rapidité, la statue ne put supporter son poids. Elle chuta droit vers le sol, emportant avec elle rangée après rangée de ses compagnons arhats sur la ruche de guêpes :
― Je suis mort maintenant, pensa-t-il.
Cependant, il ne remarqua aucune guêpe :
― Est-ce un nid abandonné ? se demanda-t-il.