Le Qimen Dunjia date de 4 600 ans, soit presque la durée de l’histoire de la Chine. La première personne à l’utiliser fut notre ancêtre l’Empereur Jaune (1), qui l’a ensuite transmis de génération en génération. Presque tous les stratèges militaires ou toute personne ayant quelque rapport avec l’armée avaient un minimum de connaissances à ce sujet. Mais après la dynastie Han, une partie du texte du Qimen Dunjia s’est perdue. En effet, après que le vieux Huangshi l’eut transmis à Zhang Liang (2), cet enfoiré l’a tellement simplifié que les générations suivantes n’ont pu le comprendre.
Ce que je savais du Qimen Dunjia me venait principalement de mon deuxième oncle Oncle Er (et non d’Oncle San). Même si je n’y connaissais pas grand-chose, lorsque Zhang Qiling y fit allusion, je ne parus pas aussi hébété que gros lard, qui le fixait comme s’il parlait une langue étrangère. Le Qimen Dunjia, qui comportait 4 320 parties au départ, n’en comprenait plus que 1 080 lorsqu’il tomba entre les mains de l’Empereur Jaune. Au moment où il parvint à Zhang Liang, il n’en restait que 72. Mon oncle Er avait réussi à en récupérer et classifier 42 parties, ce qui était exceptionnel. Seules 18 étaient encore connues dans le monde et Oncle San, par un heureux hasard, était tombé sur les autres dans une tombe Han.
Le Qimen Dunjia avait beau être une méthode de divination mystérieuse, on s’en servait dans l’art de la guerre et pour déterminer le destin d’une personne. Il permettait d’organiser les troupes sur le champ de bataille et de stimuler leur esprit de combat. Cette méthode, également appelé « les Huit Formations au Combat », pouvait être divisée en huit portes : La Porte de la Prospérité, la Porte du Repos, la Porte de la Vie, la Porte de la Mort, la Porte de la Peur, la Porte des Blessures, la Porte de l’Échec et la Porte du Plaisir. La Porte de la Vie vous menait à la vie et celle de la Mort à la mort. Si vous franchissiez l’une des autres portes, vous aviez devant vous les huit autres et le cycle se répétait inlassablement.
Zhang Qiling ayant trouvé ces huit portes cachées, il avait aussitôt pensé au Qimen Dunjia. Mais celles-ci étaient si étroites qu’une seule personne pouvait les franchir, et encore, de profil. De plus, la zone était enveloppée de brouillard, et le mur de briques avec ses portes tournait de temps à autre. Il fallait pousser sur les briques pour ouvrir ces dernières et une fois entré, la porte se refermait automatiquement. S’il n’avait pas eu l’idée de sonder le mur, jamais il ne se serait aperçu qu’il y avait là quelque chose d’étrange.
Zhang Qiling était un peu contrarié de sa propre insouciance. Il n’était pas du genre téméraire, mais il était si pressé de réussir qu’en fin de compte, il avait échoué. En général, les pièges étranges et ingénieux étaient petits et avaient une fonction bien spécifique, mais là, c’était tout le contraire. En d’autres termes, ce mécanisme était imposant et complexe, ce qui le rendait difficile à appréhender.
Lorsque, de retour à la stèle, il fit part au groupe de ce qu’il avait trouvé, tous protestèrent. Non seulement le Qimen Dunjia était très difficile à comprendre et on ne savait que très peu de choses à son sujet, mais ils venaient juste d’être catapultés dans la Révolution culturelle. Comment auraient-ils pu y comprendre quoi que ce fût ?
Chen Wen-Jin réfléchit un moment :
― Le comportement que vient d’avoir Wu Sanxing était très étrange. On aurait dit qu’il était possédé par le fantôme d’une femme. Se pourrait-il qu’il s’agisse de la propriétaire de cette tombe et que la porte secrète qu’il vient de franchir soit la Porte de la Vie ?
Zhang Qiling la regarda dans les yeux :
― Tu penses à quelque chose ?
Chen Wen-Jin lui demanda de la suivre et s’approcha de la stèle. Imitant l’oncle San, elle s’agenouilla et commença à se peigner les cheveux. Elle avait une belle silhouette et était particulièrement séduisante dans cette position. Du reste, plusieurs des hommes du groupe la fixaient, hébétés. Après s’être peignée plusieurs fois et avoir tourné lentement la tête de gauche à droite, elle se mit à trembler et cria :
― J’ai trouvé !
Tous la rejoignirent aussitôt et durant un long moment, examinèrent la stèle. Mais ils ne voyaient toujours rien.
― Non, pas comme ça, intervint Chen Wen-Jin. Pour voir, il faut que vous fassiez comme moi et que vous vous agenouillez juste ici !
Zhang Qiling, qui semblait avoir compris, obtempéra. Exerçant une pression sur son épaule, elle lui dit :
― Tu es trop grand. Penche-toi un peu. Et ne regarde pas droit devant toi. C’est sur le côté qu’il faut regarder, comme si tu examinais tes tempes.
Même s’il se sentait ridicule, Zhang suivit tout de même son exemple. Il se coiffa et jeta un coup d’œil pudique sur le côté. Il vit alors son reflet dans stèle comme il l’aurait vu dans un miroir, mais à l’endroit de sa tempe figuraient trois poissons indistincts qui, reliés ensemble, formaient un cercle. Il bougea à nouveau la tête et constata qu’il suffisait que l’angle soit légèrement décalé pour que les poissons disparaissent.
Ayant compris ce que signifiait ce fameux « destin », il soupira et se maudit. Seule une femme suffisamment portée sur l’esthétique pour s’agenouiller devant cette stèle et lisser ses cheveux aurait été en mesure de voir cette marque, mais elle ne devait être ni trop grande, ni trop petite. Heureusement que Chen Wen-Jin était très observatrice, sans quoi jamais un homme de la taille de Zhang Qiling n’aurait pu découvrir ce secret, même en réfléchissant attentivement. (Pour ma part, je commençais à me demander si le propriétaire de ce tombeau n’était pas un pervers).
Zhang Qiling fixa attentivement les poissons et constata que la marque, elle aussi, se déplaçait lentement. On aurait dit qu’il y avait, à l’intérieur de cette stèle, un mécanisme qui tournait à la même vitesse que le mur et qu’en face de la marque se trouvait toujours la fameuse « Porte du Ciel ». Il demanda alors à Chen Wen-Jin de garder un œil sur ce repère, puis alluma sa lampe torche et se précipita vers le mur pour localiser une à une les portes cachées. Arrivé à la troisième porte et alors qu’il braquait sa lampe dessus, la jeune femme vit que la marque sur la stèle coïncidait avec le point lumineux de sa lampe :
― Bingo ! Cria-t-elle.
Tout le monde applaudit et Zhang Qiling lui-même ne put s’empêcher de serrer le poing. Il poussa fortement la porte secrète et se glissa dans l’étroit passage qui menait plus profondément dans la tombe. Cette fois, il se montra très prudent et palpa les murs afin de s’assurer qu’il n’y avait pas d’autres mécanismes avant d’appeler les autres.
Ce tunnel, fait de dalles de granit, était tout juste assez large pour une personne. Sa lampe à la main, Zhang Qiling s’avança pour tenter de voir ce qu’il en était. Dans l’obscurité, le bleu-vert du granit créait une sorte de lueur sinistre qui donnait l’impression que ce passage était une route vers les Enfers. Se ressaisissant, il poursuivit prudemment son chemin. Sitôt qu’il entendait un bruit étrange, il s’arrêtait et attendait un bon moment pour voir si quelque chose allait se produire et comme il était désormais chef de groupe, tout le monde lui obéissait sans rechigner.
Ils marchèrent le temps qu’il aurait fallu pour fumer une demi-cigarette. Devant comme derrière eux, c’était le noir absolu et Zhang Qiling avait l’impression qu’ils étaient les seules personnes restantes dans tout l’univers. Cela le mettait très mal à l’aise.
Mais soudain, le passage s’inclina vers le haut et il aperçut au loin une faible lumière. Elle était chaude et jaune comme le soleil couchant.
Comprenant qu’ils avaient enfin atteint le bout du tunnel, Zhang prévint les autres et accéléra le pas. Le point lumineux se rapprochait de plus en plus quand soudain, le sol se nivela et le monde entier parut enveloppé d’une lumière dorée. Il cligna aussitôt des yeux pour ajuster sa vision, puis poussa un cri réflexe et faillit tomber à genoux.
Devant eux s’ouvrait une immense pièce rectangulaire. Ce n’était pas seulement une grande salle : il s’en dégageait une atmosphère si impressionnante et majestueuse que sa simple vue poussait à s’agenouiller.
De chaque côté se dressaient dix solides piliers nanmu en or, si larges que trois personnes se tenant par la main n’auraient suffi à les encercler. On aurait dit les piliers, qui, des confins de la terre, soutenaient le ciel. (3) Les murs de gauche et de droite, faits de briques de mortier jaune, mesuraient environ trente mètres de long. Dix magnifiques dragons dorés à cinq griffes ornaient les poutres du plafond, qui culminait à presque dix mètres de haut et était incrusté d’une carte comportant cinquante étoiles. Chacune de ces étoiles était une perle de nuit resplendissante (4) de la taille d’un œuf d’oie et qui émettait une faible lumière jaune réfléchie, des quatre coins de la salle, par de grands miroirs. Si cette lumière n’était pas très vive, elle suffisait à éclairer tout l’espace. Mais ce qui les surprit le plus fut une énorme plateforme de pierre au centre de la pièce, sur laquelle reposait une maquette à grande échelle. Au premier coup d’œil, Zhang Qiling comprit qu’il s’agissait d’une reproduction du palais. Même si ce n’était que cela, elle était très spectaculaire avec sa salle du trône, son jardin de pierres artificielles et son eau ruisselante. Tout ce qu’on s’attendait à trouver en pareil endroit.
Il se précipita vers la plateforme et, plein d’enthousiasme, en fit plusieurs fois le tour. Après l’avoir examinée de près, il en vint à la conclusion qu’il s’agissait d’une maquette du Palais Céleste sur les Nuages. Cela ne le déçut pas car dès le départ, il n’avait jamais cru pouvoir trouver le véritable palais céleste dans ce tombeau. Cela dit, le mystère n’en était que plus intense. Manifestement, Wang Zanghai avait vraiment construit un palais céleste, mais où ? Était-il vraiment dans le ciel ?
La découverte était si étonnante que tous poussèrent des cris d’excitation. Plusieurs des garçons soulevèrent même Huo Ling et la déposèrent sur la plate-forme. Celle-ci se relevait en pouffant de rire lorsque soudain, elle poussa un cri et sauta de son piédestal :
― Il y a un mort là-haut !
Surpris, Zhang Qiling grimpa aussitôt pour aller voir. Au centre de la maquette se trouvait un jardin circulaire en jade. On y avait placé un siège de pierre sur lequel trônait, assis en posture de méditation, un corps momifié et ratatiné. Ses vêtements en lambeaux laissaient entrevoir un torse noirci. Il s’agissait – chose très rare – d’un « corps d’or en position du lotus » (5), qui avait séché naturellement à l’air libre. Il aurait suffi qu’on le trempât dans de la poudre d’or et qu’on l’exposât dans le temple pour qu’il reçoive des offrandes.
Le cadavre désignait le sol d’une main et le ciel de l’autre. Comme les autres corps d’or, ses cheveux et ses ongles continuaient à pousser après la mort, en particulier ces derniers qui étaient presque aussi longs que ses doigts. C’était un spectacle étrange.
D’un bond, Zhang se retrouva devant la momie et sans une once d’hésitation, regarda dans sa bouche. Ne voyant rien, il posa ses mains sous les aisselles du défunt et appuya dessus. Chen Wen-Jin, qui l’avait rejoint sur la plateforme, lui demanda doucement :
― Mais d’où viens-tu donc, Zhang Qiling ? Qui t’a appris à devenir un pilleur de tombes ?
Il la regarda sans répondre. Furieuse, elle lui saisit la main : « Il est évident que tu es un pilleur, sans quoi tu ne serais pas resté aussi calme dans ce tombeau. Pourquoi nous as-tu suivis ici ?
Zhang Qiling lui fit signe de se taire, puis désigna la momie :
― Ce n’est pas important pour l’instant, regarde !
Il débarrassa ensuite le mort de ses vêtements, révélant une très longue cicatrice qui, partant de la dernière côte à gauche, descendait jusqu’à un point situé sous le nombril. Il pressa d’abord lui-même sur l’abdomen du défunt, puis il saisit la main de Chen Wen-Jin et l’appuya au même endroit. Cela la fit frémir. À coup sûr, quelque chose avait été dissimulé dans l’estomac du cadavre.
Zhang Qiling leva la tête, ne sachant toujours pas s’il devait extraire l’objet ou non. Si cette personne, avant de mourir, avait caché quelque chose à l’intérieur de son corps, c’est que c’était très important pour elle. Ou était-ce un test ? Il avait un principe auquel il se tenait à chaque visite dans un tombeau : ne jamais endommager un corps dans le seul but de s’accaparer le contenu de la sépulture. Il lutta un long moment avec lui-même, s’efforçant de prendre une décision, puis jeta un nouveau coup d’œil à Chen Wen-Jin. Issue de l’école nordique de pilleurs, la jeune femme se souciait évidemment des questions morales liées à la la profession. Elle secoua la tête :
― Il faudrait être sans cœur pour le prendre. Le ciel te punira.
Zhang Qiling soupira et, décidé à renoncer, recula d’un pas et se prosterna devant la dépouille. Mais alors qu’il relevait la tête, il eut l’impression que quelque chose clochait concernant le corps. Il l’examina sous toutes les coutures et prit une brusque inspiration : la momie avait un étrange sourire sur le visage.
Notes explicatives :
(1)L’Empereur Jaune (ou Huangdi) est une divinité de la religion chinoise, l’un des souverains et héros culturels légendaires chinois inclus parmi les Trois Souverains et Cinq Empereurs mytho-historiques et les plus hautes divinités des Cinq Régions cosmologiques. On dit qu’il a régné de 2698 à 2598 avant J.-C., mais il n’a pas été prouvé qu’il ait réellement existé.
(2) Huangshi est un personnage semi-mythologique et un ermite taoïste qui a vécu entre la dynastie Qin et la dynastie Han. Il a donné à Zhang Liang (un stratège militaire et politicien chinois qui a vécu au début de la dynastie Han occidentale) un traité de stratégie militaire appelé “Huang Shigong San Lue” (Les “Trois Stratégies de Huang Shigong”), qui a permis à Zhang Liang de se transformer en un habile homme d’État et un puissant stratège de guerre.
(3) Les huit piliers, également connus sous le nom de huit piliers du ciel, sont un concept de la mythologie chinoise. Situés dans les huit directions cardinales, ils constituent un groupe de huit montagnes ou piliers dont on pense qu’ils soutiennent le ciel. Les huit piliers sont un aspect central de la mythologie chinoise et ont également été largement utilisés dans les allusions poétiques.
(4) Les perles de nuit, également appelées “Yemengzhu”, sont une forme rare de fluorine verte naturellement luminescente (c’est-à-dire qui n’a pas besoin de lumière ultraviolette pour briller), presque aussi résistante que les diamants, et qui occupe une place importante dans les légendes chinoises.
(5) La position du lotus est la position privilégiée des moines bouddhistes lorsqu’ils méditent (ils aiment aussi mourir assis dans cette position). Les moines qui meurent dans cette position sont généralement des enseignants particulièrement éclairés. Leurs élèves attendent que le défunt se transforme en momie et recouvrent ensuite son corps d’or.