Tout comme l’améthyste, le jade pourpre servait généralement à fabriquer des amulettes et autres objets destinés à éloigner les mauvais esprits. Rares étaient ceux qui en faisaient une boîte. De plus, celle-ci semblait faite d’un seul morceau, ce qui n’était vraiment pas courant. Ce matériau précieux n’étant pas facile à sculpter ni à polir, il n’y avait aucun motif sur la boîte, seulement quelques garnitures d’or autour du couvercle. À en croire son emplacement dans le cercueil, elle servait d’oreiller au défunt. Les oreillers de jade étaient considérés comme des marchandises de grande valeur, à plus forte raison s’il s’agissait de jade pourpre. Les empereurs de l’époque eux-mêmes ne bénéficiaient sans doute pas de ce genre de traitement.
En sortant avec précaution la boîte pour la poser sur le sol, nous remarquâmes qu’elle n’avait pas de verrou. Nous l’ouvrîmes et vîmes à l’intérieur un parchemin de soie jaune bordé d’or. Les fils d’or avaient été tissés dans la soie qui était parfaitement conservée. Nous dépliâmes le parchemin et découvrîmes, inscrits à gauche, les mots « Le Livre du Roi Shang des Enfers » suivis de petits caractères bien serrés sur le côté.
Gros-lard était plus intéressé par l’armure funéraire que par ce parchemin et lorsque, de plus, il s’aperçut qu’il était incapable de le lire, il grommela quelque chose entre ses dents et retourna examiner l’armure. Poker-face retira son épée de l’arbre, s’allongea près du lit de jade, les yeux rivés sur le cadavre du Roi jusqu’à ce que sa vue devienne floue.
Oncle San et moi nous assîmes près de lui pour étudier soigneusement le texte figurant sur le parchemin. Mon niveau ne me permettait d’en saisir que certaines parties, mais après moults recoupements, je vis se dessiner une idée générale.
Ce qui était rapporté était tout simplement incroyable. Si je n’avais pas fait face à tant de choses étranges durant cette aventure, jamais je n’aurais pu croire qu’il puisse exister pareils phénomènes.
Au bord de ce texte se trouvait une ligne de petits caractères écrits de la main même du Roi Shang de Lu, une introduction suivie de tous les événements majeurs qui s’étaient produits dans sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Si j’avais voulu tous les retranscrire, cela m’aurait pris entre dix et quinze jours, mais heureusement, je comprenais les deux points principaux.
Le premier faisait état du moyen par lequel le Roi avait acquis le sceau fantôme. Comme il ne s’agissait que d’un bref extrait du parchemin, je pris un moment pour le parcourir avant de le lire à haute voix.
Le roi Shang, qui avait hérité du poste officiel de son père à l’âge de vingt-cinq ans, pillait des tombes antiques pour le compte de l’État de Lu et utilisait l’or qu’il avait trouvé pour payer les salaires de l’armée. Un jour, il entra dans une tombe d’une dynastie inconnue et trouva dans le cercueil un serpent géant immobile. Le roi était un homme très courageux et après en avoir déduit que le serpent était un monstre, il le coupa en deux avec son épée et ordonna qu’il soit éventré. C’est alors que cette boîte fut découverte dans son estomac.
Cette partie du récit me stupéfia. La boîte que j’avais mise dans mon sac plus tôt était-elle la même que celle qui avait été récupérée dans l’estomac du serpent ? Constatant que je m’étais interrompu, mon oncle, qui s’impatientait, me dit :
― Ne t’arrête pas, continue à lire !
Manquant de temps pour laisser courir ma réflexion, je me ressaisis et poursuivis ma lecture.
Le Roi Shang ne se souciait guère de la boîte à ce moment-là, pensant qu’il s’agissait simplement d’un objet que le serpent avait avalé par hasard. Mais plus tard dans la nuit, alors qu’il dormait, il vit en rêve un vieil homme à la barbe blanche qui lui demanda :
― Pourquoi m’as-tu tué ?
Le roi était sanguinaire. Il avait tué tellement de personnes qu’il les oubliait aussitôt fait. Ne sachant donc pas qui était ce vieil homme, il répondit :
― Si je veux tuer, je tue.
Le vieil homme se transforma brusquement en un serpent géant et se précipita pour le mordre. Toutefois et même dans ses rêves, le Roi Shang de Lu était incroyablement féroce. Il trancha prestement le serpent avec une autre épée puis mit le pied dessus, prêt à le décapiter. Le reptile, implorant sa pitié, lui dit que si après avoir détruit sa chair, le roi détruisait aussi son âme, il ne pourrait jamais se réincarner. S’il l’épargnait, en revanche, il lui transmettrait deux trésors et ferait de lui un fonctionnaire de haut rang. En ce temps-là, les officiers pilleurs de tombes étaient sous le commandement direct de l’empereur, mais leur statut était très bas. Le Roi Shang ayant une très haute opinion de lui-même, il ne pouvait refuser une offre aussi attrayante, aussi accepta-t-il sans hésiter les conditions du serpent.
L’animal lui expliqua alors comment ouvrir la boîte pourpre et or découverte dans son ventre et lui apprit à utiliser les trésors qu’elle contenait. Estimant que ces choses ne devaient être connues que des cieux et non des mortels, le roi prit son épée et coupa la tête du serpent.
Ce passage du récit m’écœura. Ce Roi Shang de Lu était vraiment trop cruel.
C’est alors que le gros accourut et demanda :
― L’un des trésors doit être le sceau fantôme, mais l’autre ? Il n’a jamais été mentionné dans les livres anciens. Est-ce que ça pourrait être cette armure funéraire de jade ?
Je lui fis signe de ne pas me bousculer et poursuivis ma lecture.
À son réveil, le roi essaya la méthode apprise en rêve et réussit à ouvrir la boîte. Il ne mentionnait pas quels trésors elle contenait, uniquement qu’il les avait utilisés une fois et « sans problème ». Estimant que cette affaire ne devait pas s’ébruiter, il prit ses subordonnés, ses domestiques, leurs familles et les massacra un par un. Les bébés d’un mois à peine ne furent pas épargnés.
A la lecture de ces derniers faits, je dus m’arrêter et prendre une profonde inspiration. Je ne pouvais m’empêcher de penser que ce roi devait avoir un problème. Sinon, comment expliquer une telle cruauté ?
― Comment a-t-il pu tuer autant de monde à lui seul ? demanda le gros balourd. Il a dû utiliser ces trésors. Regarde vite s’il y a quelque chose d’écrit à leur sujet plus loin. Je meurs d’envie de savoir.
― Qu’est-ce que tu racontes, bordel ? Va emballer ton armure funéraire !
Il eut un sourire :
― D’accord, d’accord. Je ne t’interromprai plus. Mais bon sang, lis plus vite ! Je commence à avoir la bougeotte !
Je l’ignorai et poursuivis ma lecture.
Grâce à ces deux trésors, le roi fut invincible durant des dizaines d’années. Que ce soit sur un champ de bataille ou à la cour impériale, nul ne pouvait le battre. Mais à la fin de sa vie, les choses se dégradèrent lorsqu’il se mit à développer de nombreuses maladies chroniques dues à des années d’exposition au gaz émis par les cadavres. Finalement, l’empereur le jugea trop vieux pour remplir ses fonctions et lui retira son pouvoir militaire. Se voir relégué au rang de pilleur de tombes plutôt que de gérer les affaires militaires était en soi une rétrogradation.
Sa santé se détériorant de jour en jour, il redoutait un peu plus la mort. Une nuit, il rêva même de ce serpent qu’il avait vu en songe plusieurs décennies auparavant. Le reptile géant lui annonça que sa fin était arrivée et que tout le monde l’attendait en Enfer. Le roi regarda autour de lui et vit que presque toutes les personnes présentes étaient des gens qu’il avait tuées sa vie durant !
À son réveil et se remémorant son rêve, il fut si terrifié qu’il alla demander conseil à son conseiller militaire.
Ce dernier, qui avait pour nom Tie Mian Xiansheng, était expert en cartomancie et en Feng Shui. Après avoir réfléchi au problème, il expliqua au Roi Shang qu’il existait, dans les temps anciens, une sorte d’armure funéraire de jade qui avait le pouvoir de rajeunir celui ou celle qui la portait et de lui permettre de vivre éternellement. Malheureusement, elle avait disparu depuis longtemps et pour la retrouver, il fallait la chercher dans les tombes antiques.
Le roi était désespéré mais les paroles de son conseiller – qu’elles fussent vraies ou non – lui donnèrent une lueur d’espoir. De plus, le pillage de tombes était son point fort. Il passa donc toute la nuit à étudier de vieux ouvrages. A cette époque, les informations étaient encore abondantes et beaucoup de choses n’avaient pas encore été perdues, aussi finit-il par trouver une référence à une grande tombe censée renfermer une armure funéraire de jade.
Il rassembla plus de trois mille hommes, passa plus de six mois à fouiller les montagnes où il pensait trouver le tombeau et découvrit enfin une immense tombe impériale de la Dynastie des Zhou Occidentaux. Les différentes nations n’étant pas très riches à cette époque, les dimensions de cette tombe étaient époustouflantes.
Ses constructeurs avaient utilisé les grottes naturelles présentes dans la montagne. Néanmoins, les passages qui menaient à la tombe étaient extrêmement complexes car construits selon les principes des huit trigrammes divinatoires du « Livre des Changements ». Sans les compétences du Roi Shang de Lu dans l’art divinatoire du Qimen Dunjia, jamais ils n’auraient pu y entrer.
Mais le plus étrange était l’arbre géant dans la grotte où se trouvait la chambre funéraire principale et que le roi appelait Cyprès Serpent à Neuf Têtes. En dessous figurait un lit de jade où était allongé le cadavre émacié d’un jeune homme revêtu d’une armure funéraire de jade noir bordée de fils d’or.
Tie Mian Xiansheng examina l’armure et affirma avec une certitude absolue que c’était bien celle qu’ils recherchaient.
Le jeune défunt semblait mi-mort, mi-vivant. De temps à autre, sa peau morte tombait pour céder place à une nouvelle couche dermique. D’après le conseiller, ce jeune homme, au moment de sa mort, devait être un vieillard flétri.
Xiansheng était quelqu’un de très habile qui savait parfaitement comment maîtriser les cadavres sanglants. Il utilisa une méthode spéciale pour retirer le mort de l’armure qu’il scella ensuite dans un sarcophage situé dans l’une des chambres secondaires de la tombe.
Selon le plan établi par son conseiller militaire, le Roi Shang prit une pilule destinée à simuler sa mort devant l’empereur. Celui-ci, croyant que le roi pouvait réellement aller et venir librement entre le monde des mortels et le monde des enfers, en fut terrifié. Afin d’apaiser Shang, il lui offrit des funérailles plus grandioses que celles des rois vassaux ordinaires.
Le roi utilisa ses fouilles antérieures comme couverture pendant que ses hommes de confiance construisaient en secret une tombe en forme d’éventail au-dessus du tombeau impérial de la Dynastie des Zhou Occidentaux. Comme il connaissait toutes sortes de techniques de pillage de tombes, il plaça des pièges partout – dont les sept faux cercueils – et se cacha dans l’arbre millénaire.
Mais avant d’entrer dans le cercueil, il se débarrassa de toutes les personnes impliquées dans le projet et les jeta dans la rivière. Puis il empoisonna tous ses subordonnés et domestiques, ne laissant en vie que deux aides loyaux, un homme et une femme, pour le mettre en bière. Cette tâche accomplie, tous deux prirent également du poison et moururent. Je me dis alors que la plupart des corps que nous avions vu dans la caverne aux cadavres étaient morts suite aux plans du Roi Shang.
Soudain, une question me traversa l’esprit et je demandai à mon oncle :
― Au final, qu’est-il arrivé à ce Tie Mian Xiansheng ? Il semblerait qu’on ne parle plus de lui par la suite. Est-il mort lui aussi ?
― Il était du genre malin. Il avait donc certainement prévu que le Roi Shang de Lu réduirait tout le monde au silence. Je doute qu’il ait été assez stupide ou loyal pour se laisser tuer comme les autres.
― Évidemment que non, dit doucement Poker-face, parce qu’en fin de compte, celui qui repose dans l’armure funéraire de jade n’est pas le Roi Shang mais bien Tie Mian Xiansheng.