Chapitre 20 – Le Dragon Centipède
Après que le missile de Chen Pi eut sifflé devant la flamme vacillante, la lumière faiblit de nouveau et tout ce que nous avions vu devint flou dans l’obscurité. Nous restâmes debout, silencieux et effrayés, nos mains sur nos couteaux.
Chen Pi chuchota :
― Gardez votre calme. D’un signe, il indiqua au Moine Hua d’éteindre rapidement la lampe à proximité. Nous nous retrouvâmes enveloppés d’un voile protecteur dans l’obscurité, alors que la lumière à côté de la silhouette sombre était considérablement renforcée.
Au départ, nous étions convaincus qu’il s’agissait d’un homme, mais avec un cou anormalement long, semblable à celui d’une girafe ou peut-être même d’une oie, portant des appendices étranges sur son corps. Plus je l’observai, plus je me persuadai que ce n’était pas un être humain, mais plutôt d’un oiseau étrange. Les créatures monstrueuses que Wang Canghai avait gardées dans sa tombe sous-marine pour son divertissement me revinrent en mémoire. Avait-il pu en apporter une ici pour nous tendre un piège dans les montagnes ?
Quoi que ce soit, cette entité demeurait figée tel un objet inanimé, trop immobile pour être une créature vivante. Nous restâmes sans bouger et silencieux, jusqu’à ce que le Gros murmure :
― Ce n’est pas normal. Sommes-nous en train d’halluciner par manque d’oxygène ? Est-ce l’ombre d’une statue que nous n’avons pas remarquée en traversant le couloir plus tôt ? Ou pourrait-il s’agir d’un fantôme, dont l’esprit serait prisonnier de cet endroit maudit ?
Un an plus tôt, j’aurais tourné en dérision toute discussion sur les fantômes ou les esprits maléfiques, et je ne croyais pas non plus aux zombies ou aux monstres marins. Cependant, j’avais désormais vu suffisamment de zombies pour remplir plusieurs tables de mahjong, et je n’étais plus certain que ce que nous regardions n’était pas un fantôme. Gros-lard avait raison. Si cette entité était vivante, elle bougerait au moins un peu. Même les zombies devaient respirer.
Et ne serait-elle pas déjà attaquée par les mille-pattes ? Ils ne laissaient rien en ordre dans leur sillage. Je soulignai ce fait au Gros, qui proposa :
― Arrêtons de contempler et approchons silencieusement. Si c’est un être humain, nous le maîtriserons et le tuerons.
Nous commençâmes à ramper en direction de la lumière, le reste du groupe nous suivant. Mais alors que nous approchions de la lampe, je fus saisi par un sentiment intense que quelque chose d’horrible nous y attendait. Je ralentis mon avancée et me retirai dans les ténèbres, rampant à pas feutrés derrière mes compagnons, convaincu que tout ce qui se trouvait près de cette lampe était quelque chose que je ne voulais pas voir. Finalement, je l’aperçu.
Devant nous se tenait une immense créature, mi-mille-pattes mi-serpent, enroulée autour de la lampe, sa gueule béante aspirant la vapeur du gaz qui l’alimentait. Elle ressemblait trait pour trait à la statue de dragon-mille-pattes que nous avions vue précédemment, ainsi qu’à celles gravées sur les parois du tunnel. Était-ce cette créature que les Dong Xia avaient élevée au rang de divinité à adorer ? J’entendis une voix murmurer « Recule », et j’obéi sans hésiter. Je reculai, incapable de détourner mon regard de cette monstruosité et je m’arrêtai enfin dans l’obscurité de la grande salle, sans savoir où j’étais. Tout ce que je savais, c’est que j’étais seul.
J’entendis des bruits de pas agités se rapprochant de plus en plus chaque seconde. Pour y voir plus clair, j’allumai ma lampe-torche et c’est alors que j’aperçu le moine Hua qui s’approchait, tenant lui aussi une torche, à quelques pas de là :
― Éteignez vos lampes-torches, dit-il, et que personne n’allume de lampe. Venez vers moi aussi vite que possible, tous autant que vous êtes.
― Si nous allumons les lampes, nous verrons où est ce dragon. Pourquoi ne pas en profiter ? cria Gros-lard.
― Parce que le gaz dans les lampes est rempli de Chong Xiang Yu sur lequel se nourrissent ces monstres. Plus il y aura de lampes allumées, plus il y aura de ces fichues choses qui seront attirées. Faites ce que je dis et venez ici, rétorqua Hua.
Nous nous rassemblâmes tous autour de lui, haletant lourdement.
― Nous voilà. Quel est votre plan ? exigea le Gros.
― Nous avons encore de la dynamite. Nous allons faire exploser cette chose en morceaux.
― Excellente idée. Qui va servir d’appât pour attirer cette chose suffisamment près de la dynamite et l’envoyer en enfer ? Vas-tu être le glorieux sacrifice, Frère à la cicatrice ? railla le Gros.
― Ne vous inquiétez pas, c’est déjà réglé. J’ai trouvé un volontaire, répondit le moine Hua d’une voix froide. Je regardai les hommes autour de moi et criai :
― Où est Lang Feng ?
Soudain, une explosion violente déchira l’obscurité et nous fûmes aveuglés par une lumière éblouissante. Nous nous jetâmes immédiatement sur le sol qui tremblait violemment, sous une pluie d’éclats de bois.
Après les tremblements, je relevai la tête pour constater les dégâts. Un immense trou béant avait été créé dans le sol, au fond duquel un feu brillant brûlait intensément. Le corps convulsant du dragon mille-pattes était visible, la tête fracassée. À proximité, gisait une jambe, un bras et quelques morceaux de tissus déchirés, vestiges de l’appât utilisé par notre moine. Il avait attaché de la dynamite à Lang Feng, qui avait fourni l’appât, mais ce dernier était maintenant inconscient.
J’observai attentivement Hua et Chen Pi. Leurs visages respirant une grande sérénité, comme si rien d’inhabituel ne s’était produit.
C’est alors que Chen Pi s’approcha de moi et murmura :
― N’ayez pas l’air si choqué, Jeune Maître Wu. Votre grand-père, voire même votre oncle, auraient agi de la même façon. Et si j’avais été à la place de Lang Feng, j’aurais compris que le moine Hua m’utiliserait de la sorte. Vous devez vous rappeler, dans notre profession, il faut avancer de trois pas et reculer de quatre.
Je comprenais très bien ce qu’il voulait dire. J’avais lu cette citation dans le carnet de mon grand-père. Dans les souterrains, chaque décision prise par un pilleur de tombes pouvait être une question de vie ou de mort. Il fallait y réfléchir trois fois avant de la prendre, et quatre fois après. Rien n’était jamais fait impulsivement. Tout était retenu comme une leçon pour l’avenir.
Malgré tout, il était difficile d’accepter la situation. Lang Feng, plongé dans le coma, risquait de ne pas survivre à cette aventure, et transporter son corps lourd aurait également mis en danger tous les membres de l’équipe. Pourtant, sa mort avait été barbare, et la justification posée de Chen Pi ne faisait qu’aggraver mon malaise.
Je me dis que je ne pouvais pas me permettre d’y penser pour le moment, pas tant que nous ne serions pas dans un endroit où l’éthique avait un sens. Je décidai donc de me forcer à être aussi impassible que le vieux tueur à mes côtés.
Le feu de l’explosion commençait à s’éteindre, et nous nous dirigeâmes vers le trou, en évitant de regarder les fragments qui avaient auparavant formé le corps de Lang Feng. Gros-lard posa sa main sur mon épaule :
― Oublie ça, chuchota-t-il, Qui sait ce que Lang Feng avait fait pour mériter une mort aussi brutale ? Tous ces types sont des animaux, même le moine.
Un vent froid s’échappa du trou, apportant avec lui une bouffée d’air frais. Nous savions que cela venait de l’extérieur, ce qui signifiait que le trou pourrait servir de sortie sans avoir à traverser les mille-pattes, à condition que nous creusions un peu.
Sans mot dire, le Gros sauta dans le cratère, suivi par le moine Hua :
― Pensez-vous que ce soit sûr de creuser ici ? demanda le Gros.
― Nous n’avons pas le choix, répondis-je, soyez simplement prudents. L’explosion a peut-être affaibli cet endroit au point que tout puisse s’effondrer.
Nous sortîmes notre corde et l’attachâmes à l’une des colonnes massives de la salle, puis nous la fixâmes autour de la taille de Gros-lard et du moine Hua. Nous prîmes également soin de sécuriser solidement nos sacs à dos pour ne pas perdre notre équipement en cas d’incident. Chacun de nous saisit ensuite la corde avec détermination.
Le Gros prit sa pioche et commença à frapper la roche sous ses pieds. Au premier coup, la pierre craqua et s’effondra, engloutissant la jambe gauche du Gros jusqu’à la cuisse :
― Merde ! cria-t-il en luttant pour remonter sa jambe à la surface. Seulement, quelque chose le tirait et son corps commençait à glisser loin de nous, Quelque chose me retient !.
Hua se précipita pour l’aider, tenant fermement ses mains pendant que le reste d’entre nous tirait sur la corde. Malgré nos efforts, il ne bougeait pas. Ye Cheng dirigea alors sa lampe vers la fente dans la pierre, révélant une main verte qui tenait fermement la cheville du Gros.