Chapitre 19 – Les Mille-pattes mortels
Les rares moments où Poker-face prenait la peine de parler, je savais qu’il fallait que j’écoute et que je fasse ce qu’il me disait. Quoiqu’il se passe en ce lieu, cela semblait être pire que tout ce que nous avions déjà affronté ensemble. Je retins mes questions et commençai à courir dans le tunnel, faisant signe à tout le monde de me suivre. Gros-lard était déjà en tête, bien loin devant nous.
Nous nous précipitâmes, poussâmes la porte en jade et nous rejoignîmes la grande salle où les bruits de froissement étaient plus forts que jamais. Le son provenait du toit, comme si des centaines de pieds rampaient sur les poutres au-dessus de nos têtes, mais lorsque nous dirigeâmes nos lampes vers le haut, il n’y avait qu’obscurité.
― Fuyons d’ici, dit Grande-Gueule et personne ne le contredit.
Nous fûmes tous effrayés, nous nourrissant de la panique des autres, et nous courûmes pour sauver nos vies de quelque chose que nous ne pouvions pas voir, chacun à sa propre allure. Le Gros et Ye Cheng étaient tellement en avance sur le reste du groupe que nous pouvions à peine distinguer les points de lumière de leurs lampes en mouvement. Ensuite, ils ralentirent et une fois les avoir rejoints, nous remarquâmes que la porte qui nous permettrait de sortir avait disparu.
― Impossible ! s’écria le moine Hua, Nous avons suivi un tunnel en ligne droite sans aucun embranchement. La porte doit être ici même.
― Non, répondis-je, Qilin avait raison. Wang Canghai ne voulait clairement pas que nous sortions d’ici vivants.
― Que faisons-nous alors ? demanda le Gros, Cherchons à gauche.
― Inutile. La porte a disparu. Pas besoin de gaspiller notre temps et notre énergie, expliquai-je.
― Allons-nous simplement mourir de faim ici ? demanda Ye Cheng.
― Ne vous inquiétez pas, assurai-je à Ye Cheng. Le Gros, Qilin et moi avons déjà connu ce genre de pièges dans la tombe sous-marine et nous avons réussi à nous en sortir. Je suis assez confiant que nous pouvons faire de même ici si nous unissons nos connaissances et notre expérience. Wang Canghai était brillant mais il était humain, pas infaillible. Peu importe à quel point ses pièges étaient précis et méticuleux, ils doivent contenir une ou deux failles. Ce qui m’effraie, c’est qu’il ne voulait peut-être pas nous piéger, mais nous tuer. Ce bruit étrange au-dessus de nos têtes est ce pour quoi nous devons nous inquiéter – au minimum il pourrait nous rendre complètement fous.
― Rester ici est une mauvaise idée, déclara Hua, Pourquoi ne pas nous diviser en quatre groupes et courir dans des directions différentes ? De cette façon, certains d’entre nous s’en sortiront et nous ne serons pas complètement anéantis.
― Faisons un tour d’horizon, objecta Gros-lard, Tout le monde n’est pas encore là. Nous ne pouvons rien faire avant d’être tous réunis.
Dans notre terreur, nous oubliâmes de compter les têtes. Grande-Gueule, Qilin, Chen Pi, Lang Feng qui portait Shunzi, tous manquaient à l’appel et aucun faisceau de lumière ne nous approchait dans l’obscurité.
Je me frottai le front et essayai de réfléchir. Grande-Gueule se plaçait toujours à l’arrière du groupe, il avait appris ça à l’entraînement militaire. Chen Pi était un vieil homme, bien sûr, il traînerait derrière et Lang Feng avec un poids sur le dos aussi. Et Qilin ? Il disparaissait souvent pour agir en solitaire, il n’y avait rien d’anormal à son absence.
Le moine Hua et Ye Cheng semblaient perdus sans leur leader, restant silencieux et confus. Le Gros commença à crier avec la force d’un cor de brume :
― Grande-Gueule ! Vieux Chen ! Où êtes-vous ?
Alors que sa voix se dissipait dans le tunnel, nous entendîmes Lang Feng hurler :
― Sainte merde, éteignez vos lampes torches immédiatement et regardez en haut !
Éteindre nos lampes torches ? Quelle sorte de folie était-ce ? Nous avions déjà perdu une partie de notre groupe. Que se passerait-il si nous éteignions nos lampes et que d’autres d’entre nous disparaissaient ? Je lançai au moine Hua un regard interrogateur. Il avait l’air aussi perdu que moi. Gros-lard avait éteint sa lampe :
― Écoutons-le. Éteignons-les et voyons ce qui se passe.
Nous éteignîmes nos lampes et regardâmes rapidement vers le plafond. Peu à peu, celui-ci s’illumina avec de nombreuses petites taches vertes scintillantes au-dessus de nous, telles une mer d’étoiles minuscules.
― C’est… une Carte des Cinquante Étoiles ? demanda Hua depuis quelque part dans l’obscurité.
Gros-lard, Qilin et moi avions déjà observé cela dans le tombeau sous-marin, où le plafond avait été illuminé par la luminescence de gemmes en forme d’œil de poisson ressemblant à des perles, très proche d’une Carte des Cinquante Étoiles, mais ici, les lumières étaient en mouvement.
― On va faire fortune cette fois ! Tant de perles lumineuses ! cria le Gros.
― Non, ce ne sont pas des perles ni des yeux de poisson précieux, ce sont des insectes, dis-je, mes lèvres subitement figées par la peur.
― Des insectes ? Quels types d’insectes ? Gros-lard pensait probablement aux insectes dévoreurs de cadavres et qui nous avaient presque dévorés lors de notre première aventure, tu penses que ce sont des lucioles ?
― Non, les lucioles clignotent. Je ne sais pas… Quelque chose d’irritant atterrit sur mon cou pendant que je parlai. J’attrapai son corps et l’écrasai. Je ne pouvais pas le voir, mais je sentais beaucoup de pattes. En allumant ma lampe, j’observai ce que j’avais dans mes doigts et le jetai au sol avec dégoût.
Cela ressemblait beaucoup à un mille-pattes, d’environ la taille de la paume de ma main, avec des tentacules très longues. Son corps mince était divisé en neuf sections, chacune avec une tache verte. Ses pattes étaient beaucoup plus longues que celles d’un mille-pattes ordinaire, aussi longues que tout son corps, et il y en avait tellement qu’elles ressemblaient à des brins de cheveux poussant depuis le torse de l’insecte. J’avais déjà vu des photos de cette chose. C’était un mille-pattes domestique qui pouvait atteindre une taille de un mètre, et cela m’avait toujours donné la chair de poule. En voir un en vrai m’effrayait davantage. La légende disait que s’il rampait sur le corps d’une personne, tout ce qu’il touchait pourrissait, et quand j’étais jeune, je faisais des cauchemars où ces choses rampaient dans mes oreilles.
Ma tête me démangeait à nouveau, il y avait un autre mille-pattes. Je l’écrasai rapidement en réalisant que ces maudites bestioles tombaient sur nous et recouvraient le sol sous nos pieds. Elles commençaient à nous entourer avant de grimper sur nos bottes.
Le Gros sortit son lave-mains pour se couvrir la tête tout en frappant frénétiquement le sol avec sa pelle. Ye Cheng tenait sa tête et criait. Quand je voulu l’aider, je remarquais que plusieurs insectes étaient déjà entrés dans ses oreilles :
― Baissez la tête et secouez-la, lui criai-je alors que j’écrabouillai les mille-pattes qui sortaient.
Les insectes fuirent dans le combat, mais de plus en plus continuaient de tomber sur nous depuis le plafond. Nous étions comme fous et presque submergés lorsque nous entendîmes un bruit d’éclatement. Une lueur sortit de la lampe du génie dans la grande salle et les mille-pattes s’y précipitèrent.
― Allumez un feu rapidement, cria Shunzi, ces choses sont attirées par la chaleur. C’est pourquoi elles tombent sur vous.
Gros-lard et moi nous ruâmes vers la lampe la plus proche de nous. Son huile s’était solidifiée et nous dûmes la réchauffer avec nos briquets afin qu’elle s’enflamme. Les mille-pattes s’y regroupèrent en essaims, crépitant au contact des flammes. Quant à ceux du plafond, ils tombaient directement sur la chaleur de la lampe et non plus sur nous.
Nous courûmes dans la direction de la voix de Shunzi et le trouvâmes assis sur le sol à côté de Lang Feng, qui tressaillait et n’arrêtait pas de se tordre.
― Les mille-pattes ont atteint son cerveau. J’ai essayé de les enlever de ses oreilles mais ils ont creusé trop rapidement, déclara Shunzi en brossant les mille-pattes restants du corps torturé de Lang Feng.
― Peut-on le sauver ? demandai-je.
Shunzi secoua la tête :
― Je ne suis pas sûr. Une fois que quelqu’un de notre village est touché par ces choses, nous disons que sa vie est désormais entre les mains du ciel. Mais je pense qu’il est perdu.
Grande-Gueule cria dans l’obscurité, nous appelant à venir à lui :
― Nous n’avons pas le temps de parler maintenant. Dites-moi juste, est-ce que votre tête va bien?
Shunzi acquiesça :
― Au fait, qu’est-ce qui m’a fait perdre connaissance ? Tout ce dont je me souviens, c’est que vous avez fait exploser la montagne – hé ! Où sommes-nous d’ailleurs ?
― Nous allions saluer ce lieu sacré. Qui aurait cru qu’il y aurait une avalanche ? Quelques rochers vous ont heurté la tête et vous avez perdu connaissance. Puis la neige nous a transportés jusqu’à cet endroit qui ressemble à un temple. Nous ne sommes pas sûrs de ce qui se passe non plus.
― On en reparlera plus tard, dis-je, Nous devons rejoindre Grande-Gueule maintenant.
Le Gros et moi essayâmes de soulever Lang Feng pour le porter jusqu’à Grande-Gueule. C’était presque impossible de le déplacer alors qu’il se contorsionnait et se tortillait. Pendant que nous luttions avec lui, je vis le Gros plisser le front, comme si quelque chose le dérangeait. C’est alors que j’aperçu une entaille à l’arrière de la tête de Lang Feng. On aurait dit que quelqu’un l’avait frappé fort.
Que se passait-il ? Avait-il été agressé, plutôt que empoisonné par les mille-pattes ? Je lançai un regard à Shunzi, qui portait le sac à dos de Lang Feng.
Le Gros chuchota :
― Chut, avant que je puisse le questionner.
Ensemble, nous soulevâmes Lang Feng dans nos bras et marchâmes dans la direction de Grande-Gueule. Seuls ce dernier et Chen Pi étaient présents.
― Où est Poker-Face ? demandai-je.
― N’est-il pas avec vous ? Je ne l’ai vu nulle part sur le chemin, dit Grande-Gueule.
Gros-lard criait dans le noir. Sa voix résonna et circula pendant un long moment autour de la grande salle, mais personne ne répondait. C’était comme si Poker-Face n’avait jamais été avec nous. Lorsque le silence s’installa à nouveau, nous n’entendîmes aucun bruit de respiration ou de pas.
Je savais déjà ce qui s’était passé. Qilin allait bien. Aucun danger ne pourrait lui arriver avec son pouvoir et ses talents. Il devait avoir une raison spéciale pour disparaître, comme il l’avait fait dans le passé. Ou peut-être avait-il trouvé quelque chose qui l’avait fait partir seul. Dans tous les cas, nous ne pouvions pas le faire revenir avant qu’il ne soit prêt, même si nous nous agenouillions et nous prosternions devant lui.
Grande-Gueule et le Gros appelèrent plusieurs fois, puis allumèrent leurs lampes pour se préparer à chercher. Je les arrêtai :
― Ne vous éloignez pas maintenant. Occupons-nous d’abord des blessés, puis nous irons ensemble.
Nous nous rassemblâmes tous autour de Lang Feng pendant que Chen Pi examinait ses blessures. Je vis que le vieil homme avait directement remarqué la blessure à l’arrière de la tête, mais bien qu’il ait eu l’air pensif, il ne dit rien. Il sembla nous évaluer du regard comme si le Gros et moi étions les responsables de cette blessure. Il pensait probablement que nous l’avions assommé. Qui savait comment il déciderait de nous traiter plus tard ?
Et quelle serait la raison de Shunzi pour attaquer Lang Feng et suggérer ensuite que nous l’abandonnerions pour mort ? Qui était ce type de toute façon, à part un soldat vétéran qui avait servi le long de la frontière ? Je ne me sentais pas prêt à le confronter. Pour le moment, il était encore mon allié et j’en avais besoin. J’étais perdu et perplexe, sans aucune idée de quoi faire dans la situation présente. Maudit soit oncle et maudit soit Qilin de nous avoir abandonnés , pensai-je silencieusement.
Shunzi s’approcha de Lang Feng et le mit sur le côté, puis il sortit des cure-dents de sa poche et les inséra dans ses oreilles. Des mille-pattes qui s’y cachaient s’en échappèrent et il les jeta au sol, le Gros s’empressa ensuite de les tuer.
― Même si j’ai enlevé ces mille-pattes, il y en a encore beaucoup d’autres qui se nourrissent du cerveau de cet homme, nous dit Shunzi, Leur poison le tuera bientôt.
― D’où viennent ces insectes, à votre avis? demandai-je.
― Ils devaient être en sommeil dans les tuiles du toit et ont été réveillés par la fumée de Chong Xiang Yu, répondit le Gros, Quel sale tour, mais comment diable Wang Canghai aurait-il pu savoir que nous brûlerions cette tortue magnétique ?
― La réponse est simple, dis-je, puisque la tortue était enterrée sous la pierre de scellement de la tombe, il a voulu que des pilleurs la découvrent et la détruisent. Que ce soit en la brûlant ou en la cassant, toute forme de destruction rendrait probablement la fumée de Chong Xiang Yu volatile et attirerait les mille-pattes du toit du palais. Toutefois, si elle était découverte par quelqu’un qui respectait le sanctuaire spirituel et ne causerait pas de chaos, la sécurité du Palais dans les Nuages serait toujours garantie par le pouvoir de la tortue magnétique.
Le moine Hua sortit une aiguille hypodermique et un médicament qu’il injecta dans le corps de Lang Feng :
― Cela le maintiendra en vie pendant un moment, dit-il.
Grand-père Chen murmura Panzi :
― C’est un poison très puissant que ces insectes portent. Nous ferions mieux de partir d’ici dès que possible. Si quelqu’un d’autre est piqué, nous n’aurons pas assez de médicaments pour le sauver.
Impatient, Chen Pi fronça les sourcils. Ye Cheng soupira et raconta à Grande-Gueule comment la porte avait disparu, nous piégeant une fois de plus.
― Êtes-vous sûr? demanda Grande-Gueule, Pourrait-on avoir pris une mauvaise bifurcation quelque part?
― Comme c’est étrange, dit Shunzi avant même que Ye Cheng ne réponde.
Je regardai en l’air. La flamme qu’il avait allumée dans la première lampe de génie s’était éteinte :
― Pas si étrange que ça, répondis-je, l’huile dans cette lampe est là depuis des centaines d’années. Nous devrions être reconnaissants qu’elle ait duré aussi longtemps.
― Regardez à nouveau, dit-il obstinément. La flamme que j’avais allumée avec Gros-lard vacillait comme si une brise l’avait frappée, mais il n’y avait pas de vent dans la grande salle.
― Quelque chose est passé devant, dit Shunzi.
Cela doit être Qilin qui revient , pensais-je. Le Gros claqua sa main sur le bas de mon visage. Il y avait une silhouette d’homme dans la flamme vacillante et elle était beaucoup trop grande pour être Qilin.
Chen Pi tourna la tête vers la silhouette, comme s’il entendait quelque chose. Il leva la main et lança un objet dans la direction de la flamme. La silhouette passa à côté de celle-ci et la fit briller de plus belle. Elle avait un long cou, comme celui d’une girafe.