Nous courions depuis si longtemps que la tête nous tournait, mais nous ne voyions pas du tout notre destination. Nous avions déjà un doute depuis un moment lorsque Maître Liang fit cette remarque. Lao Yang s’arrêta :
― Maître Liang, que voulez-vous dire par nous sommes tombés dans un piège ? Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
Liang se frotta la poitrine et désigna le sol :
― Vous… Regardez cet os. Ne vous semble-t-il pas familier ?
Je levai la torche pour mieux voir. En effet, il y avait, sur le sol, un crâne troué qui ressemblait trait pour trait à celui qu’il avait écrasé en descendant de la falaise. Cela ne me dit rien qui vaille, pensais-je en moi-même. Je me retournai et constatai que nous étions très près de la falaise.
Lao Yang regarda autour de lui :
― Vieux Wu, comment t’y prends-tu pour nous guider ? Ne sommes-nous pas revenus à l’endroit où nous étions descendus ?
― Je ne sais pas, répondis-je, sur la défensive. Tout se ressemble ici. Je n’ai pas fait très attention pendant que nous marchions. Peut-être que nous avons pris une bifurcation qui nous a fait faire demi-tour.
Maître Liang reprit finalement son souffle et nous fit signe d’arrêter de nous chamailler :
― Ce n’est pas ça. Vous n’avez pas fait attention, mais je me souviens très bien que le chemin était droit tout du long. il n’y avait ni virage ni bifurcation. Les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Nous avons peut-être été trompés par quelque chose.
Lao Yang blêmit :
― Bon sang, tu crois que les fantômes de ces cadavres nous empêchent de nous approcher de cet endroit afin de protéger leur terre sacrée ?
Intérieurement, j’eus un sourire amer. Au vu des milliers de corps qui nous entouraient et du qi accumulé depuis je ne sais combien de temps, nul n’aurait pu croire qu’il n’y avait pas de fantômes en ce lieu.
― Je ne pense pas. J’ai sur moi un objet béni donc même si un fantôme s’en prenait à vous, je n’aurais absolument rien à craindre, répondit Maître Liang.
Conscient que cet homme était très bien informé, je m’enquis :
― Maître Liang, vous semblez avoir plus de connaissances que nous en la matière. Que pensez-vous qu’il se passe ici ? Notre torche ne durera pas longtemps et quand la flamme s’éteindra, nous serons vraiment dans le pétrin. Nous devons réfléchir à un moyen de nous sortir au plus vite de cette situation délicate.
― À mon avis, la raison pour laquelle nous tournons en rond est qu’il y a un problème avec la disposition des cadavres. Ces milliers d’ossements ont été disposés de manière à s’entrecroiser, ce qui pourrait être une étrange technique de Qimen pour transformer toute la grotte en une sorte de labyrinthe. Vous connaissez la Formation de combat octuple de Zhuge Liang, n’est-ce pas ? (1) Avec seulement quelques tas de pierres, il a pu piéger des centaines de milliers de soldats. Si l’on suit ce raisonnement, ce serait un jeu d’enfant de nous piéger tous les trois ici avec quelques tas d’os.
Lao Yang et moi connaissions l’histoire de Zhuge Liang qui avait ordonné à ses soldats de prendre les rochers sur la rive de Yufu et de mettre en place un réseau de pierres afin de bloquer Lu Xun, (2). Cependant, c’était sans doute exagéré et issu d’un roman. Si quelques tas de pierres avaient un effet aussi considérable, pourquoi se serait-on donné la peine de construire autant de chars et de canons ?
Lao Yang, qui n’y croyait pas lui non plus, répondit :
― Maître Liang, n’essayez pas de nous tromper avec le même stratagème que vous avez utilisé avec ce patron de Guangdong. Vous êtes pris au piège au même titre que nous. J’ai entendu parler de cette Formation dans des histoires, mais rien à voir avec notre situation. De plus, nous avons vu, du haut de la falaise, que les os étaient disposés de manière désordonnée. Nous n’avons remarqué aucune disposition particulière. Comment pourrions-nous tourner en rond une fois descendus ? Les cadavres se déplaceraient-ils tout seuls ?
Comme s’il prenait conscience de ce qu’il venait de dire, Lao Yang se couvrit précipitamment la bouche et s’inclina aux alentours en chuchotant :
― Bonne chance et prospérité à vous tous. S’il vous plaît, ne vous offusquez pas de l’ignorance d’un stupide gamin.
― C’est différent, dit Maître Liang. Lorsque nous regardions du haut de la falaise, nous n’avons rien vu d’autre qu’un vague contour. Aucun d’entre nous n’aurait pu mémoriser en si peu de temps tous les chemins entre les cadavres. De plus, il faisait nuit noire lorsque nous sommes descendus. Si l’un des corps avait été ne serait-ce que légèrement déplacé, cela aurait pu nous amener à prendre l’un des mauvais chemins prévus à l’avance. Par conséquent, et sans même nous en apercevoir, nous sommes revenus sur nos pas. Vous êtes également expérimentés, messieurs, aussi je ne fais pas preuve d’érudition en vous disant qu’il ne faut pas sous-estimer la sagesse des anciens.
Je dus admettre que ces propos avaient du sens, mais je ne pouvais toujours pas me résoudre à le croire. En tout cas, il se passait vraiment quelque chose d’étrange. Sachant qu’il ne serait pas facile d’atteindre cet espace ouvert, je lui demandai s’il avait une idée.
― Je ne voudrais pas me vanter, mais c’est un jeu d’enfant pour moi que de franchir un réseau aussi insignifiant. En situation normale, nous en sortirions facilement, mais tout prend un certain temps et j’ai peur que notre torche ne tienne pas assez longtemps. De plus, je pense que nous avons une question plus importante à régler dans l’immédiat, soupira Liang.
Je savais ce qu’il voulait dire et sentais poindre un mal de tête. Notre principal problème n’était pas de savoir comment détruire ce réseau mais comment faire face à notre situation actuelle. Si rester là n’était pas une option, aller de l’avant ne semblait pas fonctionner non plus. Nous avions eu la chance de revenir à notre position initiale, mais si nous repartions, il n’était pas certain que nous reviendrions. Et une fois la torche éteinte, il n’y aurait pas de boutiques ni de villages aux alentours. Ce serait tout à fait étonnant si nous ne mourions pas.
En fait, le moyen le plus simple de briser le réseau était de grimper sur les piles de cadavres à proximité et de marcher dessus, mais personne n’émit une telle proposition.
Nous étions dans l’impasse depuis quelques minutes lorsque la flamme de la torche vacilla plusieurs fois et diminua progressivement. Lao Yang la regarda et brusquement, s’écria :
― Bon sang, j’ai une idée. Pourquoi ne pas utiliser la torche pour brûler tous ces os ? Le feu peut percer le réseau et dégager un chemin.
Parfois, ce type était presque aussi stupide qu’intelligent. Comment une telle idée lui était-elle venue à l’esprit ?
― Les os ici sont pratiquement pétrifiés, expliquai-je, ils ne prendront probablement pas feu. Et même si c’était le cas, cela équivaut à s’enflammer soi-même. Si tu ne finis pas brûlé, tu mourras en inhalant la fumée. Oublie ça. Et si j’avançais et que vous regardiez la direction de la torche ? Sitôt que je dévie du chemin, vous m’arrêtez et nous saurons où est le problème.
― Pas question, répondit Lao Yang. Si jamais la torche s’éteint alors que tu es seul, tu seras dans une situation pire encore. Qui pourra te venir en aide ? Dans un moment pareil, mieux vaut ne pas nous séparer.
De plus en plus anxieux, j’étais sur le point de réfuter lorsque la torche que je tenais à la main vacilla à deux reprises. Puis, comme si elle ne pouvait plus tenir, elle s’éteignit avec un sifflement.
Notes explicatives :
(1) Zhuge Liang (181-234), était un homme d’État et un stratège militaire chinois, reconnu comme le stratège le plus accompli de son époque. Il fut chancelier, puis régent de l’État de Shu Han pendant la période des Trois Royaumes. La “formation de combat octuple” est également appelée “labyrinthe des sentinelles de pierre”.
(2) Lu Xun (183 -19 mars 245) était un général militaire chinois et un homme politique de l’État de Wu oriental pendant la période des Trois Royaumes.