Je venais à peine d’être hissé sur le pont que le vaisseau fantôme émit un grincement distordu, comme si quelque chose d’énorme l’écrasait. Je regardai autour de moi et réalisai que l’avant et l’arrière du bateau n’étaient pas au même niveau. Cela ne présage rien de bon, pensai-je en jetant un rapide coup d’œil à la cale du navire. Comme on pouvait s’y attendre, la quille était brisée.
Cela étant, la coque allait inévitablement se craqueler. Or ce navire était déjà dangereusement fissuré et l’eau s’y engouffrait à torrent. En moins de cinq minutes, estimai-je, il serait complètement inondé.
― Voilà notre bateau. Partons vite d’ici. Le reste peut attendre, dit Zhang, pâle tant il était nerveux.
Je regardai en arrière et vis que le bateau de pêche sur lequel nous avions embarqué était tout proche.
― Vous allez bien ? Cria le capitaine.
Zhang hissa la femme sur son dos et fit signe au bateau. L’équipage poussa un grand cri de joie et mit en route le moteur pour se rapprocher de nous. Plusieurs membres sur le pont criaient avec excitation, mais je ne parvenais pas à comprendre ce qu’ils disaient. Peu de temps auparavant, ils étaient terrifiés et ressemblaient plus à des mottes de terre qu’à des humains, et voilà qu’ils étaient pleins d’enthousiasme. Ces pêcheurs, des gens simples, étaient vraiment différents de nous.
L’eau qui s’engouffrait dans le vaisseau fantôme contribuant à le ralentir, notre bateau s’arrêta près de lui. Plusieurs membres de l’équipage – l’air encore terrifié – y sautèrent, prirent la femme, retournèrent sur le bateau et s’empressèrent de remonter l’ancre.
― Allons-nous-en, allons-nous-en ! Éloignons-nous de cet endroit maudit ! Cria le capitaine.
Il nous demanda de déposer la femme sur le pont, me fit signe de la tenir, puis releva sa chevelure.
Quoique j’y fusse préparé mentalement, lorsque je revis ces mains desséchées enroulées dans ses cheveux, j’en eus le souffle coupé. Je les voyais clairement désormais. Elles n’étaient pas très longues, la peau semblait durcie et elles provenaient d’une masse semblable à un sarcome sur lequel, plus écœurant encore, poussait un petit visage humain aux traits indistincts. Par je ne sais quel mystère, il était comme collé derrière la tête de la femme.
Quand le capitaine le vit, il prit un air grave. Après s’être prosterné plusieurs fois devant lui, il sortit de sa poche quelque chose qu’il répandit sur le petit visage. Brusquement, celui-ci poussa un cri perçant et commença à se tordre. L’homme prit aussitôt un couteau, l’inséra d’un geste précautionneux mais rapide entre le sarcome et le cuir chevelu de la femme, souleva la masse et l’arracha d’un coup sec.
Celle-ci tomba sur le pont en se tortillant et l’assistance, effrayée, recula de quelques pas. Au bout d’un moment, elle fondit en une masse pâteuse qui s’écoula par les fissures des planches du pont. Je n’avais encore jamais vu ça.
― Qu’est-ce que…
― C’est un esprit à visage humain, dit doucement le capitaine en rinçant le couteau à l’eau de mer. Le fantôme de quelqu’un mort injustement à bord de ce vaisseau fantôme. Il suffit de le saupoudrer de poils de vache et tout devrait bien se passer.
Je voyais à l’expression du capitaine qu’il regrettait déjà d’avoir accepté ce travail. Il marmonna quelque chose, vérifia qu’il n’y avait rien d’autre dans les cheveux de la femme, puis donna des ordres à ses hommes et se dirigea vers la poupe. Un moment plus tard, le bateau se mit en route.
La mer s’était enfin calmée. Même si les nuages sombres étaient toujours présents, ils se brisaient en petits morceaux. Le soleil, qui brillait à travers les trous, donnait au ciel un aspect magique. On aurait dit que cette foutue tempête était enfin passée.
Alors que nous installions la femme, le capitaine monta sur le pont supérieur du navire pour jeter un œil aux environs. Les singes de mer étant extrêmement vindicatifs, impossible de savoir s’ils allaient nous suivre pour se venger. Mais les eaux de Xisha étaient très claires et lorsque la luminosité était bonne, on pouvait même voir à plus de quarante mètres de profondeur. Si quoi que ce soit nous suivait, nous le repérerions d’un coup d’œil, aussi n’étais-je pas particulièrement inquiet à ce sujet.
Tout le monde étant retourné travailler, les hommes, qui couraient dans tous les sens, ne firent plus attention à moi. Je m’étais tellement dépensé qu’à présent que j’étais détendu, je sentais le sommeil me gagner. Je trouvai un endroit relativement confortable pour m’allonger et dormis un moment. En me réveillant, je constatai que le soleil était déjà bien descendu à l’ouest. Notre bateau longeait la côte d’une île. J’aperçus une très belle plage de sable blanc, mais celui-ci semblait trop grossier pour être agréable sous les pieds. Devant nous se trouvait une jetée, notre destination visiblement.
Moi qui pensais que nous irions directement à la prochaine zone de recherche, je fus surpris de constater que l’on rejoignait si tôt le rivage.
― Où sommes-nous actuellement ? Demandai-je avec désinvolture.
― C’est l’île de Yongxing, répondit une voix à proximité. Nous sommes ici pour récupérer des gens.
Je tournai la tête et vis la femme assise à côté de moi. Elle semblait avoir repris des couleurs et venait apparemment de se réveiller. Ne sachant pas résister aux femmes, je ne pus m’empêcher de la trouver quelque peu sexy, même si, visiblement, elle semblait encore mal en point.
― Qui devons-nous récupérer ? lui demandai-je en souriant.
Elle désigna, au loin, la jetée où se profilait un groupe de personnes portant des sacs de voyage.
― Ces gens-là. Deux plongeurs et un consultant, comme vous. Je suis sûre que vous vous connaissez.
Je regardai attentivement les silhouettes. L’une d’elles, un gros gars, me disait vaguement quelque chose, mais je ne parvenais pas à me souvenir. C’est alors que l’un des membres de l’équipage, qui se tenait à la proue, cria :
― Ohé ! Préparez-vous ! On est là !
― Ohé mon cul ! Lança le gros en se retournant. Ça fait une demi-heure que suis assis ici, en plein vent de nord-ouest ! Avez-vous la moindre notion du temps, les gars ?