Nous restâmes assis tous les trois pendant au moins dix minutes, Le Gros me fixant tout le temps, sans mot dire pour quiconque.
Ning avait mis la vidéo en pause. Sur l’écran noir et blanc, l’arrêt sur image montrait un visage que je regardais tous les jours en me brossant les dents. Pour la première fois de ma vie, je ressentis une terreur si indescriptible que je ne voulais rien d’autre que de me réfugier dans mon lit pour ne plus jamais en sortir.
Ning rompit enfin le silence :
― C’est pour cela que je devais venir vous voir.
Je ne lui répondis pas car je ne savais pas quoi dire.
Le Gros ouvrit la bouche et émit quelques sons qui n’étaient pas des mots, avant de finalement réussir à cracher :
― Jeune Wu, c’est toi ?
Je secouai la tête et sentis un vertige m’envahir. Mon esprit était vide. Je serrai mes tempes à deux mains et espérai que Le Gros et Ning cesseraient de poser des questions et me laisseraient le temps de me calmer…
Ils me laissèrent tranquille pendant que je respirais profondément et que je me forçais à ne pas vomir, puis je demandai à Ning :
― D’où a été envoyé le colis ?
― Le reçu dit qu’il a été envoyé de Golmud dans le Qinghai.
Je respirai à nouveau profondément. En effet, les deux colis provenaient de la même ville. Les cassettes que nous venions de regarder étaient du même millésime que les deux cassettes sur lesquelles figurait Huo Ling, dans les années 90. Celles-ci et celles que j’avais reçues étaient certainement liées. Mais je savais que je n’avais jamais porté de tels vêtements et que je n’avais jamais rampé sur le sol d’une vieille maison. C’était trop bizarre, cette personne à l’écran n’était pas moi :
― À part cela, avez-vous reçu d’autres indices ? demandai-je à Ning.
― Le seul indice, c’est vous. C’est pour cela que je suis venu vous chercher.
Je m’emparai de la télécommande à bras-le-corps, rembobinai la cassette et la regardai à nouveau. Lors du gros plan, je dus prendre sur moi pour regarder : la personne sur l’écran avait mon visage, à n’en pas douter.
Le Gros commença à poser d’autres questions, néanmoins Ning le stoppa. Elle appela mon vendeur, lui donna de l’argent et l’envoya dans le froid. Il revint avec une bouteille de vin et Ning m’en servit un verre.
Je bu avec reconnaissance une grande gorgée, ce qui ne manqua pas de m’étouffer quelque peu. D’une voix douce que je n’avais jamais entendue auparavant, Le Gros dit :
― Calme-toi, ne te presse pas. Ce n’est pas difficile à expliquer. D’abord, es-tu sûr que ce n’est pas toi ?
― Cet homme n’est certainement pas moi.
― Alors, as-tu des frères qui te ressemblent beaucoup ? demanda le Gros en souriant, Cette question s’est déjà posée et tu as failli m’arracher la tête à cause de cela. Es-tu sûr que ton père n’avait pas… oh, tu sais…
Je secouai de nouveau la tête et j’avalai un peu plus de vin. Ning me fixa longuement :
― Si ce n’est pas vous, pouvez-vous m’expliquer de quoi il s’agit ? dit-elle.
― Comment diable suis-je censé le savoir ? criai-je
Tout cela dépassait ma compréhension et toute forme de pensée rationnelle. Mais en même temps, quelque chose taquinait mon cerveau, une sorte de conscience bizarre que je n’arrivais pas à saisir.
― Si ce n’est pas toi, dit Le Gros, cette personne pourrait porter un masque qui te ressemble. On dirait qu’elle est obsédée par ton apparence, ce qui devrait te faire te sentir bien – elle te trouve beau, évidemment. Tu penses que quelqu’un a tourné cette vidéo pour te jouer un tour pour une raison ou pour une autre ?
Je maudissais intérieurement. Un masque fait pour me ressembler, peut-être en peau humaine, c’était effectivement une bonne explication, toutefois cela laissait encore beaucoup de questions. Qui le portait ? Comment savait-il à quoi je ressemblais ? Qu’avait-t-il fait en portant mon « visage » ? Pourquoi était-il apparu dans une vidéo ? Quel était l’endroit dans la vidéo ? Quand cela avait-il été filmé ? Quel était le lien avec la cassette de Huo Ling ?
― Ce n’est pas si simple, Le Gros. Il doit y avoir une raison plus profonde pour laquelle ces cassettes ont été faites et pourquoi mon nom et celui de Zhang Qilin ont été inscrits sur les paquets en tant qu’expéditeurs. Mais je n’arrive pas à réfléchir pour l’instant.
Je partis me coucher, me réfugiant dans le sommeil, essayant de ne pas rêver. Ning retourna à son hôtel et Le Gros trouva une chambre près de mon magasin, en disant qu’il ne partirait pas tant que nous n’aurions pas réglé ce problème.
Le lendemain soir, nous allâmes manger tous les deux et Le Gros se pencha sur la table :
― Jeune Wu, maintenant que la femme n’est plus là, peux-tu me dire ce qui se passe ?
― Je ne sais vraiment pas. Ce n’est pas à cause de Ning que j’agis de façon confuse.
Le Gros n’avait pas l’air convaincu. De son point de vue, mon Oncle San était un menteur invétéré, alors je devais naturellement être le même genre de personnage. Dans son esprit, l’individu de la vidéo était absolument moi, et il devait y avoir une sorte de problème indescriptible qui m’empêchait de lui dire la vérité. Lorsque le repas fut servi, il but une gorgée de vin et me redemanda :
― Jeune Wu, toute cette histoire est terriblement compliquée. Tu ne m’as pas dit un mot de toute la journée. As-tu trouvé une explication à ta présence dans cette vidéo ? Si c’est le cas, ne me la cache pas.
Je fronçai les sourcils :
― Je n’y ai vraiment pas réfléchi, je ne sais même pas par où commencer. La seule chose qui me préoccupe est de savoir qui a envoyé ces cassettes. Cependant, je me rend compte que Huo Ling et « moi » savions tous les deux que nous étions filmés et que « moi » s’en fichait. La cassette de Huo Ling a manifestement été réalisée dans les années 90. Si les deux cassettes ont été tournées à la même époque, alors le « moi » de la cassette de Ning date également de la fin du siècle. Mais j’étais encore un adolescent. J’étais au lycée à l’époque et je ne ressemblais pas du tout au « moi » adulte de la cassette. Seulement, comment quelqu’un des années 90 pourrait-il savoir à quoi je ressemblerais à l’âge adulte ? C’est complètement fou, Le Gros. Qui a fait ça ? S’il essaie de me faire mourir de peur, il a presque réussi.
Il tapota mon épaule :
― La personne qui a envoyé cette cassette à Ning pourrait-elle être Zhang Qilin qui se fait passer pour toi ?
Je soupirai. Qui l’eût cru ? Si la personne qui avait envoyé le paquet à Ning avait utilisé mon nom, alors celle qui m’avait envoyé les cassettes pourrait-elle avoir utilisé celui de Qilin ? Mais si ce n’était pas ce dernier, alors qui cela pouvait-il être ? Serait-ce quelqu’un de l’expédition Xisha ? Et quel était le but de tout cela ?
― Oh, Le Gros. Tu penses différemment des autres. Aide-moi sur ce point. D’après ton intuition, quel est le but de tout cela ?
― Intuition ? Le Gros se gratta la tête, Je n’ai aucune expérience dans ce domaine. Comment pourrais-je avoir une intuition ?
C’est vrai, ai-je pensé. C’était un peu ridicule de ma part de lui demander cela. Après tout, il n’était pas si proche de Qilin, et il ne savait pas grand-chose sur Xisha, ou du moins pas autant que ce que mon oncle venait de me dire.
À bien y penser, que savais-je de Zhang Qilin ? Mon intuition me disait qu’il n’était pas tout à fait humain. À part les quelques fois où il m’avait sauvé la vie, je ne me souvenais pas qu’il ait fait autre chose que dormir. Je n’avais même pas la moindre idée de comment décrire sa personnalité. Il n’avait pas d’habitudes particulières, il ne faisait jamais rien de plus que ce qui était nécessaire, cependant dès qu’il faisait un geste, il se passait quelque chose. Et les rares fois où son expression changeait de son habituel visage impassible, tout le monde autour de lui commençait à se sentir très nerveux.
Je réfléchis un peu plus et je dis au Gros :
― Oublie donc l’intuition. Pourquoi ne pas parler de ce que tu ressens à propos de toute cette affaire ? Qu’est-ce qui ne te semble pas juste ? Même une petite partie de ton opinion est la bienvenue. Montre-moi un peu de soutien.
― Bon sang ! Tu es vraiment une honte pour le prolétariat. Je n’ai pas de sentiment à ce sujet, mais j’ai remarqué quelque chose, un petit détail quand tu parlais tout à l’heure. N’as-tu pas dit que Qilin t’avait envoyé deux cassettes, l’une avec une femme qui se coiffe, et l’autre vierge ?
J’acquiesçai.
― C’est justement ce qui ne va pas. Si elle est vierge, pourquoi te l’a-t-il envoyée ? Pourquoi n’en a-t-il pas envoyé qu’une seule ?
― J’y ai pensé au début, mais comme tout cela était tellement bizarre, je n’avais pas beaucoup d’énergie à consacrer à ce petit détail illogique. J’ai seulement déduit qu’il devait y avoir une raison, mais je ne savais pas laquelle.
― Nous vivons dans le monde réel. Ce n’est pas un film. Quelque chose d’aussi illogique n’arrive pas comme ça. Je pense que nous avons peut-être un peu trop compliqué les choses. Il se pourrait que la personne qui a envoyé les cassettes avait une raison très simple de le faire.
― Que veux-tu dire, le Gros ?
― Ce n’est pas vraiment une idée. Je pense simplement que tu ne vois pas les choses sous le bon angle. Réfléchi plus directement. La personne t’a envoyé deux cassettes, l’une avec quelque chose dessus, l’autre vierge. Cela signifie qu’elle n’était pas obligée de t’en envoyer deux, mais elle l’a pourtant fait. N’est-ce pas ?
J’acquiesçai et le Gros poursuivit :
― Alors parce que la personne qui a envoyé les cassettes semble si mystérieuse, nous pensons que tout ce qu’elle a fait a une signification profonde ? Mais bon sang, supposons que l’expéditeur soit un type normal. Penses-tu que dans des circonstances ordinaires, une simple personne ferait quelque chose de semblable ? Je ne pense pas. Si je devais t’envoyer une cassette, pourquoi diable en inclurais-je une vierge dans le colis ? N’est-ce pas insensé ? Il doit y avoir une raison cachée, non ?
Le Gros me surprenait toujours par la profondeur de ses réflexions. En m’adossant à ma chaise, je réfléchis à sa question. Dans quelles circonstances un homme ordinaire enverrait-il une cassette vidéo avec quelque chose dessus et une autre vierge ?
Ne complique pas les choses, me dis-je. Puis, en remontant le passé, mon cœur s’arrêta pendant une seconde. Une fois, quand j’étais jeune, j’ai fait la même chose.
― Qu’est-ce qu’il y a ? A quoi as-tu pensé ? dis le Gros.
― Tais-toi une minute, râlai-je contre lui. Alors que je réfléchissais, d’autres souvenirs remontèrent à la surface. Je me levai d’un bond et criai :
― Putain de merde ! C’est aussi simple que ça ! Arrête de manger. Il faut qu’on retourne au magasin tout de suite.
Le Gros faillit s’étouffer avec une bouchée de nourriture :
― Arrêter de manger ? Je n’ai même pas déjeuné aujourd’hui. Quel genre d’hôte es-tu ?
― Très bien, alors rejoins-moi quand tu auras fini de manger, d’accord ? Je pars maintenant sans toi.
Le Gros se leva de sa chaise et cria à notre serveur :
― N’emportez pas cette nourriture. Je vais revenir et si je trouve qu’il manque une tranche d’oignon, je vous l’enlèverai de la peau !
Puis il me suivit jusqu’à la porte.