Chapitre 11 – Le pont
Corrodé par l’eau de mer depuis des années, le pont, qui avait perdu sa solidité, grinça sous le poids de mes 80 kg. On aurait dit qu’il allait se briser mais je n’avais pas le temps de m’en inquiéter. Je devais m’occuper de cette femme.
L’anxiété me gagna quand je vis qu’elle avait déjà disparu de moitié dans la sombre cabine du bateau. Je n’avais rien pour éclairer ni arme tranchante à portée de main. Lorsqu’elle aurait totalement disparu à l’intérieur, ce serait une question de vie ou de mort.
Je roulai sur le sol, attrapai ses jambes et tirai de toutes mes forces, mais elle ne bougea pas. Par ailleurs, je n’avais aucune prise sur sa combinaison de plongée moulante, qui de plus était trempée donc extrêmement glissante.
Dans ces conditions, je compris que c’en était fait de Melle Ning. Incapable de trouver une solution valable et pris de panique, je bondis sur elle et lui enserrai la taille, pensant que mon poids conjugué au sien ferait lâcher prise à ces mains semblables à des bouts de bois.
Mais le pont, qui ne pouvait en supporter autant, céda avec grand fracas. En quelques secondes, nous dégringolâmes dans la cale, accompagnés d’un grand nombre de planches de bois humides et pourries. Heureusement que le fond du navire était encore solide, sans quoi nous serions tombés droit à la mer.
L’atterrissage fut si brutal que je vacillai en me redressant. Machinalement, j’esquissai un sourire amer. J’avais fait de gros efforts pour ne pas me retrouver dans les entrailles du bateau et ça venait de se produire en un instant.
― Ôtez-vous de là ! Vous m’écrasez ! Me cria la femme.
Réalisant que j’étais assis sur ses fesses, je m’empressai de me déplacer en me disant : C’est génial. Dans les séries que je regardais autrefois, c’étaient toujours les femmes qui atterrissaient sur les hommes. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse.
Alors que Melle Ning se redressait à grand peine en se tenant la taille, je fus surpris de constater que les mains desséchées avaient disparu.
― Où sont passées les mains fantômes ? Lui demandai-je.
Elle se toucha les épaules :
― Aucune idée. Sitôt hissée sur le bateau, je suis tombée dans un état second. J’ignore à quel moment elles ont disparu. Vous n’avez rien vu ?
― Tout était tellement confus quand nous sommes tombés à l’instant que je n’ai pas fait attention, répondis-je en secouant la tête. Mais pour être capables de traîner ainsi un adulte, ces mains ne sont certainement pas une illusion. Il faut qu’elles soient réelles et dans ce cas, il est impossible qu’elles disparaissent comme ça. Elles ont dû être arrachées lors de notre chute. Regardez en dessous de vous s’il y a quelque chose.
À ces mots, Melle Ning pâlit d’effroi. Elle s’empressa de lever son derrière pour jeter un coup d’œil. Malheureusement, il n’y avait rien sinon quelques planches brisées. Elles ont peut-être glissé lors de notre chute, lui dis-je. Elles étaient encore accrochées aux marches quand vous êtes brusquement tombée, aussi je parie qu’elles n’ont pas eu le temps de lâcher prise et de se raccrocher à vous. Elles sont peut-être encore là-haut.
Cette explication lui semblait sans doute sensée car elle acquiesça de la tête.
― J’ignore pourquoi elles essayaient de me tirer jusqu’ici mais à mon avis, mieux vaut être prudents.
Nous regardâmes autour de nous et, aidés de la faible luminosité qui traversait le trou géant du pont, constatâmes que les parois intérieures étaient, elles aussi, couvertes d’une épaisse couche de rouille blanche, comme presque tout ce qui se trouvait dans la cale. Nous grattâmes ça-et-là et découvrîmes des équipements de navigation si pourris qu’ils tombaient en lambeaux au moindre contact.
D’après la taille et la structure de cette coque de fer, je me dis qu’il devait s’agir d’un bateau de pêche de taille moyenne datant des années 1970 ou 1980. Cet imposant volume était divisé par des cloisons de bois en sections qui semblaient être le salon de l’équipage, les quartiers du capitaine et la cale à marchandises où nous nous trouvions probablement en ce moment. Mais à voir l’endroit que nous avions débarrassé de la rouille, ce bateau n’avait certainement pas coulé durant le transport de la cargaison.
La quille n’était pas totalement corrodée pour résister encore après tout ce temps, sans quoi elle se serait brisée sous la violence de ces énormes vagues.
Melle Ning secoua la tête :
― Je m’y connais très bien en bateaux, mais l’état de celui-ci n’a aucun sens. Avec une couche de rouille aussi épaisse, il a dû rester au moins dix ans au fond de la mer, dit-elle.
― Est-il possible qu’une grosse tempête l’ait fait remonter à la surface ?
― C’est très improbable. Un navire qui a coulé il y a dix ans devrait être si profondément enfoui dans le sable que même avec une grue, il serait difficile de le remonter. De plus, la coque est très fragile et pourrait se briser si vous ne faites pas attention.
J’avais également pensé à cela, mais je n’arrivais toujours pas à comprendre. Si ce bateau avait coulé longtemps auparavant, comment pouvait-il encore flotter ? En admettant que quelqu’un l’ait repêché, on aurait dû voir, dans la coque, le trou responsable de son naufrage. Était-il possible qu’il se soit refermé tout seul ?
Je ne voyais rien qui puisse m’apporter une réponse, mais soulagé que les deux mains aient disparu, je me débarrassai des fragments de bois, me levai et fis signe à Melle Ning de me rejoindre pour faire le tour de la cale. Des planches nous séparaient du compartiment suivant. Voyant qu’elles étaient pourries et criblées de trous, je voulus les défoncer à coups de pied mais elle m’arrêta :
― Ces planches sont fixées au pont. Si vous les défoncez, il va s’effondrer.
Ce serait une bonne chose, me dis-je. Au moins, la lumière entrerait et je serais plus rassuré.
Depuis mon aventure au Palais du Roi de Lu, je comprenais bien mieux beaucoup de choses et pour avoir tant de fois frôlé la mort, ma capacité d’adaptation s’était énormément renforcée. De fait, même si mes nerfs étaient mis à rude épreuve sur ce vaisseau fantôme, je n’avais pas peur au point de ne plus pouvoir réfléchir.
Il y avait une porte au centre de cette cloison de bois dont je ne savais pas s’il fallait la pousser ou la tirer. Je tentai d’abord de la tirer, mais la poignée se détacha, emportant la moitié du panneau. Je regardai Melle Ning et lui dis :
― Cela ne revient-il pas au même que si j’avais défoncé les planches à coups de pied ?
Elle m’ignora et jeta un coup d’œil à travers l’ouverture. Je me dis que cette femme, apparemment courageuse, ne l’était pas suffisamment pour se précipiter après ce qui venait de se passer.
― Il fait trop sombre là-dedans, lui dis-je. Si vous voulez entrer, vous feriez mieux de faire un autre trou dans le pont pour faire entrer la lumière, ce qui vous éviterait de vous faire surprendre par quelque chose.
Je savais que mes paroles feraient leur effet et bien entendu, elle hésita. J’eus un petit sourire discret et m’avançai pour briser quelques planches. La cloison s’effondra presque entièrement. À l’intérieur du compartiment, nous vîmes un grand cadre de lit en fer encore intact. Le lit, lui, était complètement pourri. D’après le mobilier, ce devait être les quartiers de l’équipage. Je vis aussi, dans un coin, une armoire en métal qui semblait hermétiquement fermée. Je m’en approchai, tirai sur la poignée et constatai qu’elle s’ouvrait sans peine.
Dans ce type de navire, il était rare de trouver des documents écrits. Si de nos jours, les capitaines se doivent de tenir quotidiennement leur journal de bord, à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de gens sachant lire et écrire, c’est pourquoi je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait là quoi que ce fût d’utile. Toutefois, je fus surpris de trouver dans l’armoire métallique un vieux sac étanche contenant un carnet qui tombait pratiquement en lambeaux. Sur la couverture étaient écrits ces quelques mots : « Archives archéologiques du Récif du Bol de Xisha. »
Je l’ouvris avec précaution à la page titre et vis, tracés dans une élégante écriture, les mots suivants : « Juillet 1984 – pour Chen Wen-Jin, de la part de Wu Sanxing. »