J’étais comme hypnotisé et ne pouvais détourner le regard. Curieusement, quoique j’eusse l’impression d’être en transe et de ne pouvoir tourner la tête, je n’avais pas d’hallucinations. Était-ce le fait d’avoir ingéré cette écaille qui me permettait de garder l’esprit clair ?
J’entendis mon oncle et les autres arriver et me dis : ça craint ! Ils n’ont pas expérimenté la sorcellerie de ce cadavre de renard et ne savent pas à quel point elle est puissante. S’ils se précipitent imprudemment, quelque chose va certainement se produire. J’aurais voulu crier pour les avertir mais j’avais l’impression que quelque chose obstruait ma gorge. J’ouvris la bouche pour tenter de parler mais aucun son n’en sortit. Mon anxiété était telle que je crus que mes veines allaient éclater.
J’eus soudain une brusque inspiration et réalisant que mes membres supérieurs avaient gardé quelque mobilité, je mimai le geste d’un tir d’arme à feu et pointai mes deux mains en direction de la tête du cadavre en criant intérieurement : Grande gueule, fais preuve d’intelligence cette fois ! Si tu ne comprends même pas ça, va te faire foutre !
Tandis que je répétais le geste, un coup de feu retentit derrière moi et la tête du cadavre explosa sous mes yeux. Le fluide du mort m’éclaboussa le visage et pénétra dans ma bouche restée ouverte. Je me mis aussitôt à vomir, ce truc étant encore plus écœurant que de la merde. Après avoir failli dégueuler mes tripes, je regardai derrière moi et je vis au loin Grande gueule qui, une main sur sa plaie, me faisait un geste d’approbation. De ma manche, j’essuyai mon visage tout en le maudissant intérieurement.
Oncle San était encore assez loin de l’autel et les lianes qui couvraient le sol tout le long du chemin rendaient les choses très dangereuses. Mais il eut une idée astucieuse pour contourner ces végétaux et utilisa des pierres pour les attirer plus loin. Cette diversion leur permit de passer en toute sécurité et en un rien de temps, ils grimpèrent sur l’autel.
Mon oncle ayant très peur que quelque chose me soit arrivé, il s’approcha aussitôt pour voir si j’allais bien. Mon odeur lui fit froncer les sourcils et il eut des haut-le-cœur. Je fus d’abord contrarié mais en le voyant agir de la sorte, je bondis sur lui et le serrai dans mes bras. Il en éprouva un tel dégoût qu’il manqua tomber de l’autel sacrificiel.
Constatant qu’ils étaient tous sains et saufs, je lui demandai :
― Oncle San, pourquoi vous êtes-vous enfuis en m’abandonnant dans la chambre funéraire principale ? Vous m’avez fait une peur bleue ! Comment pouviez-vous espérer que je puisse rester seul dans cet endroit maudit ?
Oncle San écouta mes doléances puis frappa Poids-lourd à l’arrière de la tête.
― J’avais bien dit à ce fichu gars de ne rien toucher, mais il n’a rien écouté !
Il me raconta ensuite plus en détail leurs mésaventures.
Il s’avéra qu’ils avaient vu un mur encastré dans l’autre chambre annexe. En principe, cela signifiait qu’une pièce était dissimulée derrière. Ils ne s’attendaient évidemment pas à ce que toutes les trappes, dans cette tombe ancienne, s’ouvrent vers le bas. Oncle San, qui était un homme astucieux, trouva le mécanisme au premier coup d’œil mais hélas, avant même qu’il n’ait le temps de comprendre comment il fonctionnait, Poids-lourd le déclencha et tout comme nous, ils dégringolèrent à l’étage inférieur de la tombe de la Dynastie des Zhou Occidentaux. L’intrigue prit ensuite une tournure étrange et très alambiquée. Plus Oncle San parlait, plus les choses viraient à l’extravagant. J’en fus si confus que je le suppliai de se taire.
― Si tu ne me crois pas, regarde un peu ça, dit mon oncle en sortant de son sac une boîte noire.
Il y eut un bruit sec puis, en un rien de temps et comme par magie, l’objet se transforma en arme à feu.
Estomaqué, je reconnus cette arme très célèbre que j’avais vue lors de mes recherches sur les armes à feu.
Il s’agissait d’une mitraillette pliante Ares 9 mm qui nécessitait des balles de la taille d’une cigarette Chunghwa. (1) Elle pesait moins de trois kilos et était donc facile à manipuler. Par contre et en raison de sa petite taille, elle n’était pas très précise.
Mon oncle m’expliqua qu’ils avaient également trouvé plusieurs cadavres dans le passage et que c’était de là qu’ils tenaient cette arme ainsi que quelques explosifs. Un endroit criblé d’impacts de balles, comme s’il avait été le théâtre d’un combat sans merci.
Totalement désorienté, j’inspectai soigneusement l’arme. Les pilleurs de tombes qui nous précédaient semblaient bien équipés, tout au moins beaucoup mieux que nous. Quel pouvait bien avoir été leur parcours ? Ces gens n’étant pas ressortis, cela signifiait-il qu’ils étaient tous morts ici ? Dans le cas contraire, où pouvaient-ils bien être ?
Tout en réfléchissant, je m’appuyai contre l’autel – apparemment solide – mais avant même que j’y mette tout mon poids, la plateforme s’enfonça de moitié dans le sol. Stupéfaits et par réflexe, nous nous accroupîmes, pensant avoir déclenché un autre piège. Nous entendîmes alors une série de bruits qui évoquait l’activation d’un mécanisme. Ils partaient de dessous nos pieds, se dirigeaient vers la plateforme de pierre au loin et s’achevèrent en un grand fracas. Sortant la tête pour jeter un œil, nous vîmes un énorme trou dans l’arbre géant. A l’intérieur se trouvait un immense cercueil de bronze maintenu en place par des chaînes. Celles-ci en faisaient plusieurs fois le tour et étaient fixées dans l’arbre.
Mon oncle en resta stupéfait, puis il dit :
― Ah, c’est donc ici que se trouve le vrai cercueil.
― Seigneur ! s’exclama joyeusement Poids-lourd, un grand cercueil comme celui-ci doit valoir beaucoup d’argent, non ? On dirait bien que notre périple n’a pas été vain !
Oncle San lui donna une tape derrière la tête.
― L’argent, l’argent… Cesse donc un peu de ne penser qu’à l’argent ! Même si cet objet a de la valeur, il faudrait pouvoir le sortir d’ici. Et combien de fois t’ai-je dit qu’on appelait ce genre de chose un cercueil intérieur et extérieur ! Ce n’est pas un cercueil ordinaire ! Ne m’embarrasse donc pas en permanence !
Poids-lourd se frotta la tête et se tut. Je regardai le cercueil de plus près et ne pouvant chasser l’impression que quelque chose n’allait pas, je dis à Oncle San :
― C’est bizarre. La plupart des cercueils n’étant pas destinés à être réouverts, ils sont généralement cloués. Mais regarde un peu ça. On dirait presque que le mécanisme de cette plateforme a été conçu à l’origine pour permettre à d’autres de trouver ce cercueil. Le propriétaire de ce tombeau avait-il prévu que son cercueil soit ouvert un jour ? Regarde ces chaînes et vois comment elles sont enroulées bien serrées. On pourrait penser qu’elles ont été placées là pour empêcher ce qui se trouve à l’intérieur de sortir.
Celui-ci ayant fait le même constat, nous nous lançâmes un regard interrogateur. Nous avions rencontré tant de choses incroyables en chemin, se pouvait-t-il qu’il y ait une autre sorte de monstre là-dedans ? Était-il préférable de l’ouvrir ou de le laisser tel quel ?
Mon oncle serra les dents :
― Je pense que s’il y a des trésors de valeur dans cette tombe, ils doivent être dedans. Si nous ne l’ouvrons pas, notre voyage n’aura-t-il pas été inutile ? Qu’il y ait un putain de zombie à l’intérieur ? Nous avons maintenant des armes et des explosifs. Nous n’aurons qu’à prendre notre équipement et le combattre !
Je hochai la tête et Oncle San poursuivit : Qui plus est, il nous est désormais impossible de retourner par le chemin que nous avons emprunté pour venir. Presque tous les trous de cette falaise mènent à ce dédale de passages en pierre. Comme je ne sais pas combien de temps il nous faudrait pour sortir de là, notre meilleure chance est de grimper là-haut.
Nous levâmes les yeux vers l’ouverture au plafond. Le clair de lune qui s’infiltrait dans la caverne lui conférait une atmosphère sombre et consternante. Mon oncle pointa du doigt l’arbre géant.
― Vous voyez ça ? La cime de cet arbre est très proche du plafond. De plus, de nombreuses lianes s’étendent jusqu’à l’extérieur de la grotte et forment comme une échelle naturelle. Cet arbre a tellement de branches qu’il sera facile d’y grimper. C’est exactement ce qu’il nous fallait pour quitter cet endroit.
― Quelles absurdités dites-vous là, Maître San ? demanda Grande-gueule. Grimper à cet arbre mangeur d’hommes ne revient-il pas à se suicider ?
Oncle San se mit à rire.
― Cet arbre est un Cyprès Serpent à Neuf Têtes. Ça fait longtemps que j’y réfléchis. N’as-tu pas remarqué que ces lianes refusaient de toucher la pierre que tu vois ici ? C’est de la roche Tianxin dont la particularité est de repousser ce cyprès. Il suffit de mettre un peu de cette poussière de roche sur nos corps et je te garantis que tout se passera bien.
― Tu crois que ça va marcher ? demanda Poids-lourd, inquiet.
Mon oncle le regarda avec insistance. Sachant qu’il allait encore le réprimander, je m’empressai d’intervenir :
― Allez, on le saura quand on aura essayé.
Sans un mot, nous passâmes à l’action. Poids-lourd hissa Gros-lard sur son dos tandis qu’Oncle San soutenait Grande-gueule. Je rassemblai mon équipement et regardai la grotte en pensant : Nous sommes tous en sécurité à présent, mais je me demande ce qui a bien pu arriver à Poker-face.
Mon inquiétude n’avait pas échappé à Oncle San.
― Il a certainement les compétences nécessaires pour se protéger. Ne t’en fais pas, me dit-il.
En toute honnêteté, je n’étais guère en position de m’inquiéter de Poker-face. Non seulement il était bien plus compétent que moi, mais il avait aussi d’étranges capacités. Si quelqu’un devait s’inquiéter pour l’autre, c’était plutôt lui.
Une arme à la main, je me mis lentement à grimper vers cette haute plate-forme de pierre et tout le monde me suivit. Quelque temps auparavant, je n’avais qu’une pensée en tête : fuir, aussi n’avais-je pas prêté attention à ce qui m’entourait. De toute évidence, cette plateforme avait été construite à partir de grandes dalles de roche Tianxin, si grandes que je me demandai comment on avait pu les transporter jusque-là. On pouvait voir des grues à bois de cerf sculptées sur les marches. (2) Ce type de sculpture en relief étant très rare, je m’interrogeai : quel genre de vassal avait bien pu être ce roi Shang et pourquoi cette tombe était-elle si étrange ?
Lorsqu’enfin nous atteignîmes le trou dans l’arbre, il devint évident qu’il ne s’était pas fendu tout seul. Une dizaine de chaînes de fer à l’intérieur y avaient contribué. L’énorme cercueil de bronze était là devant nous. Il mesurait environ deux mètres et demi de long et était couvert d’inscriptions.
Les caractères utilisés dans les textes datant de la période des Royaumes Belligérants étaient assez complexes et à l’époque, l’écriture communément utilisée par les érudits était celle des États de Qi et Lu. Après avoir conquis l’État de Lu, l’État de Chu absorba une grande partie de sa culture et son système d’écriture était relativement similaire à celui de Lu. La plupart des gravures de la période des Royaumes Belligérants que j’avais dans ma boutique datant de cette période, je pus me faire une idée approximative de ce que signifiaient ces inscriptions.
Pour une raison que j’ignore, tout le monde restait silencieux. On aurait dit qu’ils craignaient de réveiller le propriétaire de la tombe. Oncle San sortit un pied de biche et en frappa le cercueil. On entendit alors un écho sourd laissant à penser qu’il était certainement rempli d’objets. Mon oncle, qui savait que je m’intéressais entre autres aux inscriptions, me demanda doucement.
― Comprends-tu ce qui est écrit là-dessus ?
Je secouai la tête.
― Pas dans les détails, mais une chose est certaine : le propriétaire de ce cercueil est bien le roi Shang de Lu, celui que nous recherchons. Ce texte détaille probablement sa vie. Il semblerait qu’il soit mort avant d’avoir atteint l’âge de cinquante ans et qu’il n’ait pas eu d’enfants. La façon dont il est mort, telle qu’elle est relatée ici, corrobore ce que j’avais lu précédemment, à savoir soudainement, en position assise et devant le Duc de l’État de Lu. Le reste du texte rapporte sans doute une partie de ses exploits.
N’étant pas intéressé par la culture de cet État, j’avais survolé le texte sans prendre la peine de le lire en détail.
― Que signifient ces mots ? me demanda Poids-lourd.
Je regardai l’endroit indiqué et vis le mot « ouvrir » inscrit au centre du cercueil. Il était suivi d’une longue liste de caractères, à commencer par les quatre premières Branches Terrestres. (3) Ceux-ci étaient un peu plus grands et plus voyants que les autres et je savais qu’ils indiquaient une date. Néanmoins, au cours de la Période des Printemps et Automnes et de celle des Royaumes Belligérants, alors que la dynastie Zhou était en déclin, ses vassaux avaient pris des chemins différents. Le système de calendrier s’étant, par voie de conséquence, embrouillé, je ne pouvais pas savoir avec précision quel était le jour indiqué.
― Ce doit être la date à laquelle le cercueil a été placé ici, mais je ne sais pas de quel jour il s’agit, répondis-je.
Pendant que j’étais occupé à étudier les inscriptions, mon oncle s’efforçait de trouver un moyen d’ouvrir le cercueil. Il secoua les chaînes, dont chaque maillon était aussi épais que le pouce. A cette époque, alors que la Chine venait d’entrer dans l’Âge de Fer, ce genre de choses avait dû être un luxe. Mais après tant d’années, la plupart d’entre elles avaient vieilli au point d’être méconnaissables et ne pouvaient plus vraiment servir que de décoration. Je demandai à tous de s’écarter du chemin, retirai la culasse de mon arme et tirai plusieurs coups. Toutes les chaînes se brisèrent en un instant et il n’en resta plus que quelques-unes pour maintenir le cercueil en place.
Oncle San me fit signe de reculer :
― Laisse tomber ces inscriptions. Nous verrons ça après avoir ouvert ce cercueil.
À peine avait-il prononcé ces mots que le cercueil se mit à trembler. Un bruit sourd provenant de l’intérieur se fit entendre. Je m’apprêtais à demander aux autres si eux aussi l’avaient entendu lorsqu’une nouvelle secousse se produisit et à nouveau, j’entendis clairement le bruit.
Un frisson glacé me parcourut tout entier et je pensai : Oh non ! Il y a vraiment un problème avec ce fichu cercueil !
Notes Explicatives :
(1) Marque haut de gamme de cigarettes chinoises.
(2) Animal mythique ayant le corps d’une grue et les bois d’un cerf.
(3) Le cycle sexagésimal (干支, pinyin : gānzhī) est un système chinois de numérotation des unités de temps basé sur la combinaison de deux séries de signes, les dix tiges célestes (天干, tiāngān) et les douze branches terrestres (地支, dìzhī), permettant d’obtenir soixante combinaisons différentes. Cette numérotation est le plus souvent utilisée pour marquer le déroulement des années, mais peut également s’appliquer aux mois, jours ou heures. Outre la Chine, elle a également été employée au Japon, en Corée et au Viêt Nam. On trouve aussi en français les termes « troncs célestes » et « rameaux terrestres ». (Source : Wikipedia)