Le soleil se levait tranquillement sur les plaines verdoyantes, ses rayons perçant à travers la brume. Deux soldats observaient l’horizon du haut des tours qui surplombaient la porte principale. Leurs regards attentifs et leurs mines résolues ne suffisaient pas à occulter la fatigue qui les accablait. La nuit avait été longue, mais ils tenaient leur poste.
Cela faisait maintenant deux jours que le déferlement de bêtes sauvages avait débuté. Si une harde s’était formée au cœur des Montagnes Luxuriantes à ce moment-là, elle devait très probablement être sur le point d’arriver jusqu’ici.
Les portes de la ville venaient d’ouvrir avec le lever du jour, et les premiers badauds la franchissaient déjà. Les hommes transportaient des provisions et leurs biens de valeur, tandis que les femmes s’occupaient des enfants. Certaines familles plus aisées s’en allaient sur des carrioles chargées à ras bord. Une petite troupe de gardes les accompagnaient parfois ; sans doute des artistes martiaux prêts à offrir leurs services contre quelques pièces d’or.
Dans l’ensemble, seule une faible portion des habitants avait décidé de partir. Rien ne garantissait qu’ils soient plus en sécurité en dehors des murs – c’était même plutôt l’inverse, mais après deux jours d’une attente angoissante, certains ne tenaient tout simplement plus en place…
L’heure de la relève arrivait enfin pour les deux gardes, mais alors que raisonnaient déjà dans l’escalier les bruits de pas de ceux qui venaient les remplacer, une ombre apparut dans le ciel, filant à travers la brume et se dirigeant droit vers la Ville du Mûrier Vert à une vitesse déconcertante.
— Les bêtes féroces !? Attention ! Une harde sauvage arrive !
Un élan de panique gagna aussitôt la foule de réfugiés rassemblée au pied de la porte. Toutefois, alors qu’un des soldats s’apprêtait à sonner le tocsin, il découvrit que la soi-disant ‟harde” se composait en réalité d’une seule bête féroce, et qu’une personne chevauchait visiblement sur son dos…
La créature en question se déplaçait néanmoins trop vite pour pouvoir la distinguer clairement au loin. Cette bête féroce rapide comme la foudre était-elle une monture ? De toute évidence, ce n’était pas un Aigle Vent Céleste.
Aux yeux de ces mortels, utiliser un Aigle Vent Céleste en guise de monture était déjà un privilège réservé aux individus les plus nobles ; comme le Général en Chef de la ville.
Finalement, le garde ne sonna pas l’alarme, préférant utiliser un talisman de transmission sonore pour rapporter la situation au Sénéchal de la Ville du Mûrier Vert. L’affaire était plus que délicate. Sonner l’alarme revenait à plonger la ville toute entière dans un chaos absolu. Le soldat n’était pas prêt à endosser une telle responsabilité en partant d’un simple doute.
…
Au même moment, du côté de la Famille Lin.
Lin Ming était parvenu à entrer en contact avec le patriarche de la Famille Lin il y a un peu moins d’une demi-heure, lui demandant des nouvelles de leur situation et l’informant de son arrivée imminente.
Lin Wanshan avait bondi de sa chaise devant cette fantastique nouvelle. Lin Ming était enfin de retour !
La Famille Lin avait désespérément besoin d’une personnalité sur qui s’appuyer pour traverser sereinement la crise qui s’annonçait. Car Lin Ming, s’il n’était pas assez fort pour prémunir la ville et ses habitants de tout danger, renforcerait à coup sûr le moral des soldats et rassurerait la population par sa présence.
Non seulement la Famille Lin, mais plusieurs autres grandes figures de la ville avaient été informées de son retour. Les familles les plus importantes de la Ville du Mûrier Vert avaient rangé leurs différends de côté pour faire bloc face à la tempête à venir.
— Vieux Lin, êtes-vous absolument certain que Lin Ming est de retour ?
Alors que le cercle restreint des plus éminents patriarches de la ville s’était rassemblé dans le manoir de la Famille Lin, ce fut la première question que posa le chef de la Famille Lu avec anxiété. Vu les circonstances, Lin Ming n’aurait pas pu réapparaître à un meilleur moment. Pas tant d’ailleurs pour ses capacités martiales que pour son statut encore supérieur à celui du roi. La question des renforts ne poserait plus le moindre problème si un tel personnage venait à s’installer ici.
— Bien sûr que j’en suis certain ! Il m’a envoyé un message en personne et ne devrait plus tarder, répondit Lin Wanshan en posant la tasse qu’on venait de lui servir. Il n’était pas d’humeur à boire du thé.
— Vous a-t-il annoncé qu’il revenait avec d’autres maîtres ? interrogea le patriarche de la Famille Zhuang, le regard préoccupé.
C’était la question que tout le monde se posait. Les oreilles se dressèrent et le silence retomba dans le hall, tous les regards se tournant vers Lin Wanshan.
— Il se trouve qu’il passait non loin de la frontière sud lorsqu’il a appris la situation ; malheureusement, il voyage seul… lâcha l’intéressé dans un soupir.
Plusieurs centaines de milliers de kilomètres séparaient la Ville du Mûrier Vert des Sept Profondes Vallées. Si la secte daignait leur envoyer un détachement de protection, il leur faudrait une bonne dizaine de jours pour arriver jusqu’ici en voyageant d’une seule traite.
Quant à l’armée du royaume, elle ne pourrait certainement pas faire mieux.
— Seulement lui… souffla Zhuang Fan à demi-voix en forçant un sourire. Quoi qu’il en soit, réjouissons-nous de son retour. Un maître de plus, c’est autant d’espoir en plus !
Sa déception n’avait rien de surprenant. Si une harde sauvage jaillissait des montagnes, une armée ne suffirait pas à la stopper. Ce serait un déferlement de dizaines, voire de centaines de milliers de bêtes féroces. Aussi fort soit-il, comment un seul individu pourrait endiguer un torrent pareil ? Lin Ming n’aurait sans doute aucun mal à s’enfuir si les remparts de la ville tombaient, les habitants en revanche…
Un rugissement retentit tout à coup dans le ciel.
— Que se passe-t-il !?
Tout le monde se précipita au-dehors dans un élan d’inquiétude ; quel genre de créature poussait de tels rugissements ?
Levant les yeux au ciel, ils aperçurent une bête ailée à l’apparence d’un dragon qui décrivait des cercles au-dessus de la ville.
— Hm, qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Zhuang Fan avec étonnement. La ‟chose” ressemblait à un Dragon des Flots venu au monde avec des ailes. Mesurant près de vingt-cinq mètres de long, son corps était couvert de sombres écailles rouges rappelant la couleur des braises.
L’aura qui s’en dégageait aurait pu éclipser n’importe quel Aigle Vent Céleste.
Repliant ses ailes le long de son corps, le monstre draconique plongea ver le sol. Une puissante onde de choc s’ensuivit, repoussant tout le monde en arrière.
La créature était encore plus effrayante de près. Déployées, ses ailes recouvraient bien la moitié du jardin de la cour principale. Ses yeux étaient d’un jaune sombre, ses crocs acérés, et ses écailles brillaient d’une lueur à vous glacer le sang. Sa simple présence suffisait à inspirer une crainte naturelle dans le cœur des hommes.
Ce n’était ni plus ni moins qu’un petit dragon.
L’assemblée comptait des artistes martiaux à la Condensation de l’Impulsion, et à en juger par l’aura que dégageait la bête, il ne faisait aucun doute que sa force se situait au domaine Houtian, voire encore au-delà.
Il leur était difficile d’imaginer qu’on puisse utiliser un aussi noble animal en guise de monture.
L’envie emplit le cœur de Lu Wuyin. Posséder une telle monture représentait un luxe qu’il ne pourrait jamais obtenir. Sans même parler de sa vitesse ou de son envergure, sa force à elle seule rendait ce petit dragon formidable. Le Royaume du Grand Avenir ne comptait qu’un seul maître Houtian avancé qui vivait en ermite dans un coin reclus du royaume.
Effectivement, Monsieur Muyi et le Maréchal Qin Xiao étaient encore seulement au milieu du Houtian. Et de toutes les grandes familles de la Ville du Mûrier Vert, pas une seule d’entre elles n’était parvenue à produire ne serait-ce qu’un seul maître Houtian.
Un jeune homme sauta du dos du dragon.
— Lin Ming !
— C’est lui !
Tous ceux qui l’avaient déjà rencontré ou en avaient aperçu un portrait l’acclamèrent avec enthousiasme. Il était seul, mais ça faisait toujours un maître de plus, et vu les circonstances, cela représentait déjà beaucoup.
— Mes respects au patriarche, déclara Lin Ming en s’inclinant avec respect. Il n’eut aucun mal à reconnaitre Lin Wanshan pour l’avoir déjà croisé lors d’un banquet d’anniversaire.
À l’époque, Lin Ming n’était qu’un commis de cuisine.
— Neveu Lin, je t’en prie, relève-toi. Les yeux pleins de gratitude, Lin Wanshan se précipita à sa rencontre pour l’inviter à se redresser.
— Bien ! bien ! déclara-t-il avec satisfaction devant sa force et sa vigueur en le tenant des deux bras. Alors qu’il le complimentait, il soupira intérieurement. À vrai dire, c’était la première fois qu’il le rencontrait. Un enfant d’une branche éloignée de la famille était allé aussi loin, au point de bouleverser le futur de tout le royaume pour les prochains siècles à venir. Les vents du destin étaient vraiment imprévisibles…
Les différents représentants des autres familles se tinrent à l’écart avec une déférence manifeste, n’osant pas prendre la parole. Lin Ming était désormais un disciple direct des Sept Profondes Vallées, avec un statut comparable à celui d’un Émissaire ou d’un Aîné de la secte. C’était un personnage encore plus important que le roi lui-même. La différence entre leur statut et le sien était tout simplement abyssale. En tant que son aîné direct, Lin Wanshan pouvait naturellement lui adresser la parole, mais c’était le seul à posséder des liens de sang. Les Sept Profondes Vallées n’avaient que faire de l’étiquette, seul importait le statut et la force. Par conséquent, la logique aurait voulu que ce soient eux qui s’agenouillent devant Lin Ming, et sûrement pas l’inverse.
— Patriarche, les cités voisines ont-elles été prises d’assaut par des hardes sauvages ? interrogea Lin Ming. Arrivé ici dans la précipitation, il ignorait tout de la situation.
— Pas encore, du moins pas à ma connaissance. Le Royaume du Grand Avenir est suffisamment éloigné des points d’apparition habituels de ces calamités, pas comme la Nation Dongyang… De ce que nous savons, plus de la moitié de leurs villes ont été rayées de la surface du monde… Lin Wanshan soupira d’une voix lourde. Les deux pays n’étaient pas particulièrement en bons termes, mais personne n’aurait pu se réjouir de les voir ainsi tragiquement annihilés par des hardes sauvages.
Une servante fit tout à coup irruption dans la cour pour annoncer l’arrivée du Sénéchal de la ville.
— Hm ? Le Sénéchal est ici ?
Les sourcils de Lin Wanshan se redressèrent, révélant une expression contrariée. Il ne s’attendait pas à voir le seigneur de la ville débarquer aussi rapidement.
Il n’eut pas le temps d’y penser qu’un homme d’une cinquantaine d’années à l’allure robuste apparaissait déjà à l’entrée de la cour. Harnaché d’une robe épaisse et de bottes en kirin aux pieds, il marchait d’un pas vif et assuré.
Arrivant à la hauteur de Lin Ming, il l’accueillit avec un sourire enthousiaste : — Sénéchal Zhao Yanming de la Ville du Mûrier Vert, je vous salue, jeune Héros Lin. Et il s’inclina en joignant les poings avec respect. Vu son statut, il n’aurait pas pu se permettre de s’adresser à lui en l’appelant par son nom complet. Mais puisqu’un disciple direct n’était pas non plus un officiel, il choisit de l’appeler ‟Héros Lin.”
— Nul besoin de vous comporter comme un étranger, Sénéchal Zhao ; vous pouvez m’appeler Lin Ming. J’ai grandi dans cette ville, vous êtes mon aîné après tout. Lin Ming reconnut naturellement Zhao Yanming. Il était en fonction dans la Ville du Mûrier Vert depuis plus de dix ans et jouissait d’une très bonne réputation auprès des habitants.
L’intéressé souffla aussitôt, son cœur plein d’appréhension se desserrant. Les immenses talents tels que Lin Ming, à la fois jeunes, incroyablement forts et puissants, se comportaient généralement avec une arrogance et une témérité difficile à appréhender.
Fort heureusement, ce n’était pas le cas de Lin Ming, qui semblait être un jeune homme humble et réfléchi.
Alors qu’il s’apprêtait à parler, Zhao Yanming croisa le regard de la créature gigantesque qui trônait au centre de la cour, et son teint changea d’un seul coup.
— C’est… c’est un Dragon des Flots Ailé !?
Lin Ming fut surpris de l’entendre l’appeler par son nom exact. Il n’y avait aucune raison que les gens du Royaume du Grand Avenir connaissent le nom d’une monture aussi rare et étrangère au monde des mortels.
— Jeune Héros Lin… est-ce là la monture d’un disciple direct des Sept Profondes Vallées ? demanda le Sénéchal d’une voix chancelante. Il avait lui-même étudié à la Maison Martiale des Sept Véritables en son temps, découvrant l’existence de cette créature légendaire au cours de ses lectures. D’après les textes anciens, le Dragon des Flots Ailé appartenait directement à la lignée d’une Bête Sacrée, et son incroyable vélocité mise à part, sa force pouvait aisément atteindre le domaine Xiantian une fois à l’âge adulte.
Le domaine Xiantian ! Pour les habitants du Royaume du Grand Avenir, un maître Xiantian était une figure mythique ; un être formidable appartenant à une autre réalité. Les disciples directs des Sept Profondes Vallées pouvaient-ils réellement utiliser une telle créature en guise de monture ? Ou alors… Lin Ming bénéficiait-il d’un traitement de faveur ?
Agréablement surpris, le jeune homme regarda Zhao Yanming en lui disant : — Votre savoir vous honore, Sénéchal Zhao ; mais ce Dragon des Flots Ailé n’appartient pas aux Sept Profondes Vallées, c’est le mien.
