Le temps que se termine la discussion au sujet des légendes de trésors qui avaient inspiré des générations d’aventuriers à prendre la mer, le cuisinier avait fini de faire rôtir la chair du ventre du murloc.
Les morceaux, une fois cuits, avaient pris une couleur blanche, légèrement carbonisée et étaient couverts de minuscules particules brunes qui luisaient d’un éclat humide et huileux.
Les assaisonnements répétés s’étaient infiltrés dans la texture de la chair, lui conférant un effet visuel alléchant.
– « Poisson grillé Desi, très différent de la façon dont vous le mangez habituellement », expliqua Elland en désignant l’assiette en porcelaine blanche que le cuisinier leur présentait.
Donna brandit sa fourchette et son couteau et s’exclama avec enthousiasme :
– « J’adore le poisson grillé au miel ! Mais celui-ci est très appétissant. »
Du poisson rôti au miel… Quelle quantité de miel faut-il ? J’y goûterai si j’en ai l’occasion, ce doit être très bon… pensa Klein, laissant libre cours à son imagination.
Le chef étant présent, ils n’avaient pas à se servir eux-mêmes. Ils n’avaient qu’à le regarder avec impatience couper les morceaux de poisson, les placer dans différentes assiettes et les déposer devant eux.
Klein était très sérieux lorsqu’il s’agissait de goûter des mets délicats, aussi n’était-il pas pressé concernant le poisson. Il prit une gorgée de thé noir et utilisa le liquide légèrement acide pour débarrasser ses papilles de toute saveur résiduelle.
Cela fait, il piqua dans un morceau de poisson qu’il fourra dans sa bouche.
En une fraction de seconde, il sentit les saveurs légèrement stimulantes du fenouil, du basilic et des épices qui suffirent à ouvrir pleinement chacune de ses papilles.
Immédiatement après, les délicieux jus de la chair, le goût légèrement astringent du sel de mer et celui rafraîchissant, acide et sucré du citron éclatèrent en même temps dans sa cavité buccale et le firent saliver.
Tandis qu’il mâchait, les derniers morceaux récalcitrants de la chair du poisson dont la graisse avait été rôtie se détachèrent un à un, révélant ainsi la splendeur de la viande et sa légère saveur sucrée.
Après avoir avalé le poisson, Klein se souvint d’une émission sur les mets délicats qu’il regardait dans sa vie antérieure et choisit le commentaire qui correspondait le mieux à ce qu’il venait de ressentir :
– « Les saveurs superposées sont très nettes, excellent ! »
– « Haha, votre ton et vos paroles vous donnent l’air d’un gourmet », plaisanta Elland.
– « Oncle, vous devriez peut-être écrire une rubrique dans le journal sur les différents restaurants et les différentes cuisines », renchérit Donna en agitant sa fourchette.
Eh, pourquoi n’y ai-je pas pensé… ? C’est un bon job qui peut me rapporter de l’argent, tout en me permettant de goûter des mets délicats ! Le seul problème, c’est qu’un homme obèse ne saurait faire un clown flexible… Recourir au grand art du vomissement ? Quel gâchis de nourriture ! pensa Klein qui réfléchissait sérieusement à la suggestion.
Alors qu’il ne restait plus grand-chose à manger, Elland se resservit du vin de sang de Sonia et leva son verre, le visage rougeaud.
– « À une belle nuit ! »
– « A une belle nuit ! », répondirent Klein et les autres, eux aussi de bonne humeur.
Ils terminèrent leurs verres et regardèrent le serveur débarrasser la table puis nettoyer le pont.
Ils discutèrent encore un moment sous le vent froid et parlèrent des sirènes, sujet qui intéressait particulièrement Donna.
Cleves expliqua à la jeune femme que, dans certaines légendes, les sirènes utilisaient leur chant pour troubler les humains, non pour se divertir mais pour chasser. Outre la route maritime entre l’Archipel de Gargas et les profondeurs de la Mer de Sonia, il y avait de grandes chances d’en rencontrer dans des eaux dangereuses qui n’avaient pas encore été explorées par l’homme. Cependant, tout cela n’était que le fruit de vantardises de la part de certains pirates en état d’ébriété et comme tous évitaient d’expliquer comment ils avaient échappé aux chants des sirènes, cela rendait les faits très suspects.
Quoi qu’il en soit, cela me met au moins sur une possible piste… se dit Klein en prenant note.
– « Donna, Denton, il est temps de rentrer. Demain, vous devrez vous lever tôt pour prendre le petit déjeuner avec vos parents », dit Cécile en jetant un œil à la position de la lune.
– « Très bien », répondit Donna en se levant à contrecœur.
– « Ai-je une chance de devenir un aventurier ? » s’empressa de demander Denton, captivé par la chasse à laquelle il venait d’assister et les légendes.
Cleves s’approcha de lui et lui tapota l’épaule :
– « Tu reposeras la question quand tu auras fait au moins cinq ans d’entraînement au combat et d’études. Je pense que ton père t’engagera un bon précepteur. »
Les yeux de Denton s’illuminèrent et il hocha vigoureusement la tête :
– « Oui ! »
Au bout de cinq ans, l’adulte que tu seras devenu n’aura probablement plus envie d’être un aventurier qui peut à tout moment se retrouver enseveli au fond de la mer… La façon dont Cleves a géré la situation était très astucieuse. Il ne l’a pas dissuadé de suite, mais lui a donné de l’espoir, laissant le temps dissiper son intérêt, évitant ainsi une brusque rébellion de la part de l’enfant… Quoi qu’il en soit, la maîtrise d’une technique de combat est toujours bénéfique, quelle que soit la personne… Pensa Klein, les mains dans les poches.
Alors qu’ils retournaient à la cabine, Cleves lui tendit deux billets de cinq Livres.
– « Votre dû. »
Il venait de toucher 150 Livres d’Elland pour l’achat de la totalité du murloc.
– « Je n’ai rien fait », répondit instinctivement Klein.
Cleves posa sur lui ses yeux bleu pâle et lui dit à voix basse :
– « Vous avez libéré Cécile et avez bien pris soin des enfants. »
Bien pris soin des enfants ? Quelque peu amusé, le jeune homme prit les deux billets et dessina un triangle sur sa poitrine.
– « Vous êtes plus généreux que je ne l’aurais cru. Merci. »
S’il n’avait pas persisté à refuser, c’était que quelque chose lui avait traversé l’esprit. S’il n’avait pas accepté les dix Livres, un aventurier chevronné comme Cleves aurait pu croire qu’il n’était pas satisfait du prix et qu’il tentait d’en obtenir davantage, ce qui laissait présager qu’il pouvait les attaquer à tout moment. Parmi les aventuriers autoproclamés, les fous avides ne manquaient pas !
Voyant Gehrman Sparrow empocher l’argent, Cleves détourna le regard :
– « C’est une règle en mer », dit-il sur un ton catégorique.
Sans ajouter un mot, il suivit Cécile, Donna et Denton dans la cabine.
Si j’avais pu gagner autant pour des missions de ce niveau de difficulté, j’aurais depuis longtemps fait fortune en tant que détective privé… pensa Klein avec un petit rire en regardant la lune rouge suspendue haut dans le ciel.
Elle brillait encore, douce et silencieuse dans la nuit.
Les légendes de la mer, les différents monstres… J’ai enfin découvert la légère sensation d’être un aventurier.
Klein s’approcha du bastingage. Baigné d’un voile cramoisi, il admira les vagues qui s’assombrissaient. Peu à peu, son humeur s’apaisa tandis qu’il s’extirpait de la pénombre du Grand Smog de Backlund.
Le vent froid et humide lui giflait le visage, et le vaste océan sans limites qui attirait son regard, lui ouvrait le cœur.
Durant un instant, Klein eut envie de chanter, mais lorsqu’il ouvrit la bouche, il s’aperçut qu’il ne se souvenait plus des vers modernes en question.
Je ne peux pas me contenter de dire ” Oh mer, tu n’es faite que d’eau “… La Séquence du Savant de l’Empereur est vraiment bien adaptée à ce genre de choses. Quand j’aurai le temps, je devrais lire ses poèmes pour ne pas avoir l’air d’un analphabète… railla le jeune homme en regardant la lune rouge et l’océan.
– « Quelle belle nuit ! » soupira-t-il enfin.
…
L’équipe d’explorateurs, qui s’était accidentellement égarée, revint à la Cité d’Argent.
En voyant les mauvaises herbes qui croissaient dans les fissures du mur, Derrick se retrouva en transe. Il avait l’impression d’être parti depuis de nombreuses années.
Le regard de Colin, qui marchait en diagonale derrière lui, se perdit soudain et il pressa de la main sa tempe droite.
Les autres membres de l’équipe étaient remplis de joie et soulagés au plus profond d’eux-mêmes.
Pour eux, après une périlleuse exploration, le fait d’avoir un foyer qui les attende était ce qu’il y avait de plus précieux.
Le regard de Colin revint à la normale. Tournant la tête sur le côté, il regarda en diagonale devant lui.
…
Backlund, chez la famille White…
Après avoir réfléchi, Emlyn, confiant, s’approcha de ses parents et demanda :
– « Si je voulais me plonger dans l’histoire des Sanguins, qui devrais-je contacter ? »
Si je pose directement des questions sur la Cité d’Argent, il est fort probable que l’on me soupçonne de poser problème. Même si je n’ai pas peur et si je suis très calme, pour l’Ancêtre et afin de sauver toute la race des Sanguins, je n’ai pas d’autre choix que de le cacher… J’ai toujours été intéressé par l’histoire des Sanguins. J’ai recueilli beaucoup d’informations et Père et Mère le savent, donc on ne me soupçonnera pas… Cette excuse est parfaite ! pensa Emlyn ravi.
Il ressemblait un peu à son père, avec ses lunettes à monture dorée qui lui donnaient un air très professionnel.
Ce monsieur, qui avait un doctorat en médecine, déposa dans ses mains l’épais livre d'”Anatomie” qu’il tenait et remonta ses lunettes :
– « Personne à Backlund n’en sait plus que Lord Nibbs. »
… Si j’avais osé aller trouver Lord Nibbs, je l’aurais fait depuis longtemps…
Emlyn se souvint de ce que lui avait dit Le Fou, qu’étant un messie, il se devait de porter le poids d’un secret et accepter d’être incompris, aussi demanda-t-il avec une expression solennelle :
– « À part Lord Nibbs ? Il dort dans un souterrain et il est préférable pour lui qu’on ne le dérange pas. »
Le père d’Emlyn remonta le col de son pyjama en coton épais et réfléchit un instant.
– « Waymandy. Il se considère toujours comme un historien. »
Emlyn poussa un soupir de soulagement et sourit.
– « J’aimerais lui rendre visite. »
…
Le sifflet retentit et l’Agathe Blanche entra dans le Port de Damir.
Il se réapprovisionnerait en eau et en nourriture sur cette île coloniale et repartirait le lendemain matin.
Les deux jours suivant la chasse au murloc, Klein mena une vie que l’on pourrait qualifier de tranquille, voire de terne. Le paysage marin l’ennuyant profondément, il décida de se rendre au bar du port le soir même pour jeter un coup d’œil, dans l’espoir d’obtenir plus d’informations sur les sirènes et de trouver de l’inspiration pour le rôle qu’il avait à jouer.
Si une fois à terre, je tombe sur un pirate aux mains tachées de sang, je n’hésiterai pas à lui donner une leçon. Il y a encore des âmes qui attendent d’être libérées de la Faim Rampante…
Le front en sueur, le jeune homme prit avec lui tous ses objets occultes, quitta la cabine et descendit sur le port.
Ce faisant, il rencontra Donna, Cleves et les autres. Apparemment, ils se rendaient dans un restaurant du port pour déguster la fameuse salaison de Damir.
Sans que leurs parents s’en aperçoivent, Donna et Denton saluèrent l’aventurier dont ils venaient de faire la connaissance, visiblement curieux de savoir où il comptait aller.
Klein leur rendit leur sourire, remonta son col et suivit les panneaux de signalisation pour trouver le bar le plus proche.
Poisson Volant et Vin… indiquait l’enseigne. Le mur extérieur du bar était couvert d’avis de prime, dont les 800 000 Livres pour le Roi des Cinq Mers et plus de 100 Livres pour un simple capitaine pirate. Ces affiches formaient un décor très particulier.
Klein contempla longuement le mur et se dit : Toujours l’argent…
Détournant le regard, il poussa la porte et entra dans le bar. Celui-ci était étrangement silencieux pour un endroit généralement bruyant.
Que se passe-t-il ?
Klein regarda autour de lui et aperçut, assis au comptoir, le Capitaine Elland vêtu d’un manteau rouge sombre. Au centre de la pièce, deux hommes imposants se faisaient face.