Instinctivement, Klein fouilla dans ses poches, prit d’une main le Charme du Soleil Flamboyant et de l’autre le sifflet de cuivre d’Azik.
Il remarqua aussitôt que l’impression Transcendante de froid et de douceur qui émanait de ce dernier avait disparu, comme supprimée par une puissance invisible. Le premier, quant à lui, était encore chaud et réconfortant.
Profitant de cette impression, Klein entra en état semi-méditatif. Chassant ses inquiétudes, il ne laissa rien au hasard.
Il jeta un regard à Léonard Mitchell et inclina son menton vers Megose.
Puis, contrôlant son expression grâce à ses capacités de Clown, il sourit à la jeune femme :
– « Voulez-vous du café, du thé noir, ou rien du tout ? »
Megose se caressait le ventre, comme si elle écoutait quelque chose.
– « Une tasse d’eau tiède. J’ai brusquement eu envie de discuter avec vous au sujet de Lanevus. J’ai l’impression que vous en savez beaucoup. »
– « Qui vous a dit ça ? »
Léonard avait perdu sa frivolité habituelle et son sourire était plutôt rigide.
Megose eut soudain un petit rire :
– « Mon enfant. Il en sait beaucoup. Il est très intelligent ! »
Klein se retint d’exploser. Se tournant vers la cloison, il fit signe à son coéquipier de contenir la jeune femme.
Léonard eut un sourire forcé et, désignant le canapé :
– « C’est justement ce dont je voulais vous parler. Nous souhaitons avoir une discussion avec vous au sujet de Lanevus. »
Derrière la réception, Rozanne, confuse, les observait. Elle réalisa brusquement qu’il était inutile qu’elle intervienne.
Klein fila droit vers le bureau du Capitaine, poussa la porte et la referma avec fracas.
Devant l’air stupéfait de Dunn, il prit un air grave :
– « Capitaine, quelque chose de sérieux s’est produit. J’ai compris ce que voulait dire Lanevus par « bombe » ! »
Dunn se leva et, pointant du doigt l’extérieur :
– « Megose ? »
Manifestement, il avait entendu l’exclamation stupéfaite de Léonard, mais était incapable de voir les regards effrayés de ses coéquipiers ni la sueur froide qui perlait sur leurs visages.
Klein acquiesça :
– « J’ai tenté d’activer ma vision spirituelle pour observer Megose et m’assurer de son état mental, mais ma spiritualité m’en a empêché. Elle ne cessait de m’avertir de ne pas regarder, que je mourrais si je le faisais !
« Cela m’a rappelé un dicton : “Vous ne pouvez regarder Dieu directement”. Même si le fœtus que porte Megose n’est pas un dieu maléfique tentant de s’incarner dans ce monde, voire sa progéniture, c’est certainement une créature légendaire.
« Capitaine, en faisant le lien avec l’autel noir des souvenirs de Hood Eugen, avec ses capacités de Psychiatre, avec le monde tragique que décrit la lettre de Lanevus, je pense être assez proche de la vérité : Lanevus a obtenu d’un membre de l’Ordre Aurora un rituel magique lié au Vrai Créateur et avec l’aide de Hood Eugen, il a transformé Megose en un réceptacle destiné à développer un certain pouvoir. Un pouvoir qui se servira ensuite du ressentiment, de l’oppression et de la morosité qui règnent autour des usines pour se développer rapidement jusqu’à maturité. En d’autres termes, pour atteindre son objectif, le rituel lui-même nécessite ces ressentis. »
Dunn médita les paroles de Klein durant quelques secondes puis hocha la tête, l’air grave.
– « Je vais immédiatement demander l’aide de la Sainte Cathédrale. Espérons que l’enfant que porte Megose puisse encore attendre !
« Ceci dit, nous ne pouvons pas rester les bras croisés. Dites à Léonard de contenir Megose et de lui tenir compagnie. Prévenez Mme Orianna, Rozanne et les autres. Faites évacuer tous les non-combattants !
« Lorsque j’aurai envoyé le télégramme, je me rendrai de l’autre côté de la Porte Chanis. Nous devons nous préparer au pire, à savoir que l’enfant naisse avant l’arrivée des renforts de la Sainte Cathédrale.
« En tant que Capitaine des Faucons de Nuit de Tingen, je suis autorisé, en cas d’urgence, à recourir aux cendres de Sainte-Selena. »
Les cendres de Sainte Selena… Les cendres d’une Transcendante de Haute Séquence… Le sceau central de la Porte de Chanis… Les inquiétudes de Klein s’apaisèrent légèrement et une autre pensée lui vint à l’esprit :
– « Capitaine, nous pourrions aussi demander des renforts aux Punisseurs Mandatés et à la Conscience Collective des Machines. Ils ont certainement des objets sacrés similaires ! ».
Le jeune homme, pris d’ un éclair d’inspiration, murmura pour lui-même : « Au départ, le cas de Lanevus était du ressort des Punisseurs Mandatés. Le vieux Neil et moi étions là pour aider quand l’un de leurs membres seniors a perdu le contrôle… »
Tandis qu’il parlait, sa voix se fit plus forte :
« Capitaine, pourriez-vous demander aux Punisseurs Mandatés si celui qui a perdu le contrôle suivait ou surveillait Megose ? »
– « Vous pensez que sa perte de contrôle pourrait être liée à l’enfant que porte Megose ? Ils étaient responsables de cette femme lorsque l’enquête a eu lieu… » Répondit gravement Dunn. « Nous ne pouvons plus attendre. Allez trouver Mme Orianna et les autres. Pendant ce temps, j’enverrai un télégramme sollicitant en premier lieu l’aide de la Sainte Cathédrale, puis j’informerai les Punisseurs Mandatés et la Conscience Collective des Machines. Et je vais aussi devoir télégraphier aux services de police et voir s’ils peuvent trouver un prétexte pour évacuer les civils à proximité. »
– « Entendu. »
Klein avait à peine fait quelques pas que brusquement, la coïncidence que représentait la visite soudaine de Megose lui revint à l’esprit.
Il revit alors l’image de la maison à la cheminée rouge et, revenant sur ses pas, dit aussitôt à Dunn :
– « Encore une chose, Capitaine. Vous vous souvenez des coïncidences dont je vous ai parlé ? L’indice concernant le carnet de la famille Antigonus dans la maison qui faisait face au lieu de l’enlèvement, Ray Bieber qui n’a pas réussi à quitter Tingen à temps, Hanass Vincent qui s’est exposé à cause d’une coïncidence, comment un membre de l’Ordre d’Aurora a perdu la vie pour être tombé sur moi par hasard, etc.
« Toutes ces coïncidences sont très subtiles et difficiles à déceler, mais le fait que Megose soit soudainement venue nous trouver, juste après que nous ayons découvert la lettre de Lanevus n’est que trop évident. Cette coïncidence-là ne se dissimule plus ! À mon avis, la personne qui se cache derrière tout cela va bientôt occuper le devant de la scène !
« Et pourquoi Madame Sharon a-t-elle pris le risque de tuer le député Maynard ? Est-ce aussi une coïncidence ? »
Dunn réfléchit un moment :
– « Je vais inclure ce point dans mon télégramme », dit-il d’un air grave.
Sans perdre de temps, Klein sortit du bureau et se dirigea droit vers la salle de comptabilité située de l’autre côté.
Mme Oriana préparait le budget pour les trois derniers mois de l’année. Elle voulait le terminer à l’avance dans le cas où le Capitaine n’y penserait pas. Quand elle vit Klein entrer, elle le salua d’un sourire.
– « Quelles demandes de remboursements avez-vous à me présenter aujourd’hui, jeune homme ? »
Klein soupira :
– « Nous sommes en congés aujourd’hui, Mme Oriana. Rentrez chez vous immédiatement. »
La comptable demeura un instant stupéfaite et voyant qu’il était sérieux, le regarda d’un air hébété.
Au bout de quelques secondes, elle se leva d’un bond.
– « Très bien. »
– « Allez en informer les employés de bureau et l’armurerie. Je vais prévenir Rozanne. »
– « Tout de suite ! »
Sans même prendre le temps de ranger, Oriana prit son sac à main et quitta précipitamment la comptabilité.
Arrivée dans le couloir, elle se retourna, traça une lune cramoisie sur sa poitrine et dit :
– « Que la Déesse vous bénisse tous ! »
Merci… répondit mentalement Klein. Il passa la cloison et entra à la réception où Léonard, l’air crispé, discutait avec Megose au sujet de Lanevus.
Profitant de ce qu’il remplissait une tasse d’eau chaude, le jeune homme se pencha vers Rozanne et chuchota :
– « Rentrez chez vous et ne revenez que demain. C’est dangereux ici. »
Sous le coup de la surprise, la réceptionniste ouvrit la bouche mais la referma aussitôt devant le visage sévère de Klein.
Baissant la tête, elle mit une dizaine de secondes à ranger ses affaires puis prit son sac et quitta la réception.
En passant devant Klein, elle se mordit la lèvre et murmura :
– « Pour être honnête, autant je respecte les Faucons de Nuit, autant que je déteste les autres Transcendants… »
…
Lorsqu’il fut certain que tous les employés avaient évacué les locaux de la compagnie, Klein apporta la tasse à Megose et, tandis qu’il se penchait pour la déposer sur la table, annonça :
– « J’ai quelque chose à régler, je reviens. » Puis, se redressant, il glissa à l’oreille de Léonard : « Gardez-la ici ».
Ce dernier serra les dents, força un sourire puis reprit sa conversation avec Megose. Il remarqua cependant une certaine agitation, comme si son interlocutrice perdait de sa concentration.
Klein retourna au bureau du Capitaine : celui-ci était déjà descendu au sous-sol et sur la table trônait un télégramme en provenance des Punisseurs Mandatés :
« Compris. Nous arrivons immédiatement. »
… C’est bien à cause de Megose que ce Punisseur Mandaté a perdu le contrôle… Se dit le Faucon de Nuit en se dirigeant vers le couloir sans parvenir à se calmer. Devait-il attendre que le Capitaine ait récupéré les cendres sacrées ou que les renforts arrivent ?
Je me demande si les Transcendants de Haute Séquence ont le pouvoir de se téléporter… Mais je ne pense pas…
Après avoir fait un moment les cent pas, il se sentit brusquement apaisé. Les lampes à gaz de chaque côté du corridor avaient pris une teinte bleu pâle.
Dans l’obscurité, Dunn remontait les escaliers avec, à la main, une boîte de cendres carrée de la taille d’une paume.
Gravée de nombreux motifs mystérieux, celle-ci semblait faite d’argent massif, mais on aurait dit qu’il s’agissait d’ossements humains. À mesure que la boîte se rapprochait, Klein avait de plus en plus froid, comme si la fraîcheur s’infiltrait dans son sang.
Le visage baigné d’une lumière bleue glacée, Dunn lui dit :
– « Allez à la Porte Chanis et prenez un Artefact Scellé qui ait la plus grande capacité offensive. Je vous laisse juge de ce choix. J’en ai déjà informé Seeka et les Gardiens. Soyez attentif aux menaces cachées. Parmi ceux-ci se trouvent trois artefacts de Grade 2, qui sont… »
« Oh, maintenant que j’ai pris les cendres de Sainte Selena, Seeka et les Gardiens ne peuvent plus quitter leur poste. »
Pour l’heure, Frye et Royale étaient tous deux chez Kenley pour préparer ses funérailles et l’Archevêque de la Cathédrale Sainte Selena parti prêcher à la campagne.
– « Entendu ».
Sans hésiter, Klein se dirigea vers le sous-sol.
Alors qu’il approchait de l’intersection, il s’arrêta brusquement. La plupart des Artefacts Scellés qui se trouvaient derrière la Porte Chanis de Tingen étant de niveau 3, ils n’auraient guère d’effets sur l’enfant que portait Megose et qui était, à tout le moins, une créature légendaire.
L’Emblème Sacré du Soleil Muté pourrait fonctionner, mais il met trop de temps à faire effet. Il n’est pas adapté à cette situation… Il n’y a que trois Artefacts Scellés de niveau 2 à Tingen et ce sont des objets particulièrement dangereux qui pourraient facilement causer ma perte… J’estime que leurs pouvoirs sont à peu près similaires à ceux de mon Charme du Soleil Flamboyant, aussi je n’ai pas à m’inquiéter outre mesure. Je n’hésiterai pas à recourir au charme, qui est certainement aussi puissant qu’un artefact de niveau 2. N’oublions pas qu’il contient le pouvoir du sang divin…
L’esprit tourbillonnant, le jeune homme hocha imperceptiblement la tête.
En fouillant dans ses poches à la recherche du Charme et du sifflet de cuivre, il fut surpris de constater que la sensation que ce dernier lui procurait au toucher était revenue.
À toutes fins utiles, Klein prit le papier et le stylo qu’il gardait toujours sur lui pour la divination et écrivit un court message.
« L’homme qui a semé le trouble dans ma destinée et volé le crâne de votre enfant s’est manifesté. Il s’est arrangé pour que Megose, dont il est fort probable qu’elle porte le fils d’un dieu maléfique, s’introduise dans les locaux de la Compagnie de Sécurité de l’Épine Noire, au 36 rue Zoeterland.
« La situation est on ne peut plus critique. »
Après avoir rangé son stylo et plié la feuille de papier, le jeune homme souffla dans le sifflet de cuivre et fit apparaître le messager géant.