Dévisagé, Emlyn se sentit momentanément perdu, vaguement conscient qu’il venait de poser une question qu’il n’aurait pas dû poser.
Pourquoi me regardez-vous comme ça ? Je ne peux pas avoir un ami Sanguin ? Dois-je tenter d’expliquer… Non, qu’y a-t-il de mal à être un Sanguin ? Je suis un Sanguin, il n’y a rien de mal à l’admettre ! Les Sanguins ont une longue histoire, une longue vie et un riche héritage. C’est une race noble ! Aucun d’entre vous n’est particulièrement extraordinaire non plus. Ce qui vient d’être échangé n’est, tout au plus, qu’un objet de Séquence 6 !
Après quelques réflexions, Emlyn White leva le menton et annonça fièrement :
– « Oui, je suis un pur Sanguin. »
Personne ne lui a demandé s’il l’était… M. Lune manque de confiance en lui, d’où sa réaction un peu excessive… lut Audrey à travers l’attitude du vampire.
C’est vraiment un Sanguin… se dit Fors qui, intriguée demanda :
– « M. Lune, les Sanguins se donnent-ils, à l’instar des humains, des titres aristocratiques comme duc, vicomte, comte ou baron pour désigner les différentes puissances issues de divers rangs ? »
– « Non, c’est vous, les humains, qui avez imité les Sanguins ! » répondit Emlyn en se redressant. « Bien avant le Cataclysme, bien avant la Seconde Époque, nos Sanguins possédaient déjà ces titres aristocratiques. Ceux qui ne maîtrisent pas encore totalement leur force sont des Sanguins mineurs et moi, je suis considéré comme un adulte. Si l’on va plus loin, on accède au titre de baron et la progression se poursuit jusqu’à celui de duc. Au-dessus de ce dernier, on trouve la reine et le prince. À l’époque, vous, les humains, étiez encore sous la coupe de la Cour du Roi Géant, il vous était donc impossible d’inventer des titres aristocratiques ! »
Au moment où sa voix s’éteignait, Derrick, qui se trouvait à proximité, lâcha :
– « Il n’y a rien de tel dans l’histoire de la Cité d’Argent.
« La catégorisation des Sanguins a commencé avec l’apparition de la Dalle du Blasphème. Avant cela, tout était très vague et ambigu. Les seuls titres existants étaient ceux de chefs des différents clans familiaux ou de dirigeants d’un territoire avec, au sommet, l’Ancêtre Lilith. Par la suite, on a strictement respecté le système des potions, avec des noms correspondant aux différentes Séquences. »
– « L’histoire des Sanguins, écrite au cours de longues vies, ne saurait être bouleversée par les archives aléatoires d’une petite et ordinaire Cité d’Argent », répondit dédaigneusement le vampire.
Mais sur cette répartie, il s’aperçut soudain qu’apparemment, il avait négligé une question importante.
Un instant. Ils ne cessent de parler de la Cité d’Argent. Où est-elle exactement ? Pourquoi n’en ai-je jamais entendu parler…
– « Notre Cité d’Argent n’invente pas l’histoire. Nos archives proviennent de livres anciens, donc de sources vérifiables, ou des ruines d’autres villes », souligna Derrick, quelque peu vexé.
Si personne ne les arrête, ils pourraient bien débattre de ce sujet jusqu’à la fin de la réunion… Bien que Petit Soleil soit honnête, sincère et réservé, il a un caractère têtu et obstiné. D’un autre côté, M. Lune semble particulièrement soucieux de l’histoire des Sanguins… se dit Audrey qui faisait ses observations quotidiennes de Télépathe vivement intéressée.
C’est alors qu’Alger interrompit la discussion entre Le Soleil et La Lune, détournant ainsi l’attention d’Emlyn :
– « Je sais comment augmenter la force d’un Sanguin. »
– « Euh, de quoi auriez-vous besoin en retour, M. Le Pendu ? Je pourrais partager avec vous une partie de l’histoire perdue en possession des Sanguins. »
Alger afficha un sourire.
– « Non, nous sommes tous membres du Club du Tarot. Ce genre d’échange d’informations est gratuit. »
- Le Pendu est vraiment un homme généreux et noble… se dit Emlyn.
– « Merci pour votre bienveillance. »
Alger réfléchit quelques secondes et expliqua :
– « Les Sanguins aussi peuvent consommer des potions pour progresser, mais il faut qu’elles soient en correspondance, c’est-à-dire du bon type. Les différentes Églises ont fait un certain nombre d’expériences et les résultats ont prouvé que cette méthode était réalisable. Cependant, je ne suis pas en mesure d’en connaître les détails exacts. »
– « Mais les principaux ingrédients de ces potions proviennent de mes proches ! » protesta Emlyn.
Le Pendu eut un sourire :
– « Ne soyez pas si catégorique. Pour exemple, j’ai une piste au sujet de caractéristiques laissées par un baron Sanguin. Il est mort au cours d’un soudain conflit sans avoir eu le temps de trouver son successeur. Vous pourriez, par le biais d’une potion, recevoir cet héritage et empêcher que ne soit perdu le pouvoir de ce Sanguin. »
Cet objet appartenait à un grand pirate qu’Alger connaissait. Ne sachant pas à quelle Séquence ni à quelle potion cela correspondait, il n’avait pas pu le vendre. Sa nouvelle source d’Artisans elle-même n’était pas très intéressée.
Recourir à des potions pour hériter d’un patrimoine et empêcher la perte des pouvoirs de Sanguins… Emlyn eut soudain l’impression que ce que disait Le Pendu avait du sens.
– « Quel est votre prix ? » s’enquit-il.
Alger eut un petit rire :
– « Entre 4 000 et 5 000 Livres. Je ne serai sûr de rien tant que je n’aurai pas été trouver son propriétaire. »
Il n’avait encore jamais communiqué avec ce grand pirate, mais était convaincu que si le prix restait convenable, celui-ci accepterait. Pour un pirate en effet, vendre quelque chose est synonyme de profit dans la mesure où cela ne demande pas beaucoup de capital.
– « 5 000 livres ?! » s’exclama Emlyn.
Avec une telle somme, je pourrais acheter quelques-unes des marionnettes que je convoite depuis longtemps et même de nouveaux vêtements pour toutes mes poupées !
La première réaction d’Emlyn fut de renoncer à une telle transaction. Cependant, il pensa à la faveur que lui accordait l’Ancêtre, à la gloire des Sanguins et se voyant déjà sauveur de sa race, il se retrouva, pour un moment, bien embarrassé.
Alger ne le bouscula pas.
– « Je sais que c’est une décision difficile », dit-il avec un sourire indifférent. « Prenez votre temps pour y réfléchir. »
– « Très bien », répondit Emlyn avec un soupir de soulagement.
- Le Pendu est vraiment… Marmonnant en son for intérieur, Audrey se tourna vers La Lune et s’adressant à tous les membres :
– « Madame, messieurs, auriez-vous des informations concernant le fruit de l’Arbre des Anciens et le sang de Dragon Miroir ? »
– « Oui », répondit sans hésiter Emlyn.
Le vampire avait fait fortune en achetant des ingrédients Transcendants pour un certain détective, aussi prêtait-il attention à ce genre d’information à chaque rassemblement des Sanguins.
Sans attendre la pression exubérante de Mlle Justice, il poursuivit : « Le prix du fruit de l’Arbre des Anciens se situe entre 600 et 700 Livres, et le sang de Dragon Miroir n’excède pas 100 Livres. Je ne me souviens plus du montant exact. »
Il lui fit honnêtement part du prix initial de ces ingrédients et ajouta : « Mais vous me devez cinquante, voire cent Livres supplémentaires. Comme vous le savez, je vais devoir prendre un risque et payer de mon temps. »
Cela, Emlyn le tenait de Sherlock Moriarty et à ses yeux, c’était tout à fait sensé car il faut bien qu’un intermédiaire soit payé !
– « Marché conclu ! », s’écria joyeusement Audrey sitôt qu’il eut fini de parler.
Certes, elle aurait pu négocier, mais ce n’était pas nécessaire et elle craignait que l’accord ne soit rompu si elle venait à contrarier son interlocuteur.
Pour moi, le plus important est de passer à la Séquence 7… L’Empereur Roselle a dit un jour que tout problème pouvant être résolu par l’argent n’en était pas un…
L’humeur de la jeune femme, qui s’était quelque peu assombrie, s’améliorait.
Après le Bal du Nouvel An, elle avait obtenu de gérer elle-même sa fortune d’une valeur de 40 000 Livres. Il ne lui restait plus qu’à engager des comptables et le personnel de gestion que lui adressait son père.
Elle avait également reçu des cadeaux d’une valeur de plus de 20 000 Livres sous forme de bijoux, de chevaux, de chiens, de tableaux, la plupart provenant de sa mère, de ses deux frères aînés et d’autres membres de la famille Hall.
Cela dit, elle ne disposait que de 5000 Livres en liquide.
Sa contribution à l’affaire de la grande brume de Backlund avait été convertie en ressources politiques pour le Comte Hall et comme elle avait demandé à rester anonyme, elle n’avait rien touché. Son grand et noble banquier de père s’était donc offert de payer toutes les dépenses de son petit ange dans le domaine de l’occultisme.
Audrey n’ayant pas osé révéler son intention de passer Séquence 7, elle n’avait, pour le moment, à sa disposition que son argent de poche et ses économies.
Ce mois-ci, je vais pouvoir rembourser ma dette à Glaint et le mois prochain, je règlerai 2 000 Livres à l’adorateur de M. Le Fou… Je ne serai pas à court… pensait la jeune femme, de bonne humeur.
… Très riche… Emlyn, qui avait failli ne pas réagir, demanda, perplexe :
– « Comment fait-on pour conclure l’affaire ?”
– « En faisant un sacrifice à M. Le Fou », expliqua Audrey avec un léger sourire.
Elle prit l’initiative d’obtenir le consentement du Fou et fit apparaître les exigences rituelles correspondantes.
Emlyn regarda d’un air hébété les deux parchemins en peau de chèvre qu’il venait de recevoir. Cette façon de gérer les transactions dépassait son imagination.
Il comprit alors en quoi le Club du Tarot était différent des autres sociétés secrètes.
Ravi, Klein observait les transactions entre les membres. Avec le temps, en effet, les canaux et ressources allaient encore augmenter. Les objectifs de chacun et les objets désirés seraient beaucoup plus faciles à obtenir que par le passé, et il n’y aurait plus de demandes laissées sans réponse.
Mlle Justice représente les Alchimistes en Psychologie, l’aristocratie de Loen et le pouvoir de l’argent… M. Le Pendu représente l’Église des Tempêtes et les ressources de la mer. Le Soleil représente la Terre Abandonnée des Dieux et la Cité d’Argent ; La Magicienne les Transcendant de Moyenne Séquence de Backlund et la famille Abraham ; La Lune les Sanguins. Tous perfectionneront les ressources en matière de transactions et les capacités de collecte d’informations du Club du Tarot… Tous sont sur le point d’évoluer…
Tout en réfléchissant, Klein prit le contrôle du Monde et intervint d’une voix rauque :
– « J’ai un indice concernant une caractéristique laissée par un Psychiatre. En auriez-vous besoin, Melle Justice ? »
S’il avait préféré ne pas s’emparer de l’affaire d’Emlyn, c’était parce qu’il savait que Justice avait aussi un animal de la même voie. Il n’avait donc pas à redouter qu’il n’y ait pas de demande.
– « Bien sûr », répondit sans hésiter Audrey.
Son idée était très simple. En cas d’attaque ennemie, elle ne pourrait peut-être pas, à elle seule, créer la surprise. Avec une Susie encore plus surprenante, c’était plus sûr.
– « Cela prendra un certain temps, peut-être un mois, voire deux », ajouta Le Monde à voix basse.
– « Aucun problème », répondit Audrey qui n’était sous le coup d’aucune pression psychologique.
Elle savait que Susie n’avait pas fini d’assimiler la potion du Télépathe.
Ouf, du moment que l’affaire est conclue. J’espère pouvoir libérer au plus vite le Psychiatre… Mlle Justice ne semblait pas s’interroger sur le prix. Pour elle, celui-ci ne devrait pas être trop exorbitant si c’est Le Fou qui supervise. Dois-je en conclure qu’elle accepterait n’importe quel prix raisonnable ? Ses finances se sont beaucoup améliorées ces derniers temps…
Le Monde regarda Le Pendu et eut un petit rire.
– « Cela vous intéresse-t-il de m’aider à vendre un objet ? Il vaut au moins 3500 Livres et vous toucherez une commission de 15 %. »
– « C’est un plaisir de travailler avec vous. De quel objet s’agit-il ? » s’enquit Alger, intéressé.
Il était plutôt curieux au sujet du Monde. Son interlocuteur semblait en savoir beaucoup et n’était pas à court de choses intéressantes.
– « Une caractéristique laissée par un Transcendant et qui équivaut à une Séquence 6. Sa principale fonction est de permettre à quelqu’un de changer d’apparence et de corpulence. On y ajoute des pouvoirs tels que le combat rapproché et la maîtrise du feu. Cela dit, les effets produits dépendent des idées et du niveau de l’Artisan », dit Le Monde avec un petit rire.
Changer d’apparence et de corpulence… J’en ai vraiment envie… pensèrent simultanément Audrey et Fors.
Si la romancière se contentait d’y penser, Audrey, quant à elle, demanda, les yeux brillants :
– « Monsieur Le Pendu, puis-je commander à l’avance l’objet occulte que l’Artisan tirera de cette caractéristique ? Si tant est que l’effet de changement d’apparence perdure ! »
Père sera certainement d’accord pour que j’achète un objet occulte sans effets secondaires négatifs ! pensait la jeune femme, étrangement détendue.