Chapitre 97 – Une question académique
Tout en parlant, Hélène levait légèrement les yeux, comme si elle était plongée dans ses souvenirs.
– « Au début, je transportais du fer et du charbon du Comté de Midsea à Feynapotter, puis j’ai ramené à Intis du tabac, du café, du cacao et d’autres spécialités locales. Il s’agit d’une route maritime qui longe les côtes, elle est donc relativement sûre. La concurrence était également intense. Afin de sortir rapidement de cette situation difficile et d’économiser de l’argent, j’ai travaillé dur pour augmenter ma Séquence, espérant pouvoir faire du commerce dans les colonies.
« Malheureusement, alors que je m’étais familiarisée avec la route maritime et que je gagnais de l’argent, je suis tombée, lors de mon second voyage à Balam Ouest, sur Tracy, la Jeune fille de la Maladie qui n’était pas encore vice-amirale. Elle n’avait qu’un seul vaisseau à l’époque, mais elle était très puissante. Mon partenaire et moi avons résisté au péril de notre vie, mais en vain.
– « Elle n’a pas l’habitude de tuer sans réfléchir. Elle n’a fait que s’emparer de la marchandise et m’enlever… »
Pas étonnant de la part d’une bizarrerie parmi les Démones…
Klein, qui écoutait en silence, fit appel à ses pouvoirs de Clown pour réprimer son embarras et impassible, demanda :
– « Jusqu’où est allée la relation entre vous deux ? »
– « Nulle part ! » nia instinctivement Hélène. « Elle m’a forcée ! Je…je ne voulais pas mourir. Je…Je n’ai pas eu…d’autre choix que de céder. De plus, c’est une femme ! »
Inutile de vous énerver comme ça, Madame. Si je vous avais demandé si vous aviez toutes deux une relation qui allait au-delà de l’amitié, auriez-vous sauté de la voiture ? C’est uniquement parce que je suis plutôt gentil et que j’ai pensé à votre sentiment de honte que je ne me suis pas montré aussi direct… (Il soupira). Sous la façade de ce fou de Gehrman Sparrow se cache un gentleman… Le vrai moi…
Sans changer d’expression, Klein s’enquit :
– « Quel genre de cuisine aimez-vous ? Y a-t-il des plats que vous aimez particulièrement ? Préférez-vous le sucré, le salé ou quelque chose entre les deux ?
« Quels sont les aliments que vous n’aimez pas ? Quels sont ceux auxquels vous êtes allergique ?
« Avez-vous des restrictions alimentaires ? Si oui, lesquelles ? »
Face à toutes ces questions, Hélène eu l’impression d’être dans un rêve. Tout lui semblait surréaliste.
Elle n’aurait jamais imaginé que cet homme lui poserait de telles questions. On aurait dit un prétendant interrogeant sa belle sur ses loisirs.
Non ! Aucun prétendant ne poserait de telles questions ! On obtient ces informations au fil de nombreuses discussions ou par d’autres moyens ! Aucune femme n’aimerait être interrogée de la sorte ! Cela ressemble plus aux sondages de l’Empereur Roselle… Que…Que veut-il ? Il pose ces questions sans aucune expression. J’ai très peur…
Hélène garda quelques instants le silence, puis répondit à chacune sous le regard froid et imperturbable de Klein.
Toujours assis face à elle et penché en avant, le jeune homme poursuivit :
– « Comment vous asseyez-vous d’habitude ? Avez-vous des gestes habituels… »
Plus Hélène répondait, plus elle paniquait. Elle avait le sentiment inexplicable que le fait de répondre à ces questions la ferait disparaître.
Au terme de cette “enquête” déroutante et terrifiante, elle se sentit le cœur lourd avec l’impression persistante qu’une issue terrible l’attendait.
Pourquoi ne pas prendre le risque de sauter de voiture pendant qu’il ne fait pas attention ?
Hélène envisagea sérieusement cette possibilité.
Cependant, le fait que l’homme ne semblait pas vouloir l’attaquer la laissa indécise. Il y avait certainement un espoir de résoudre cette affaire à l’amiable.
Après avoir cerné la personnalité, les habitudes et les préférences d’Hélène, Klein aborda le sujet de la vice-amirale Maladie.
– « Que savez-vous de Tracy ? »
Helene se tut. Sa bouche frémit à plusieurs reprises, mais elle ne pouvait se résoudre à parler.
Après que la calèche eut roulé un bon moment, seulement alors elle sourit tristement.
– « Elle possède d’excellentes capacités en matière de combat. Elle est douée pour l’infiltration et les malédictions, elle est capable de se faire invisible et de se transformer en lumière.
« Elle maîtrise non seulement les moyens de changer de corps à l’aide d’un miroir ou d’un bâton magique, mais aussi les flammes noires et le givre. Elle peut rendre brusquement malades les ennemis situés à une certaine distance : rhume, pneumonie, gastro-entérite et autres maladies. Plus le combat contre elle dure longtemps, plus les maux infligés sont graves. Certains Transcendants peuvent même mourir subitement d’une crise cardiaque.
« Elle… peut aussi créer des fils invisibles pour contrôler son ennemi. Elle connaît très bien l’anatomie humaine. Elle peut facilement donner du plaisir aux gens par le contact… ce genre de plaisir.
« Elle a un pouvoir de charme active qui fait que de nombreux pirates, lorsqu’ils sont près d’elle, renoncent à lui opposer toute résistance.
« Elle est généralement amicale, mais cruelle avec ses ennemis. Elle aime détruire la perfection que d’autres voudraient protéger, et leur faire subir d’immenses souffrances et tourments… »
Hélène ne s’étendit pas sur la façon dont Tracy détruisait l’état de perfection des autres. Il y avait, à ce sujet, beaucoup d’anecdotes cruelles et d’histoires drôles. Cette Jeune fille de la Maladie avait déjà fait s’entretuer ses ennemis – un duo père et fils – et incité la femme de l’un d’entre eux à le trahir pour ensuite le faire assister au spectacle.
On pouvait s’y attendre de la part d’une Démone. C’est une Démone de Séquence 5, une Séquence au-dessus de la Démone du Plaisir…
S’étant fait une idée du style de combat de Tracy, Klein demanda posément :
– « A-t-elle des objets occultes ? »
Hélène hésita, puis finit par révéler le secret de la vice-amirale Maladie.
– « … Oui. Un bracelet incrusté de diamants. Tant qu’elle le porte, il est très difficile pour quelqu’un de la blesser. »
Klein se redressa un peu et lui posa d’autres questions détaillées.
– « Tracy aide-t-elle la Secte des Démones à pratiquer le trafic d’êtres humains ? »
C’est quelque chose qui le taraudait depuis qu’il en avait entendu parler par la vice-amirale Iceberg.
La Secte de la Démone coopérait avec Ince Zangwill et était liée à la famille royale. Il était question de ruines souterraines dont l’emplacement était inconnu.
Tracy les aidait dans le trafic d’êtres humains.
Baelen, désigné par Le Pendu, était quelqu’un qui avait orchestré de nombreuses disparitions d’esclaves et de tribus primitives sur le Continent Sud. S’il faisait son apparition dans les ruines souterraines, cela voudrait dire qu’il fait partie des échelons supérieurs.
Capim, le plus grand trafiquant d’êtres humains, était protégé par des Transcendants de la voie de l’Arbitre, une voie contrôlée par les familles royales Loen, de Feynapotter, ainsi que par leurs militaires…
Tous ces éléments connus de Klein étaient reliés entre eux pour former une ligne, mais le jeune homme n’était pas certain de ce qu’elle dévoilait réellement. La vice-amirale Maladie était un point de rupture.
– « Quelle Secte des Démones ? » demanda Hélène, perplexe.
– « Vous n’avez pas besoin de le savoir », répondit calmement Klein.
Si, ne sachant pas ce qu’est une Démone, vous finissiez par suspecter la très charmante vice-amiral Maladie qui vous donnait du plaisir d’être en réalité un homme vil et sauvage, j’ai bien peur que sur le champ, vous ne perdiez le contrôle… Ne me remerciez pas. Je suis quelqu’un de bien… railla le jeune homme en son for intérieur.
Réprimant sa perplexité, Hélène fit appel à ses souvenirs.
– « Ces dernières années, elle s’occupait d’expédier des esclaves. À l’autre bout de la chaîne se trouvait Connors Viktor, Capitaine Fou. Le bruit court qu’il a un solide partenariat avec de nombreux trafiquants d’êtres humains et marchands d’esclaves de Loen. »
Connors Viktor, le Capitaine Fou… Klein se souvenait de ces nom et surnom.
Il hocha la tête et changea de ton, adoptant une voix relativement douce :
– « Vous êtes-vous impliquée dans de telles affaires ? Comme devenir pirate à temps partiel ? »
Pour une raison incompréhensible, ce ton particulièrement courtois et aimable fit trembler Danitz. Il avait l’impression que Gehrman Sparrow était dans un état bien plus terrifiant que lorsqu’il se montrait froid et inexpressif.
– « Non », répondit Hélène. « Le sang de la famille Sauron coule dans mes veines et je ne ferai pas honte à ma famille. De plus, Tracy a toujours dit qu’elle ne laisserait pas le sang ou les ténèbres me souiller. Tout cela, c’était elle qui l’affrontait. »
Elle a dû lire trop de romans d’amour… pensa Klein en sortant une pièce d’or qu’il fit rouler entre ses doigts comme si elle dansait.
Sans chercher à se cacher d’Hélène, il procéda devant elle à une divination pour s’assurer qu’elle ne mentait pas.
La réponse fut qu’elle était relativement honnête.
C’est aussi parce que je ne lui ai pas posé de questions détaillées sur ses liens affectifs avec Tracy, sans quoi elle n’aurait pas été aussi honnête… se dit Klein en rangeant la pièce d’or.
La calèche, qui avait fait le tour du port, ne se dirigeait plus vers le bateau où Hélène devait monter.
Le jeune homme regarda par la vitre et sortit un petit flacon de métal qu’il lui tendit :
– « Utilisez le liquide qu’elle contient pour vous démaquiller. »
– « Pourquoi ? » demanda inconsciemment Hélène.
– « Vous n’avez pas à poser cette question », répondit Klein, impassible, en se penchant une nouvelle fois en avant.
Bien qu’elle se sentît lésée et furieuse, Hélène ne voulait pas irriter cet homme ni se le mettre à dos un moment aussi critique. Elle retira donc le bouchon et mit son nez sur le flacon pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une substance toxique.
– « Peut-on l’utiliser directement ? » demanda-t-elle.
Klein, laconiquement, répondit par l’affirmative.
Hélène sortit un mouchoir blanc, l’humecta de liquide, puis le passa sur son visage. Elle eut tôt fait de se débarrasser du maquillage qui la déguisait.
Son côté masculin esthétiquement plaisant disparut, les contours de son visage s’adoucirent et le jeune homme la vit enfin sous sa véritable apparence.
Après une observation attentive, il lui dit calmement :
– « Ôtez votre chapeau et laissez tomber vos cheveux. »
Hélène fronça les sourcils. Elle avait le sentiment tenace qu’allaient suivre des instructions inacceptables, comme le fait de se déshabiller.
Elle prit une profonde inspiration, enleva son chapeau et relâcha ses cheveux enroulés en chignon. Elle paraissait soudain extrêmement féminine.
Klein se redressa et s’adossa à la paroi de la calèche :
– « Vous pouvez vous déguisez à nouveau », ordonna-t-il d’une voix posée.
Est-il fou ? Tout cela pour en arriver là ?
N’osant lui faire part de son mécontentement de crainte que l’homme ne formule des demandes inacceptables, elle s’empressa d’ouvrir sa valise et en sortit un miroir.
Je suis si bien démaquillée… se dit-elle, stupéfaite en se regardant, après quoi elle se remaquilla rapidement et enroula ses cheveux.
Lorsque la voiture s’arrêta, elle avait repris l’apparence d’un beau jeune homme.
Klein hocha imperceptiblement la tête, regarda par la vitre, puis détourna le regard.
– « Une dernière question. »
– « Quoi ? » demanda la jeune femme, nerveuse.
Klein leva un peu les yeux et les muscles de son visage bougèrent.
– « Quelle est la taille de vos seins ? »
D’abord décontenancée, Hélène sentit son visage s’empourprer.
Ce n’était pas d’embarras, mais de colère : elle avait bien envie de lui donner un grand coup dans la mâchoire.
Le regard fixé sur elle, le jeune homme ajouta : « C’est une question académique. »
Ne décelant aucune intention sexuelle dans son regard, Hélène inspira et ferma les yeux pour lui répondre.
Klein eut un soupir de soulagement, puis sortit un billet de bateau accompagné de documents.
– « Nouvelle pièce d’identité, billet pour le port de Tiana. Une fois sur place, achetez en un autre pour le Port de Pritz. »
Hélène lui jeta un regard méfiant, puis prit les documents. Attrapant sa valise, elle descendit prudemment du wagon et aperçut le bateau qu’elle allait prendre.
Tandis qu’il la suivait du regard, Klein, du coin de l’œil, entrevit Danitz qui se retenait à grand peine de rire.