Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 94 – Le Paladin de l’Aube
Vous tuer ? C’était la première fois que Klein entendait une telle requête et durant un instant, il ne sut que répondre.
Il commençait même à soupçonner l’existence d’une conspiration.
L’Évêque Utravsky ouvrit les yeux et le regarda :
– « Tuer l’ancien moi. »
… Mon Père, pourriez-vous ne pas faire de si longues pauses lorsque vous parlez…
La bouche de Klein se contracta :
– « Même dans les légendes et les mythes, personne ne peut retourner dans le passé. Je crains que seuls les sept dieux puissent accomplir votre mission. »
– « Je voulais parler de l’ancien moi, qui n’est jamais vraiment mort car il réside au plus profond de mon être. » Voyant que Klein était toujours confus, l’Évêque au dos légèrement voûté ajouta : « Ma contrition n’a pas suffi à tuer l’ancien moi, celui qui aimait tuer et se battre. Je le sens toujours vivre en moi, cherchant toujours à reprendre le contrôle de tout. Je le réprime en permanence dans l’espoir qu’il sera racheté par la messe, l’ascèse et la prédication, qu’il finira par croire vraiment aux enseignements de la Terre Mère et redevenir un avec moi. »
En d’autres termes, les empreintes du passé sont trop profondes et entrent en conflit avec votre vie actuelle, entraînant un dédoublement de la personnalité… Se dit Klein Moretti, pseudo-psychologue et militant du clavier.
– « Cela relève de la psychologie. A mon avis, ce dont vous avez le plus besoin, c’est d’un psychiatre. »
– « J’ai déjà essayé. Peut-être n’êtes-vous pas au courant, mais il existe parmi les voies Transcendantes relevant de l’Église de la Terre Mère une Séquence appelée Médecin, autrefois connue sous le nom de Prêtre Guérisseur. Ils ont étudié mon problème et sont d’avis qu’il ne se limite pas à une simple affection psychologique. J’ai aussi une tendance à perdre le contrôle. Si mon moi du passé triomphe de mon moi actuel, nul doute que je deviendrai un monstre », répondit en soupirant Utravsky.
Ce qu’il vous faut dans ce cas, c’est un Psychiatre, Séquence 7 de la voie du Spectateur…
Klein réfléchit un moment :
– « A vous entendre, vous avez trouvé un moyen de résoudre votre problème, mais il vous manque le bon exécutant, c’est exact ? »
– « Oui, depuis des années, outre la prédication, je cherche des personnes et objets susceptibles de m’aider. Finalement, avec les bénédictions de la Terre Mère, j’ai obtenu un objet particulièrement mystique. Il s’agirait d’une relique provenant d’un antique dragon. » Voyant que Klein n’était pas effrayé, Utravsky poursuivit avec une nuance d’espoir : « Il permet à celui qui le manie de pénétrer au plus profond de l’âme de la cible ou, si vous préférez, au plus profond de ses rêves. Là, la scène recherchée se matérialisera. Vous pourrez alors voir mon vieux moi, le combattre et l’éliminer. Dans cet état particulier, s’il est vraiment mort, plus jamais il ne se manifestera. »
J’aurais dû me douter qu’il existait, dans ce monde mystérieux, une méthode pour traiter les personnes atteintes de dédoublement de la personnalité… Soupira Klein, ému, avant de demander prudemment :
– « Quelles sont les restrictions ou les possibles dommages pour le détenteur ? Pensez-vous que je sois en mesure d’accomplir cette mission ? »
L’Évêque Utravsky le regarda :
– « Lorsque vous utilisez cet objet occulte et ce même si son propriétaire reste conscient, il faut savoir qu’il y a de nombreux niveaux dans l’âme ou le monde des rêves. Mon moi passé pourra en faire pleinement usage pour vous tromper, voire vous tuer. Au bout d’un temps déterminé – voyons… cinq minutes – cet objet vous fera totalement perdre conscience et jamais votre esprit ne pourra réintégrer votre corps.
« Vous deviendrez alors un légume.
« De plus, la scène étant matérialisée, si vous êtes tué au plus profond de votre être – ou, pour le dire autrement, au niveau le plus bas de votre monde des rêves – des effets secondaires similaires se produiront, ce qui revient à mourir réellement.
« Croyez-moi, mon vieux moi est beaucoup plus fort que vous ne le pensez. »
C’est donc ça… Mais ce problème n’en est pas un pour moi. Je suis quelqu’un qui peut rester éveillé et rationnel même durant le channeling et les rêves. Même si cet objet occulte tente de me perdre totalement, il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure si j’ai suffisamment d’espace pour faire quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, scander mon titre honorifique et me transporter au-dessus du brouillard… La question est de savoir quelle est la force de l’ancien Évêque Utravsky et quelles sont mes chances de le vaincre. Quelles restrictions ou tabous y a-t-il à combattre dans un monde spirituel matérialisé ?
– « Quelle force était la vôtre, Père Utravsky ? » Demanda Klein après réflexion. « Je ne pense pas que je perdrai. »
– « J’étais un guerrier », répondit l’Évêque, le regard dans le vague. « J’avais atteint la Séquence 6 de ma voie Transcendante, le Paladin de l’Aube. »
Ce n’est donc pas un Transcendant de la voie du Planteur… Il a dit lui-même qu’il avait commis un crime et était devenu pirate avant sa conversion à l’Église de la Terre Mère… Séquence 6… J’ai toutes mes chances de l’emporter. Le Magicien est le genre de Transcendant qui gagne en puissance s’il est bien préparé. De plus, en raison de ma spécificité, la partie la plus profonde de mon être – niveau le plus bas de mon monde des rêves – peut être considérée comme mon propre terrain…
Klein réfléchit quelques secondes :
– « Cet objet occulte va-t-il l’affaiblir ? »
– « Oui, mais pas beaucoup car cela reste sa principale région d’activité. Tout au plus aurez-vous l’impression qu’il vient de livrer un intense combat », répondit Utravsky, se remémorant ses précédentes tentatives.
Cela augmente mes chances… Se dit Klein qui poursuivit :
– « Y a-t-il quelque chose à quoi je devrai faire particulièrement attention dans cet environnement si particulier ? »
– « Comme lors d’un combat réel, les attaques efficaces restent efficaces et les illusions des illusions, mais notez bien une chose : il peut, à tout moment, vous emmener à d’autres niveaux du monde des rêves et vous mettre dans une situation où il vous sera difficile de discerner la réalité de l’illusion. Pour accomplir cette mission, il faut impérativement quelqu’un qui soit au moins de Séquence 6, voir d’une Séquence 7 particulière. Par ailleurs, le risque encouru n’est pas négligeable », souligna l’Évêque. « Hélas, les choses n’auraient pas été si difficiles si j’avais attendu la fin de cette mission pour prêter serment sur l’Artefact Sacré et solliciter l’aide de l’Église. »
Je vois… Ce n’est pas un rêve qui va me faire peur … se dit Klein en esquissant un sourire.
– « Dernière question. Y a-t-il des points à prendre en compte lorsqu’on combat un Paladin de l’Aube ? »
L’Évêque Utravsky fronça son front ridé et soupira :
– « Pour les Transcendants, cela doit rester strictement confidentiel. Cependant, si l’on prend part à suffisamment de combats, on finit par déduire certaines choses. Et plus vous en savez, plus vous avez de chances de réussir, ne croyez-vous pas ? »
– « C’est vrai », répondit le jeune homme avec franchise.
Son interlocuteur prit alors un ton évocateur :
– « Le pouvoir d’un Paladin de l’Aube, comparable à celui d’un géant, peut baigner de lumière de l’aube une zone située dans un rayon de 40 à 50 mètres. Non seulement cette lumière a le pouvoir de dissiper les illusions, mais elle a aussi la capacité d’exorciser fantômes et spectres. Elle peut même affaiblir les mauvais esprits.
« Il peut faire apparaître une armure de l’aube autour de son corps, l’équivalent d’une armure complète spécialement forgée, qui ne pèse rien et n’entrave en rien ses mouvements. Si elle vient à être détruite, il lui faudra un certain temps pour se régénérer.
« Il peut également invoquer différentes armes, dont la puissante est une rapière à deux mains. On l’appelle souvent Épée de l’Aube. Elle est tranchante, solide et chacun de ses coups a un effet purificateur.
« Par ailleurs, les Paladins de l’Aube ont la capacité Transcendante de créer un Ouragan de Lumière. Celui-ci peut détruire le corps d’une personne, éliminer les spectres et causer des dommages aux mauvais esprits. »
Leurs pouvoirs Transcendants ne sont pas nombreux, certes, mais ils sont mon ennemi par nature. Ils ont une forte puissance offensive autant que défensive et ne craignent pas les illusions. Seul point positif, c’est qu’outre le combat contre les fantômes et les spectres, les Paladins de l’Aube n’ont qu’un faible degré de mystère…
Tout en écoutant, Klein simulait mentalement une situation de combat, cherchant le moyen le plus sûr d’affronter ce type de Transcendant.
Le degré de mystère auquel il faisait référence impliquait l’étrangeté, l’imprévisibilité, l’insondabilité et l’incompréhensibilité.
L’Évêque Utravsky le regardait tranquillement, sans le presser ni le rejeter.
Alors que son plan se dessinait peu à peu, Klein leva la tête vers lui et dit :
– « Je peux peut-être faire un essai, mais je vais devoir m’absenter quelques minutes pour m’assurer que vous ne mentez pas. »
– « Aucun problème », répondit son interlocuteur d’un ton légèrement surpris. « Mais je me dois de renouveler ma mise en garde. Bien que j’ignore d’où vous vient cette assurance, ne sous-estimez pas mon ancien moi. Il est extrêmement doué au combat. »
– « Je ne plaisanterai pas avec ma vie. »
La main sur le cœur, le jeune homme s’inclina et quitta l’Église de la Moisson. Ayant trouvé un endroit discret, il se transporta aussitôt au-dessus du brouillard et procéda à une divination.
Après avoir appris qu’il y avait là un certain danger mais à un niveau tolérable, il revint immédiatement dans le monde réel. Il n’avait passé que dix à vingt secondes au-dessus du brouillard.
Le jeune homme retourna à l’église et annonça à l’Évêque qui n’avait pas bougé de sa place :
– « J’accepte cette mission. »
L’ecclésiastique le fixa intensément :
– « Si vous réussissez, non seulement je vous donnerai la formule de l’Apothicaire, mais je vous offrirai un objet occulte quasiment dépourvu d’effets secondaires négatifs. »
D’abord décontenancé, Klein s’exclama avec sincérité :
– « Vous êtes vraiment quelqu’un de généreux, mon Père ! »
Sans ajouter un mot, l’Évêque fouilla dans une poche dissimulée dans sa tunique d’homme d’église et en sortit une petite bougie assez étrange dont la surface irrégulière semblait recouverte de peau humaine.
Sa mèche, à peu près de la longueur d’une phalange, était toute noire et couverte de minuscules motifs en forme d’écailles très denses.
– « Utilisez votre énergie spirituelle pour l’allumer », dit l’homme l’ecclésiastique en lui tendant le curieux petit objet.
Au lieu de suivre ses instructions, Klein prit une boîte d’allumettes, en sortit quelques-unes et les mit dans la poche de son pantalon. Il en enflamma d’autres, les éteignit et les jeta en divers endroits de la cathédrale, après quoi il disposa soigneusement des figurines, billets et longues bandes de papier, le sifflet de cuivre d’Azik et différents charmes.
Il s’agissait de se préparer au pire scénario imaginable.
Cela fait, Klein claqua des doigts et fit apparaître une flamme d’énergie spirituelle de couleur bleue qu’il approcha de la mèche de la petite bougie, et la regarda s’enflammer.
Même si rien, en apparence, n’avait changé, le jeune homme était parfaitement conscient d’être entré dans le monde de l’esprit.
L’Évêque Utravsky, impressionnant du haut de ses 2,2 mètres, n’avait pas bougé.
Le pénitent baissa les yeux vers lui, les muscles du visage tendus. Son expression se fit étrangement féroce.
Très vite, Klein s’aperçut que la lumière et les ombres environnantes se transformaient rapidement. Il eut l’impression de vivre véritablement un intense combat.
Celui-ci terminé, l’Évêque s’effondra lourdement sur le sol. Il était à bout de souffle et saignait abondamment.
La bouche de Klein tressaillit tandis qu’il observait, l’esprit parfaitement clair.
Quel professionnalisme ! Pensa-t-il. Mais je sais que c’est un rêve dans un rêve.