Chapitre 94 – La collection
Se doute-t-elle de quelque chose ?
Klein regarda Edwina droit dans les yeux, sans ciller ni détourner le regard.
Ayant appris que Danitz lui avait révélé le rituel sacrificiel qu’il avait fait à Kalvetua avant sa mort, Klein s’était préparé en conséquence. Si, au lieu d’être debout sur le pont du navire, il avait été assis sur un sofa, il aurait certainement croisé sa jambe droite sur la gauche, se serait adossé et lui aurait donné une réponse calme et posée.
Il sourit, leva la main gauche et expliqua d’un ton calme :
– « Mon gant s’appelle la Faim Rampante. »
Klein pensait que Danitz, qui l’avait vu au combat, avait certainement transmis à sa supérieure des détails pertinents. La vice-amirale Iceberg étant de même rang que le vice-amiral Qilangos, dit Ouragan, il n’était pas difficile pour elle de deviner qu’il avait récupéré la Faim Rampante. Dans ces conditions, le fait de prendre l’initiative de le lui révéler était plus avantageux pour lui psychologiquement que d’être démasqué par elle.
De plus, cela avait une double signification. Premièrement, il lui laissait entendre qu’il était soutenu par une organisation suffisamment puissante pour avoir tué le vice-amiral Ouragan, orchestré la mort de Kalvetua et pour répondre à ses croyants à sa place. Ensuite, il avertissait Edwina de ne pas tenter d’enquêter ou d’approfondir l’affaire, sans quoi elle subirait le sort d’Ouragan qui avait été tué sur le coup.
Fidèle à son personnage de Gehrman Sparrow, il ne niait pas ni ne la menaçait directement. Au lieu de cela, il lui avait répondu calmement dans laquelle se dissimulait de la folie.
Edwina Edwards acquiesça légèrement de la tête et changea brusquement de sujet.
– « Je compte apporter mon aide à la Résistance de l’Archipel de Rorsted, principalement sous forme de nourriture et de tissus. »
De l’aide ? La faction qui la soutient serait-elle contre Loen ou veut-elle juste compliquer les choses à l’Église des Tempêtes ?
Le sourire de Klein s’estompa et il répondit calmement :
– « Cela n’a rien à voir avec moi. »
Ne vous attendez pas à ce que je trébuche… pensait-il intérieurement.
Edwina tourna la tête et désigna de la main Danitz Le Flamboyant qui buvait tout en lui jetant des regards discrets.
– « Je vais lui confier le soin de s’en occuper, y compris celui de contacter la Résistance et de confirmer l’heure. Nous nous organiserons pour le faire dans un port privé et j’ose espérer que vous serez à même de nous aider. »
Pfft… une cascade dorée jaillit de la bouche de Danitz.
Les deux pirates assis près de lui se plièrent de rire en frappant du pied le pont et recrachèrent la bière qu’ils venaient de boire.
L’un d’eux avait la peau sombre, comme recouverte d’une couche de métal. Sa taille était plutôt épaisse et bien qu’il ne fût pas gros, il n’avait pas de formes à proprement parler.
Edwina détourna le regard et avant que Klein ne prenne la parole, ajouta calmement :
– « Vous êtes un aventurier. Je doute que vous refusiez un travail bien rémunéré. »
Décidément, vous avez trouvé un excellent prétexte… pensa Klein qui répondit en souriant :
– « C’est évident. »
Il ne demanda pas le montant de la rémunération que visiblement, Edwina avait oublié de préciser.
La belle et intelligente amirale pirate reprit d’un ton sombre :
– « Senor a demandé à quelqu’un de me faire savoir qu’il est prêt à m’acheter pour 5000 Livres la clé des géants que j’ai découverte. »
Il s’agissait de l’objet présenté comme étant la Clé de La Mort, une gigantesque clé de fer noir qui avait bien failli, à Bayam, coûter la vie à Danitz. Klein était d’avis qu’elle ne provenait pas de la sombre Seconde Époque, mais qu’elle était liée à la Cour du Roi Géant.
Elle me suggère de faire une offre ?
D’abord décontenancé, Klein ne put s’empêcher de marmonner intérieurement : 5 000 Livres ? Je ne sais même pas si cette clé est d’une quelconque utilité ni si elle concerne vraiment la Cour du Roi Géant ! Si ce n’est pas le cas, pourrai-je la rendre et me faire rembourser ?
De plus, je n’ai aucune information préalable à ce sujet. Même si je l’emportais au-dessus du brouillard et procédais à une divination, je n’obtiendrais aucune révélation utile.
C’est simple : si elle n’est pas liée à la Cour du Roi Géant mais à un autre trésor dont je n’ai aucune idée, il est inutile pour moi de l’acheter. Mon seul avantage serait de perturber les plans de l’Amiral de sang, mais en ce qui me concerne, cela ne m’apporterait rien. Si, en revanche, elle est liée à la Cour du Roi Géant, quand bien même l’Amiral de Sang l’achèterait, il est peu probable qu’il trouve l’endroit concerné car il se situe sur la Terre Abandonnée des Dieux. Du reste, j’ai l’intention de le prendre en chasse. Le moment venu, je récupèrerai la clé sans avoir à dépenser, un peu comme s’il l’avait achetée pour moi et qu’il la garde un certain temps.
C’est une vision très idéaliste, mais ce n’est pas impossible…
Klein réfléchit quelques secondes et répondit :
– « Il se peut qu’elle cache un grand secret. »
S’il avait dit cela, c’était pour dissuader la Vice-Amirale Iceberg de vendre la gigantesque clé en fer à Senor, l’Amiral de Sang, de crainte que ce dernier ne se renforce rapidement une fois le trésor obtenu et n’accède au royaume des demi-dieux. Ce serait pour le jeune homme une véritable calamité.
Edwina écouta en silence et sans s’attarder sur le sujet, se détourna et lui montra l’entrée de la cabine.
– « Je vous ai fait préparer un petit déjeuner. »
Klein ôta son chapeau et s’inclina :
– « Merci. »
Tout en suivant la vice-amirale, il se remémora rapidement la conversation qu’ils venaient d’avoir, cherchant à découvrir le véritable motif de cette invitation.
Des problèmes d’identité de Gehrman Sparrow à l’objet occulte soupçonné d’être la Faim Rampante en passant par l’affaire du sacrifice à Kalvetua et le fait que ce dieu défunt continue de répondre à ses fidèles, toutes ces questions mises bout à bout laissent imaginer que je suis soutenu par une organisation secrète aux motivations inconnues.
La faction à laquelle appartient la vice-amirale est particulièrement méfiante, prudente et intéressée par cette affaire. Serait-ce la raison pour laquelle elle a décidé de me sonder en personne ? Pour voir s’ils pouvaient obtenir quelque chose ?
Pour le moment, ils sont plutôt amicaux. L’aide qu’ils apportent à la Résistance est un moyen de faire connaître leurs intentions. Il semblerait qu’ils penchent pour une coopération avec l’organisation qui me soutient. Bien sûr, l’inconnu fait toujours peur. Tant qu’ils ne savent rien, il y a très, très peu de chances que la vice-amirale et ses hommes s’en prennent à moi.
S’ils savaient que l’organisation secrète qui me soutient n’a été créée qu’il y a environ six mois et ne comprend pas plus de dix membres si l’on compte Le Monde et Miss Xio, avec laquelle j’ai établi des liens mais que je n’ai pas recrutée, je serais curieux de savoir s’ils ne seraient pas furieux au point de perdre le contrôle…
Tandis que ses pensées se bousculaient, Klein entra dans la cabine et emprunta un sombre passage où se succédaient des portes de bois.
Ayant monté, à la suite d’Edwina, une série de marches, il accéda à un étage plus lumineux.
Avant d’entrer dans la salle à manger des pirates, ils passèrent devant une pièce entrouverte.
Klein jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit une gigantesque clé de fer noir posée sur une table de bois.
– « Ces objets témoignent de nos différentes expéditions de chasse au trésor. La plupart sont des souvenirs, d’autres n’ont pas encore montré leur valeur et nécessitent une étude plus approfondie. »
Edwina semblait froide, mais ses explications étaient très détaillées. On avait l’impression qu’elle craignait qu’il ne la comprenne pas ou qu’il reste perplexe.
Et lorsqu’elle prononça le mot « étude », ses yeux d’un bleu aqueux s’illuminèrent légèrement.
Des témoignages de leurs différentes expéditions de chasse au trésor ?
Klein ne put s’empêcher de regarder attentivement.
Edwina poussa alors la porte et entra. En passant, elle lui dit :
– « Voici une pièce d’or de l’Empire de Salomon, datant de la Quatrième Époque. »
Le jeune tourna la tête et vit une pièce placée dans un cadre.
Elle était toute d’or sombre et l’on aurait dit qu’elle avait été fabriquée à partir de deux demi-cercles de dimensions différentes. Extrêmement asymétrique, elle était gravée d’une couronne en pointe qui ressemblait beaucoup à celle que portait Nast, le Roi des Cinq Mers.
Telle une propriétaire fière de sa collection, Edwina lui présenta les différents objets présents dans la pièce, ce qui rappela à Klein quelqu’un qu’il connaissait bien : Le vieil Oeil de Sagesse, le grand détective Isengard Stanton.
En ce qui concerne l’étalage, ils se ressemblent beaucoup… Est-ce une tendance qu’on les gens qui possèdent d’impressionnantes collections ? Mais…un instant ! M. Stanton a étudié quatre ans à Lenburg et de ce que je sais d’Edwina Edwards, elle est également originaire de là-bas. La capitale de Lenburg est le siège de l’Église du Dieu du Savoir et de la Sagesse. Or M. Stanton a reconnu qu’il s’était converti à ce dieu lors de ses études à l’étranger… Se pourrait-il que ce soit eux qui soutiennent la vice-amirale Iceberg ?
Klein écoutait, pensif, lorsqu’Edwina s’arrêta devant l’énorme clé noire.
Comme il avait pu le voir en rêve, la clé avait la taille d’une cithare à sept cordes. Pour pouvoir la déplacer, il aurait fallu qu’un homme ordinaire l’enserre de ses bras. Elle était terne et avait l’air ancienne.
Ses motifs sont similaires à ceux de la Cité d’Argent , se dit Klein qui s’apprêtait à en détourner le regard lorsqu’Edwina lui dit :
– « Vous pouvez l’étudier. »
Vous me permettez de l’étudier ? Vous n’avez probablement pas idée du nombre de problèmes latents que j’ai déclenchés par le passé. Ne craignez-vous pas que le Rêve d’Or disparaisse si vous me laissez l’étudier ?
Sur cette réflexion, Klein tendit la main pour toucher la clé qui semblait avoir appartenu à un géant.
Il la trouva glacée au toucher et il eut beau y injecter de l’énergie spirituelle, cela ne servit à rien.
Malheureusement, pensa-t-il en retirant sa main et en secouant imperceptiblement la tête, je ne peux pas l’emmener au-dessus du brouillard pour l’étudier…
Il reporta son regard sur un livre en peau de chèvre posé sur la même table. Sur la couverture brune, on pouvait lire en Feysac ancien : Les voyages de Groselle.
– « Il provient d’une épave. Il a séjourné 165 ans au fond de la mer sans subir aucun dommage », expliqua Edwina. « Il raconte l’histoire d’un géant nommé Groselle qui avait décidé de se rendre dans la Nation du Givre pour traquer le Roi du Nord, un puissant dragon de glace. En chemin, il rencontre une elfe, un ascète dévot, un aristocrate de l’Empire de Salomon et un soldat de Loen. L’histoire se poursuit jusqu’à leur rencontre avec le Roi du Nord, puis s’interrompt brusquement. Non pas qu’elle soit terminée, mais il est impossible de tourner les dernières pages quels que soient les moyens utilisés. Vous pouvez essayer. »
Ce ne serait donc un roman et non un carnet tenu comme un journal ? Ce roman est vraiment étrange. Il réunit des personnages de différentes époques. Il doit s’agir d’un ouvrage récent…
Klein feuilleta le livre et fit défiler l’une après l’autre les pages d’un brun-jaunâtre.
Le contenu correspondait à peu près à ce qu’Edwina en avait dit, mais l’histoire semblait plutôt décousue et fragmentée au point que Klein se demandait s’il n’avait pas manqué un paragraphe. Pour exemple, les protagonistes devenaient familiers quelques instants après leur rencontre alors que jusque-là, ils n’étaient que des étrangers.
Il en arriva bientôt aux dernières pages et constata qu’elles étaient collées les unes aux autres. Il n’y avait aucun moyen de les séparer.
Je devrais pouvoir… gérer cela au-dessus du brouillard gris… Je me demande quel genre d’accident pourrait se produire…
Klein tourna la tête vers la vice-amirale.
Edwina resta un moment silencieuse, puis proposa :
– « Si vous le voulez, je peux vous le vendre. Je l’ai étudié des années sans rien en tirer. Cependant, j’y mets une condition. »
– « Laquelle ? »
Edwina pinça les lèvres :
– « Si vous découvrez quelque chose, faites-le moi savoir afin que je n’aie pas à me poser de questions. Si vous acceptez, je peux vous le vendre à bas prix. »
L’intérêt de Klein fut soudain stimulé :
– « Combien ? »
– « 8 000 livres », répondit posément la vice-amirale.
– « Euh… » Klein fit mine d’hésiter et hocha la tête d’un air indifférent. « Je vais y réfléchir. »
Réfléchir au moyen de faire comme si rien de tout cela ne s’était passé… ajouta-t-il en son for intérieur.