Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 92 – Débat entre détectives
2 000 Livres ? C’est suffisant pour rendre fous tous les chasseurs de primes et détectives privés de Backlund ! Ce n’est pas comme pour le Contre-amiral Qilangos, qui était en mer durant de longues périodes et avait tout un tas de subordonnés. Cette prime, il suffit de tendre la main pour la toucher…
Voyons, si un pirate dont les prouesses au combat sont comparables à celles d’un Séquence 5 vaut 10 000 Livres d’or, un meurtrier de Séquence 6 devrait raisonnablement rapporter entre 3 et 4000 Livres…. Se pourrait-il que les Faucons de Nuit et les Punisseurs Mandatés se soient trompés sur ce tueur en série en le considérant comme un Séquence 7 plutôt que comme un quasi-expert sur le point de passer Séquence 5 ?
Il est fort possible que le rituel dont parlait Le Soleil soit assez ancien. Peut-être n’était-il plus vraiment pratiqué après le Cataclysme, ce qui expliquerait que les grandes Églises et l’armée n’aient aucune information à ce sujet… Il y a un problème fondamental. L’Église de la Déesse, l’Église du Dieu de la Vapeur et des Machines ainsi que la famille royale Augustus sont censées être nées du Cataclysme. Il est donc logique qu’elles n’aient aucune connaissance du passé. Mais l’Église du Seigneur des Tempêtes, elle, a toujours insisté sur le fait qu’elle était l’une des plus anciennes… Se pourrait-il qu’elle remonte à la période qui a suivi le retrait des démons dans les Abysses ?
Suite à ce que venait de dire Isengard et après avoir évalué le montant de la prime, Klein avait laissé son esprit vagabonder et faisait de nombreux recoupements.
Voyant qu’il avait l’air distrait, Stanton le pressa :
– « Quel est votre avis ? »
Mon avis ? Klein en fut momentanément perplexe.
Tout détective privé normal aurait certainement accepté, non seulement pour la prime mais aussi pour la notoriété du privé qui le lui proposait. Une amitié avec Isengard lui procurerait de grands avantages dans le milieu des détectives.
Mais Klein n’était pas un détective privé normal. Il craignait de tomber sur les Faucons de Nuit chargés de l’enquête.
Même si je porte désormais une barbe, des lunettes et une nouvelle coiffure, et que les quelques Faucons de Nuit qui ne m’ont vu que quelques fois ne me reconnaîtraient pas, que se passerait-il s’il s’agissait de Madame Daly ? Cela dit, si je refuse, cela paraîtrait bizarre et suspect… De plus, j’espère attraper au plus vite ce démon, sans quoi j’ignore combien de filles innocentes seront tuées…
Il hésita quelques secondes, puis sourit.
– « Je suis depuis peu sur un cas très difficile. Je crains de ne pas avoir beaucoup de temps libre. »
Puis, avant de laisser à Stanton le temps de répondre, il ajouta : « Je peux participer à la discussion, examiner les informations et analyser les indices, mais je ne pense pas faire d’enquêtes spécifiques. »
Je procéderai ensuite à une divination. S’il y a un problème, je m’abstiendrai également de donner mon avis et resterai un simple observateur… Pensait-il en son for intérieur.
Sa canne noire à la main, Isengard réfléchit un moment :
– « Pas de problème », dit-il. « J’ai réuni une douzaine de détectives, ce qui est largement suffisant pour ce qui est des investigations. Ce que j’admire le plus chez vous, c’est votre excellent raisonnement et vos capacités d’analyse. Vous n’aviez pas autant de moyens que moi et pourtant, vous avez découvert la piste du dock de Balam Est et celle du Syndicat des Dockers.
« Si nous parvenons à capturer le criminel et percevons la prime, je la distribuerai équitablement selon la contribution de chacun. Faites-moi confiance, j’ai une certaine crédibilité dans ce domaine. »
– « D’accord, bon partenariat », répondit Klein en serrant la main sèche et chaude d’Isengard.
L’automne avançant, il était rare de percevoir une telle température chez un homme de quarante ou cinquante ans. Cela vint renforcer ses soupçons sur le fait que Stanton puisse être un Transcendant.
– « Bon partenariat », répondit Isengard en souriant.
S’apercevant soudain qu’il avait quelque peu manqué de courtoisie, Klein lui dit :
– « Désolé, je ne vous ai même pas invité à entrer. Allons en discuter autour d’un café ou d’un thé. »
– « Je vous remercie mais j’attends les détectives à neuf heures chez moi pour discuter de l’affaire. Mon assistant est déjà sur place. » Isengard sortit de sa poche une montre à gousset en argent ornée de gravures complexes – une merveille de beauté mécanique – et l’ouvrit : « Il nous faut aller les retrouver. Cela vous pose-t-il un problème ? »
Le jeune homme retrouvait brusquement le sentiment d’être un Faucon de Nuit, de traquer le mal, de maintenir l’ordre et de protéger les gens.
– « Pas du tout. Mais permettez-moi d’abord de passer par la salle de bains et de me changer. »
Une fois seul, Klein se transporta au-dessus du brouillard et procéda à une séance de divination. Ayant reçu une réponse acceptable, il revient aussitôt dans le monde réel, mit son manteau et son chapeau, prit sa canne, suivit Isengard jusqu’à une voiture de location et s’assit à ses côtés.
Le détective le regarda et, pensif, lui demanda :
– « Je suis très curieux de savoir comment vous avez découvert que la mort de Siber était liée au Syndicat des Dockers de Balam Est. »
Je ne l’ai pas découvert… C’est un malentendu… Se dit Klein qui réfléchissait sérieusement au mensonge qu’il allait pouvoir lui servir.
Le sourire aux lèvres, il fit à Stanton une vague réponse :
– « Le point crucial, dans cette enquête, était d’abord d’établir que la mort de Siber était le fait d’un imitateur, ce qui a été possible grâce au reporter Mike Joseph. Puis, à partir de l’itinéraire qu’a suivi la jeune fille depuis la Rose d’Or et d’autres indices, j’ai émis une hypothèse. Je me suis donc déguisé en journaliste pour mener les investigations. »
Isengard hocha légèrement la tête et sans s’attarder plus longuement sur le sujet, lui fit un compte-rendu plus détaillé des meurtres en série dont parlaient les journaux, en particulier concernant le dernier cas.
Le temps passa vite en discussion et la calèche arriva devant une bâtisse un peu ancienne du Quartier de Hillston.
Peu éclairée, la maison était plutôt sombre même s’il n’y avait pas beaucoup de brouillard ce jour-là. Précédé de Stanton, Klein traversa le grand salon jusqu’à la salle d’activité où brûlait un feu de cheminée.
Seize détectives occupaient tous les sièges disponibles de la pièce.
– « Sherlock ? » Fit soudain une voix étonnée, voix qui lui sembla très familière.
Qui est-ce ? Notre détective fut très surpris de trouver dans l’assistance son confrère Stuart, celui qu’il avait salué la veille.
Regardant attentivement, il reconnut aussi Kaslana – celle qui protégeait Adol – et son assistante Lydia.
– « Quelle coïncidence », dit-il avec un sourire en s’approchant de Stuart.
Celui-ci lui fit de la place sur son siège et lui tapota l’épaule :
– « Ce n’en est peut-être pas une. J’ai lu un jour dans un magazine qu’il existait un phénomène psychologique appelé synchronicité. Il suffit de penser à une chose pour que cela se produise. Je plaisante », ajouta-t-il en riant.
– « Je vous présente M. Sherlock Moriarty, un excellent détective », annonça soudain Isengard aux personnes présentes.
Son opinion de Klein fit que Kaslana et les autres, plus confiants, le regardèrent comme un détective exceptionnel.
Le jeune homme s’assit aux côtés de Stuart :
– « Votre mission est terminée ? » Demanda-t-il d’un ton désinvolte.
– « Oui, Adol va mieux à présent. Il semblerait que quelque chose soit arrivé à ses mauvaises fréquentations. Comme ils ne peuvent plus le menacer, nous avons perdu nos emplois. » Il eut un sourire et ajouta : « Je pensais pouvoir me reposer quelques jours mais M. Stanton m’a convoqué, alors je suis venu voir de quoi il retournait. En fait, c’est plutôt une bonne chose car je préfère m’occuper d’affaires de meurtre que de cas étranges et effrayants comme ceux où il se passe des choses paranormales ! »
Après qu’un assistant eut servi à chacun une tasse de café ou de thé et distribué les informations, Isengard prit place dans un fauteuil inclinable, sortit sa pipe et la frotta lentement.
– « Je pense que vous êtes tous au courant de cette récente série de meurtres. Avez-vous une idée sur cette affaire ? Dites-le et nous pourrons en discuter. »
Stuart, l’homme au visage fin à la minuscule moustache, leva la main et prit la parole :
– « Je viens de parcourir les informations et j’ai découvert que la police n’était pas partie de l’identité de la victime.
« Je ne pense pas que le criminel, d’un simple regard, ait été en mesure de deviner qu’une personne était autrefois une fille de la rue. Il a dû entrer en contact avec elles. Cet indice est particulièrement important et la police l’a laissé passer ! Seigneur, c’est incroyable ! »
Il y a de grandes chances pour que ce criminel ait identifié sa victime à l’œil nu… murmura Klein pour lui-même.
La majorité des détectives firent écho aux doutes de Stuart. Seuls quelques-uns gardaient le silence, dont Kaslana.
– « C’est là une direction très importante », commenta Isengard lorsque la discussion se fut calmée. « Stuart, trouvez-vous quelques amis et suivez cette piste ».
Dans le temps qui suivit, les détectives firent valoir leurs opinions, élevèrent la voix pour répliquer, se levèrent par moments et firent les cent pas pour rassembler leurs idées.
Klein écoutait sans faire de commentaire.
Le débat était presque terminé lorsqu’il leva la main :
– « J’ai besoin d’informations sur tous les meurtres en série non élucidés qui se sont produits ces vingt dernières années, non seulement à Backlund mais dans tout le royaume. »
Un silence tomba sur la salle. Durant quelques secondes, la plupart des détectives présents furent incapables de suivre les intentions et réflexions du jeune homme.
Isengard porta sa pipe à son nez et la huma, pensif :
– « Vous pensez que le meurtrier n’en est pas à sa première série de crimes ? Le soupçonneriez-vous d’en avoir déjà commis auparavant, même si le modus operandi diffère ? »
Ce n’est pas un soupçon mais presque une certitude… Se dit Klein dont le raisonnement reposait sur les informations apportées par Le Soleil.
Étant donné que le meurtrier travaillait dur pour passer de la Séquence 6 à la Séquence 5, que faisait-il, en tant que tueur en série, lorsqu’il était Séquence 7 ?
S’il n’avait pas commis de crimes similaires, il lui aurait été difficile d’assimiler la potion, et ce même avec le temps, sachant qu’il courait un risque important de perdre le contrôle en passant de la Séquence 7 à la Séquence 6, ce risque étant particulièrement élevé chez les Transcendants de la voie de l’Abîme.
Notre détective en avait donc déduit que même si le meurtrier ne connaissait pas la “méthode du jeu de rôle”, il avait dû commettre des meurtres lorsqu’il était Séquence 7 et ce pour diverses raisons.
De cette façon, le processus d’assimilation de la potion de Séquence 7 ne prendrait pas des années, vingt ans étant une limite raisonnable en comptant la Séquence 6. Car qu’il ait ou non digéré la potion, passé un certain âge, il était dangereux de passer à la Séquence suivante. La personne deviendrait de plus en plus folle au fil du rituel et laisserait des indices évidents.
A ce stade, le meurtrier est calme et en capacité d’interférer avec la divination et la traque. Il n’a quasiment aucune faille, ce qui n’était peut-être pas le cas lors des premiers jours alors qu’il manquait d’expérience !
Il y a de grandes chances pour qu’il ne se soit pas montré aussi prudent durant sa première série de meurtres !
C’est le meilleur indice à suivre.
Plongé dans ses pensées, Klein hocha la tête :
– « Le modus operandi de ce criminel n’est pas celui d’un débutant. J’ai des raisons de croire qu’il a déjà commis des crimes comme ceux-ci auparavant ! Si nous recoupons le passé et le présent, nous avons plus de chances de saisir le nœud du problème. »
Les détectives se mirent à chuchoter entre eux.
– « Brillante idée ! » S’exclama Isengard qui était resté silencieux quelques instants.