Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 90 – Un novice
Quartier Nord, rue Aulka.
Kapusky Reid était assis dans un fauteuil inclinable dans sa salle d’activités, perdu dans ses pensées. Devant lui brûlait un feu de cheminée au charbon de bois.
Principal enseignant dans une école publique, il percevait un salaire de plus de quatre Livres par semaine, revenu plutôt correct pour un célibataire. Mais les vêtements d’intérieur qu’il portait étaient rapiécés et les tasses à thé sur la table paraissaient extrêmement simples.
Abstraction faite de sa perruque, ce qui frappait le plus chez Kapusky, c’était ses pommettes hautes et un thorax en carène, une déformation caractérisée par une projection du sternum vers l’avant.
Sur ses genoux était posé un recueil de poèmes en ancien Feysac dont il n’avait pas encore lu une seule page.
Le regard dans le vague, l’enseignant entendit soudain un petit rire à son oreille.
– « Je suis très curieux de savoir pourquoi vous n’avez pas fui. N’avez-vous pas peur que la police ne vienne vous chercher chez vous ? »
La voix était basse et rauque, un peu comme celle d’un adolescent en période de mue.
Kapusky frissonna et faillit bondir de son fauteuil.
Il tourna brusquement la tête et vit une silhouette assise sur le canapé à quelques pas de lui !
L’inconnu portait une tenue d’été, chemise en lin et pantalon léger. Son visage était flou et indistinct.
L’enseignant s’agrippa à l’accoudoir :
– « Qu…qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? »
Klein, qui avait recours à ses pouvoirs hallucinatoires, se laissa aller contre le dossier, croisa les mains et répondit tranquillement :
– « Celui qui vous a tous sauvés la nuit dernière, euh, ce devait être aux premières heures du matin. »
– « Sauvés ? » Kapusky se détendit légèrement : apparemment, l’intrus ne lui voulait pas de mal. « Vous…vous êtes l’homme qui était dans la forêt ? Celui qui s’est occupé du cadavre que nous avons réveillé ? »
Tout en parlant, il bougeait maladroitement, signe d’une peur évidente.
Il a pu s’infiltrer ici sans que je m’en aperçoive alors que j’étais éveillé. Je n’aurais certainement pas été en mesure de me défendre… Pensait-il.
– « Vous avez bien de la chance que je sois passé par là, sans quoi il ne resterait de vous que des cadavres éparpillés dans les bois, des cadavres réduits en miettes. » Klein sourit et ajouta : « Répondez à ma question : pourquoi êtes-vous resté chez vous ? Savez-vous quels crimes vous avez commis ? »
A la façon dont il avait mené le rituel de résurrection et à ses réactions avant et après, Kapusky, de toute évidence, était un débutant qui n’avait pas les moyens de dissimuler ses véritables émotions. Klein avait donc l’intention, pour faire toute la lumière sur cette affaire, de se limiter à sa Vision Spirituelle et à un interrogatoire. Il pourrait toujours vérifier à l’aide de la divination.
– « Je…je sais qu’acheter des cadavres en secret ou en voler dans des tombes sont des crimes susceptibles de me conduire en prison pour plus de dix ans. De plus, je serai certainement puni par l’Église. »
Kapusky, qui visiblement n’avait pas trente ans, prit une inspiration et ajouta avec un sourire en coin : « Ceci dit, si je ne cause pas trop de problèmes, ces enfants et leurs parents ne me dénonceront pas. Ils ont fait la même chose et quand bien même ils tenteraient d’adoucir leur peine en se rendant et en collaborant à l’enquête, ils finiraient en prison pour un moment. »
Il eut un sourire ironique : « Certains élèves ont déjà dit à leurs parents qui j’étais. Ceux-ci m’ont fait prévenir par des gangsters de démissionner dans la semaine et de ne plus mettre les pieds à l’école. J’ai accepté. »
Klein hocha doucement la tête :
– « C’est une bonne chose que de changer d’environnement. Cela dit, ne recommencez plus car ensorceler des gamins ignorants pour les pousser au crime est un acte odieux. »
– « Plus jamais. Je n’aurais jamais imaginé que ce serait aussi dangereux. Simplement, m’étant aperçu qu’ils avaient les mêmes centres d’intérêt que moi, j’ai voulu leur enseigner à rechercher les secrets de l’immortalité. Pour ce qui est de fouiller les tombes, bon nombre de médecins le faisaient autrefois », soupira Kapusky dont la crainte persistait.
La couleur de ses émotions correspond à son état d’esprit du moment… À l’entendre, il ne semble pas être membre de l’Épiscopat Numineux…
Klein réfléchit un moment puis demanda de but en blanc :
– « Où avez-vous appris la Danse des Esprits ? »
– « La Danse de l’Esprit ? Ah, vous voulez parler de ce que j’appelle généralement la Danse de la Mort », répondit l’homme qui, décontenancé, avait mis quelques secondes pour comprendre. « C’est un vieux monsieur qui me l’a enseignée. »
– « Un vieux monsieur ? »
Kapusky fit appel à ses souvenirs.
– « C’était un vagabond. Il souffrait d’une grave maladie et s’est évanoui devant chez moi.
« Ne sachant pas qu’il était malade, j’ai pensé qu’il avait simplement perdu connaissance, aussi l’ais-je emmené chez moi. Je lui ai donné une serviette chaude et lui ai appliqué un onguent.
« A son réveil, il m’a demandé de ne pas l’envoyer à l’hôpital ni dans une clinique et m’a affirmé que la mort n’était pas la fin.
« Moi qui ai vécu la mort de mes parents et de plusieurs membres de ma famille, je m’intéressais beaucoup à ces choses. J’ai donc discuté avec lui et découvert qu’il avait, dans ce domaine, un profond savoir et une philosophie admirable. Visiblement ravi de ma curiosité, il a même accompli un miracle en tuant un moustique et en le ressuscitant. »
Cette entrée en matière… J’ai lu au moins dix romans qui commençaient ainsi dans ma vie antérieure. On prenait chez soi par gentillesse un vieux grand-père à l’article de la mort et l’on faisait une rencontre fortuite…
La bouche de Klein tressaillit :
– « Donc, vous l’avez gardé chez vous ? »
L’enseignant acquiesça, l’air grave :
– « Oui, et si ce n’était le manque de temps, j’aurais même voulu devenir son élève.
« Pendant ces quelques jours, il m’a enseigné beaucoup de choses dont la Danse de la Mort. Hélas, ça a été de courte durée car à peine étais-je lancé qu’il est mort, ne me laissant qu’un sifflet de cuivre », dit-il en sortant de sa poche un sifflet ouvragé qui visiblement, n’était pas très ancien. « Le voici. »
J’en ai un moi aussi… Cela dit, il est probablement de niveau ancestral… railla Klein.
– « C’était il y a combien de temps ? A quoi ressemblait-il ? Où l’avez-vous enterré ? » Demanda-t-il, pensif.
– « Il y a six mois. Le plus caractéristique chez lui était ses cheveux gris et des taches rouges sur le côté de son visage. Il m’a demandé de l’enterrer dans le jardin derrière la maison. »
Ce n’est pas M. Azik mais il y a des chances qu’il s’agisse d’un membre de l’Épiscopat Numineux. Et pas de Basse Séquence…
– « Outre la Danse des Esprits, vous a-t-il également appris le rituel de résurrection ? »
– « En partie seulement. Je me suis servi de quelques connaissances éparses et du folklore pour l’améliorer progressivement », répondit très honnêtement Kapusky.
L’améliorer grâce au folklore ? Oh, pauvre chat noir, que la Déesse te bénisse… Se dit Klein, résistant à l’envie de tracer sur sa poitrine le signe de la lune cramoisie.
– « Mais encore ? » Insista-t-il.
– « Eh bien, il y a ce sifflet de cuivre. Je pense que c’est la clé pour communiquer avec le monde au-delà de nos sens. » Kapusky soupira et souffla dedans. « A chaque fois que je siffle, je sens un froid autour de moi, comme si quelqu’un m’observait, me tirait… »
Pendant qu’il parlait, Klein, dont la Vision Spirituelle était activée, vit onduler sur le sol des motifs qui ressemblaient à de l’eau. Un air froid se répandit près de lui et le feu comme la lumière diminuèrent légèrement.
Immédiatement après, un crâne avec trois yeux protubérants et non focalisés émergea du sol. Il était entouré de tentacules noirs.
L’un d’entre eux toucha la jambe de Kapusky, tirant de temps à autres sur ses vêtements. De toute évidence, il s’impatientait mais l’enseignant, comme s’il n’avait rien remarqué, ne réagit pas.
Serait-ce un messager ? Le sifflet de cuivre sert à invoquer un messager… Pourquoi le faites-vous venir si vous n’avez pas de lettre à lui remettre ? Se demanda Klein, stupéfait.
C’est alors que Kapusky le regarda, agité :
– « Vous sentez ? Il fait froid et les lampes ont diminué ! Je ne mens pas ! Quelqu’un m’observe et me tiraille ! »
L’affreux messager tenta encore de toucher Kapusky puis, ne recevant pas de lettre, finit par retourner “sous terre”, résigné.
Les coins de la bouche de Klein tressaillirent légèrement.
Je retire ce que j’ai dit. Ce n’est pas un novice, c’est un véritable ignare !
Ce n’est même pas un Transcendant !
Je pensais avoir affaire à quelqu’un qui venait à peine de franchir la porte de l’occultisme pour en apprendre les bases mais à bien y regarder, il semblerait qu’il n’ait même pas trouvé la porte…
Tous les Collecteurs de Cadavres de la voie de la Mort peuvent voir les fantômes et corps spirituels…
Mais ceci ajouté à la façon dont Kapusky avait utilisé le sifflet de cuivre pour commander le zombie après le rituel, Klein était convaincu qu’il ne mentait pas.
Il soupira et se dit : si j’écrivais un mot et le donnais à ce messager, à qui serait-il remis ?
A un vrai membre de l’Épiscopat Numineux ? Un supérieur ?
Réprimant cette pensée, le jeune homme hocha la tête :
– « C’est vrai, il fait froid. » Puis, changeant de sujet : « Avez-vous ressenti quelque chose d’inhabituel depuis la mort du vieux monsieur ? »
– « Euh… Pas au début, mais depuis deux semaines, j’ai de temps en temps l’impression de voir dans quelqu’un de mon entourage un cadavre, de ceux que l’on peut réveiller. Est-ce une hallucination ? » Demanda l’enseignant, à la fois curieux et effrayé.
Cela concorde avec ce qu’a dit Adol. Il dit la vérité…
Klein jeta un coup d’œil aux couleurs de l’aura de Kapusky et répondit sincèrement :
– « Je vous suggère de vous rendre au moins trois fois par semaine dans une cathédrale durant les deux prochains mois, d’assister à la messe et d’écouter les sermons.
« Si vous ne le faites pas, vous pouvez creuser votre tombe. »
– « Très bien… », dit Kapusky, déçu d’apprendre qu’il ne s’agissait pas d’une manifestation de son amélioration.
Klein réfléchit un moment :
– « Conduisez-moi au cadavre de ce vieux monsieur », dit-il d’un ton autoritaire.
Kapusky était sur le point de refuser, mais conscient de la situation dans laquelle il se trouvait, il répondit :
– « Vraiment ? Très bien. »
Il prit ses outils, sortit par la porte arrière située dans la cuisine et conduisit Klein dans un jardin flétri. Là, il s’arrêta devant un arbre penché.
Klein le regarda creuser habilement la terre, révélant la dalle qui était en dessous.
Il utilisa ensuite ses outils pour ouvrir celle-ci puis l’appuya sur le tas de terre qu’il venait de retirer.
La tombe, qui n’était guère profonde, était voilée par le faible clair de lune cramoisi qui parvenait à traverser les nuages.
Instinctivement, Kapusky jeta un œil. Brusquement, il poussa un cri misérable, recula de quelques pas et tomba sur le sol.
Dans la tombe, il n’y avait ni cadavre en décomposition, ni ossements. Le sol, tout au fond, était jonché de plumes blanches teintées d’une huile jaunâtre !