Chapitre 84 – Elizabeth
Devant le regard peu convaincu de sa sœur, Klein eut soudain le sentiment que c’était la parfaite occasion. Il la dévisagea et dit avec une expression solennelle :
– « Melissa, je pense que tu ne te montres guère respectueuse quant à cette réception toi non plus »
– « Pardon ? » Fit la jeune femme avec un air perplexe.
– « Tu es une dame. Il te manque un collier qui mette en valeur cet endroit », dit-il en désignant son cou.
Puis, sans attendre la réaction de sa sœur, il sortit en souriant de sa poche une amulette en argent enveloppée d’ailes d’ange :
« Heureusement que j’y ai pensé. »
– « Combien ça t’a coûté ? » Demanda Mélissa, le moment de surprise passé.
Tes inquiétudes sont vraiment déplacées, sœurette… Railla mentalement Klein.
– « Pas très cher en fait. Comme il n’était pas terminé, j’ai pris pour exemple un objet que j’avais vu auparavant et j’y ai gravé des incantations de bénédiction ainsi que de beaux motifs ».
– « Tu les as gravés toi-même ? » S’enquit distraitement sa sœur.
Klein en profita pour lui remettre l’amulette.
– « Alors, que dis-tu de mon travail ? »
Melissa l’examina et se mordit doucement la lèvre.
– « J’aime les plumes d’ange tout autour. »
Si tu trouves que les incantations et les symboles que j’ai gravés sont laids, ne tourne pas autour du pot et dis-le franchement… La valeur d’une amulette réside dans ses effets ! Pensa Klein avec un rictus.
Il s’apprêtait à convaincre sa sœur de l’accepter lorsqu’il la vit mettre le collier avec un peu de réticence, après quoi elle l’ajusta soigneusement.
Son frère la regarda :
– « Parfait », commenta-t-il avec emphase.
Melissa lui a jeté un coup d’œil et, baissant les yeux sur son amulette, lui dit d’un ton apathique :
– « Tu ne t’es jamais comporté comme ça auparavant… »
– « C’est peut-être dû à mon travail », coupa Klein. « Ce revenu décent m’a rendu plus confiant. »
Même si je bénéficie des fragments de mémoire du Klein original, ce qui me fait paraître naturel la majeure partie du temps, il y a toujours certaines subtilités. Inconsciemment, je me laisse voir sous mon vrai jour, surtout depuis que je suis plus proche de Benson et Melissa… soupira-t-il intérieurement.
Melissa parut accepter son explication :
– « C’est formidable… vraiment formidable… » dit-elle avec une moue.
Après qu’ils eurent un peu bavardé, Benson, qui s’était changé, redescendit. Il portait une chemise blanche et un smoking noir. Son nœud papillon noir et son pantalon long et droit donnaient l’impression qu’il avait subi un relooking complet. On aurait dit un homme d’affaires devenu prospère après des années de dur labeur.
Surtout avec ton front qui se dégarnit… Pensa Klein en souriant.
– « Excellent, Benson. Il te va comme un gant », s’exclama-t-il en levant les mains, un grand sourire aux lèvres.
Melissa, qui restait en retrait, approuva de la tête.
– « Les faits montrent que mes vêtements sont plus importants que moi », commenta ironiquement Benson.
Klein profita de l’occasion pour prendre dans sa poche l’amulette restante, puis, réitérant son explication précédente, il conclut :
– « J’en ai également fait une pour toi. »
Son frère la prit sans hésiter :
– « Pas mal. Je l’emporterai avec moi. Je ne serais pas surpris si tu me disais que tu sais coiffer, confectionner des vêtements, réparer des montres et nourrir des babouins à poils bouclés. »
– « La vie est tellement pleine de surprises », répondit Klein avec un sourire.
Frères et sœur mirent de l’ordre dans leur tenue et quittèrent la maison. Une fois dehors, ils prirent une diligence jusqu’à la rue Fania, dans le Quartier Nord, où habitait Selena.
La famille Wood vivait elle aussi dans une maison individuelle, mais contrairement à celle de Klein, celle-ci avait un porche et une petite pelouse à l’avant, ce qui lui donnait un aspect très élégant.
Ils sonnèrent à la porte et, une dizaine de secondes plus tard, virent apparaître la reine du jour, Selena Wood.
La jeune fille aux cheveux lie de vin, ravie, embrassa Melissa.
– « Tu es magnifique dans cette robe ! » S’exclama-t-elle.
Près d’elle se tenait son père, cadre à la succursale de la Banque de Backlund.
– « Bienvenue, honorable frère aîné. Bienvenue, jeune historien », dit-il aux deux frères avec une emphase délibérée.
Jeune historien… Tant que vous y êtes, pourquoi ne pas ajouter “ consciencieux “ ? Répliqua Klein intérieurement. Puis, ôtant son chapeau, il répondit en souriant :
– « M. Wood, vous semblez bien plus jeune et énergique que je ne l’aurais imaginé. »
Sans s’en rendre compte, il reprenait les flatteries de mise au sein de l’Empire de la Gourmandise.
Benson serra la main de Wood :
– « Je connais beaucoup d’employés de banque, mais ils sont tous aussi arrogants et rigides que des machines dernier cri. Aucun d’entre eux n’est aussi civilisé que vous. »
– « Si vous me rencontriez à la banque, vous ne parleriez peut-être pas ainsi », répondit Wood avec un rire joyeux.
Après ces quelques civilités, Selena, qui portait une nouvelle robe, conduisit, d’un pas sautillant, les frères et sœur à l’intérieur. Elle annonça qu’Elizabeth était arrivée, puis, très discrètement, dit à Melissa : « tes frères sont plus beaux que je ne l’imaginais. »
Hé, j’ai l’ouïe fine… Bien que vous me flattiez… Démuni, Klein regarda les deux jeunes filles de seize ans qui marchaient devant lui.
Ce n’est pas exact, je suis bien loin d’être beau…Pensiez-vous donc que nous étions laids à ce point, Melle Selena ? Chauves, lugubres, gros, le visage pâle et les yeux sans vie ?
Au passage, Klein se pinça le front et utilisa consciencieusement sa Vision Spirituelle.
Mlle Selena Wood est en bonne santé, enthousiaste et très heureuse… Son père a un petit problème pulmonaire… c’est vrai, il fume la pipe…
De bonne humeur, il balaya l’assistance du regard.
– « Elizabeth, Melissa est ici ! » Dit brusquement Selena.
Une jeune fille vêtue d’une robe bleue à volants s’approcha. Elle avait des cheveux bruns naturellement bouclés et un adorable visage poupin.
Klein fut stupéfait en la voyant, car il connaissait cette fille.
Il l’avait aidée à choisir une amulette au marché clandestin !
Elizabeth salua d’abord Melissa puis se tourna vers Benson et Klein.
Stupéfaite, elle fronça légèrement les sourcils, comme si elle réfléchissait, puis sourit et les salua poliment, comme si de rien n’était.
Klein feignit lui aussi de ne pas la reconnaître. Ils suivirent M Wood jusqu’au canapé du salon où ils furent présentés à Chris, le frère de Selena, ainsi qu’aux autres invités.
En regardant Benson discuter joyeusement avec Chris et les autres avocats au sujet de leur voisin, M. Shaud, il ne put s’empêcher de l’envier.
Je n’ai pas ses compétences en matière de socialisation… Il prit un cocktail sur une table dans un coin de la pièce et les écouta tranquillement bavarder. Parfois, il approuvait de la tête ou d’un sourire.
Bientôt, tous les invités étant arrivés, le dîner commença.
La table familiale ne pouvant pas accueillir tous ces convives, le repas fut servi sous forme de buffet. La domestique apporta, entre autres, des steaks, du poulet rôti, du poisson frit, de la purée de pommes de terre et disposa les plats sur différentes tables. Des serviteurs furent chargés de découper la viande afin que chacun puisse prendre la part qu’il souhaitait.
Klein ne put s’empêcher de claquer la langue à la vue des élégantes assiettes en émail et des couverts en argent. De son avis, les Wood étaient trop extravagants pour une famille de classe moyenne. Il se souvint alors des propos de sa sœur :
S’ils sont si riches, pourquoi faut-il tant d’années à Chris pour préparer son mariage ? Se demanda-t-il, perplexe. En fait, c’était probablement pour économiser de l’argent afin d’acheter ces couverts. Il leur aurait fallu des années avant de pouvoir se les offrir et les familles comme celles-ci se doivent de paraître respectables.
En proie à des émotions mitigées, Klein prit une assiette, se dirigea vers l’une des tables et piqua sa fourchette dans un morceau de viande rôtie au miel.
C’est alors qu’Elizabeth, avec ses adorables joues de bébé, s’approcha. Elle regarda les plats et murmura :
– « Ainsi vous êtes le frère de Melissa… Je voulais vous remercier : Selena aime beaucoup l’amulette que je lui ai offerte. Elle dit qu’elle se sent en meilleure santé depuis qu’elle la porte. »
Selena… l’amulette… Klein se souvint brusquement de la raison pour laquelle cette jeune fille lui avait demandé de choisir une amulette : elle souhaitait l’offrir à une amie férue d’occultisme pour son anniversaire !
Selena aime donc les objets liés au mysticisme ? Klein fronça légèrement les sourcils et sourit poliment :
– « C’est peut-être une sorte d’effet placebo. »
Il s’attendait à ce qu’elle fasse l’éloge de l’Empereur Roselle mais Elizabeth parut confuse :
– « Qu’est-ce qu’un effet placebo ? »
– « C’est purement psychologique. Parfois, il nous suffit de penser que nous irons mieux pour que cela se produise », expliqua le jeune homme.
– « Non, elle dit que cette amulette est très différente de celles qu’elle a déjà achetées. L’effet est dissemblable », insista Elizabeth.
Elle baissa la tête, puis regarda Klein :
– « Je ne m’attendais pas à ce que le frère de Melissa soit un expert en occultisme ».
– « Comme vous le savez, j’ai étudié l’histoire, il est donc courant de se heurter à des sujets comme celui-ci », répondit le jeune homme qui détourna habilement le sujet en demandant : « Vous étudiez vous aussi à l’école technique de Tingen ? »
– « Non, Selena et moi sommes d’anciennes camarades de classe de Melissa. Par la suite, elle est allée dans une école technique. Pour ma part, je suis étudiante à l’École Publique Ivos, tout près d’ici », expliqua Elizabeth d’un ton sérieux.
Une école publique n’était pas un établissement créé et géré par le gouvernement mais une école qui acceptait les élèves du public. C’était une amélioration des bons lycées dont le but était de préparer les diplômés à entrer à l’université. Les frais de scolarité y étaient assez importants et le milieu familial des élèves pris en considération. Beaucoup de familles typiques de classe moyenne ne pouvaient se le permettre.
La jeune fille ne parlait pas beaucoup. Après avoir choisi sa nourriture, elle retourna aux côtés de Selena.
Lorsque tous eurent souhaité un joyeux anniversaire à la reine du jour, le dîner prit fin. Klein et Benson furent invités à une partie de Texas Hold’em*. La petite blinde** était d’un demi-penny et la grosse d’un penny. Quant à Melissa, Elizabeth, Selena et leurs amies, elles montèrent à l’étage pour bavarder ou jouer.
Klein n’eut pas vraiment de chance. Il joua une vingtaine de partie sans recevoir une seule bonne main. Il ne pouvait que se coucher et regarder.
Alors qu’il observait le coin de ses cartes, il vit un Deux de Cœur et un Cinq de Pique.
Et si j’essayais de bluffer ? Il réfléchit un instant, mais ne parvient pas à trouver le courage nécessaire. Il résistait également à l’envie de faire appel à ses dons de voyant.
Il couvrit ses cartes et frappa sur la table pour indiquer qu’il ne suivrait pas, puis il se leva et se dirigea vers la salle de bain en pensant :
Roselle était quelqu’un qui souffrait aussi de trouble obsessionnel compulsif. Quelle raison étrange l’a poussé à nommer ce jeu Texas…
Soudain, il s’arrêta net et ses pupilles se contractèrent.
Sa perception spirituelle lui signalait une étrange fluctuation à l’étage !
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NDT : * le Texas Hold’em est une variante du poker.
** Les petite et grosse blindes sont les mises obligatoires avant toute partie. Elles sont dites “à l’aveugle” d’où leur nom, dérivé de “blind” (aveugle en anglais).