Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 84 – Divagations sous la Pleine Lune
Klein venait d’enfiler sa redingote à double boutonnage, de mettre son semi haut-de-forme et se dirigeait vers la porte lorsque des prières lui parvinrent.
Qui est-ce ?
Il fronça légèrement les sourcils et écouta. La personne qui le priait était une femme à la voix saccadée. On aurait dit qu’elle souffrait énormément.
Puisqu’il n’avait rien de particulièrement urgent à faire, le nouveau Magicien lança – d’un geste désinvolte mais avec précision – son chapeau sur le porte-manteau et retourna dans sa chambre. Là, il fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se retrouva dans le majestueux palais.
Cette fois, pas d’étoile qui pulsait et émettait une lueur d’un rouge intense. A la place, à l’extrémité de l’antique table de bronze, non loin du siège du Fou, ondulait une rayonnante et claire lumière.
Cette prière n’émane pas d’un membre du Club du Tarot… Serait-ce Xio ou cette dame aux cheveux bruns bouclés ? Se demanda Klein en prenant place sur sa chaise.
Étant donné qu’il avait vidé son compte anonyme, il n’avait pas à craindre que quelqu’un tente de lui voler sa fortune.
Il s’adossa à sa chaise et, de sa main gauche, étendit son énergie spirituelle jusqu’à toucher la lumière.
C’est alors qu’il vit la table basse renversée, le canapé penché, des livres et documents éparpillés sur le sol et une femme aux cheveux marron qui luttait, en proie à la douleur.
Au même moment, ses prières lui parvinrent :
« Fou qui n’appartenez pas à cette époque…
« Mystérieux souverain élevé au-dessus du brouillard gris…
« Roi du jaune et du noir qui conférez la chance…
« Sauvez-moi, sauvez-moi… »
Sauvez-moi ? À première vue, il semblerait qu’elle soit en train de perdre le contrôle. Ses cheveux s’allongent à grande vitesse et sa peau est recouverte d’une sinistre lumière blanche. Comment pourrais-je la sauver ? Se demanda-t-il, désemparé, après quelques secondes de d’une observation attentive.
C’est alors qu’il décela dans les plaintes angoissées de la femme de faibles divagations, irréelles et indistinctes.
Oui, des divagations !
Des divagations similaires à celles qu’il entendait avant de se transporter au-dessus du brouillard gris, mais qui n’avaient rien de dément ni de maléfique. Elles ne semblaient pas non plus habitées de malice.
Il semblerait que l’état de cette femme soit le résultat de ces divagations… Si elle cesse de les entendre, pourra-t-elle se calmer? Ira-t-elle mieux ?
En pensée, Klein tendit la main vers le cercle de lumière ondulante puis fit jaillir de son corps son énergie spirituelle, établissant avec elle un lien solide et mystérieux.
Son énergie étant beaucoup plus abondante depuis qu’il était passé Magicien, le fardeau n’en était que plus léger.
…
L’esprit de Fors était de plus en plus confus. Elle avait l’impression que ses pensées, telles de l’eau en ébullition, bouillonnaient, bouillonnaient, comme pour tenter d’échapper au carcan de sa tête.
Suis-je en train de mourir… Je ne veux pas, je ne veux pas devenir un monstre…
Cette triste pensée lui traversait l’esprit lorsque soudain, la douleur, telle un raz de marée, la submergea.
Elle se réveilla brusquement. La souffrance, l’irritation, la folie et le désespoir qu’elle ressentait jusqu’au plus profond de ses os semblaient avoir disparu. On aurait dit que ce n’était qu’une illusion.
Si vite ? N’est-ce pas plus long durant une Lune de Sang ?
Confuse, Fors ouvrit les yeux qu’instinctivement elle avait fermés. Sous la jeune femme s’étendait à l’infini un brouillard grisâtre et devant elle se dressait une antique table de bronze tachetée.
Où suis-je ?
Surprise, elle regarda autour d’elle et vit de nombreux piliers de pierre qui soutenaient un imposant palais.
Tout au bout de la longue table, elle aperçut une mystérieuse silhouette auréolée d’un épais brouillard gris et qui semblait tout voir d’en haut.
Quel est cet endroit ? Qui est-il ? Se demanda la jeune femme, méfiante.
Puis elle se rappela ce qu’elle venait de faire !
Sous l’effet de la douleur, elle avait récité la mystérieuse incantation que Xio avait trouvée dans l’ Histoire de l’Aristocratie du Royaume de Loen, une incantation dont elle pensait qu’elle s’adressait à quelque dieu maléfique !
Il ne s’agit pas que d’esprits maléfiques ! En réalité, il a su temporairement me débarrasser des effets néfastes de ces terrifiantes divagations et m’a emmenée dans ce monde étrange… Ce…
Réprimant sa peur, Fors se redressa à demi et s’inclina.
– « Puis-je savoir qui vous êtes ? »
Brusquement, le contenu de l’incantation lui revint à l’esprit et elle lâcha : « Vous êtes le Fou ! Euh, Mr. Le Fou… Êtes-vous Son Excellence Le Fou ? »
Klein eut un sourire :
– « Appelez-moi simplement M. Le Fou. »
Tout en parlant, il remarqua que sur le dossier de la chaise sur laquelle Fors était assise, les symboles et motifs mystérieux formés par les étoiles brillantes changeaient rapidement.
En une ou deux secondes seulement se formèrent à l’intérieur de la salle une multitude de portes superposées, des portes irréelles et toutes semblables !
Klein, en voyant ce symbole, l’associa aussitôt au fameux M. Porte dont il était question dans le journal de Roselle.
C’était durant une pleine lune : il se rapprochait du monde réel et lançait des appels à l’aide !
Les divagations auraient-elles un rapport avec ce M. Porte ? Hmm… C’est la Lune de Sang ce soir, une version améliorée de la pleine lune… Cette dame est liée à une porte et le symbole au dos du siège de Mlle Xio est similaire à l’Épée du Jugement… Se dit Klein avec un imperceptible signe de tête.
Il eut alors la confirmation qu’une fois qu’une connexion stable était établie et si la personne était un(e) Transcendant(e), le symbole au dos de la chaise sur laquelle elle était assise changeait en fonction de sa situation. Il n’était pas nécessaire qu’elle fasse partie du Club du Tarot ni qu’elle vienne à intervalles fixes au-dessus du brouillard.
Soudain, des ondes de choc s’élevèrent dans le cœur de Fors.
Le Fou… C’est bien Le Fou… Ce titre honorifique s’adresse donc à une puissante entité !
Que veut-il ? Que je lui vende mon âme ?
Eh bien, c’est toujours mieux que de perdre le contrôle à cause de ces divagations… Je suppose que ma vie est sauvée. Quoiqu’il puisse advenir par la suite, ce ne sera que bonus…
Elle était encore perdue dans ses pensées lorsque le Fou demanda avec un sourire :
– « Entendez-vous ces divagations venues de nulle part à chaque pleine lune ? »
Comment le sait-il ?
Fors le regarda, surprise :
– « Oui », répondit-elle dans un état second.
Brusquement, quelque chose lui traversa l’esprit : « Connaissez-vous l’origine de ces divagations ? Savez-vous qui tente de me faire du mal ? Connaissez-vous un moyen de résoudre ce problème une fois pour toutes ? » Demanda-t-elle.
C’est un misérable, perdu dans les ténèbres et prisonnier d’une tempête… Faillit répondre Klein dans l’intention de façonner son image, mais à bien y réfléchir, il n’avait aucune certitude que c’était bien M. Porte que la femme qui lui faisait face avait entendu.
Pour éviter toute erreur susceptible de le mettre dans l’embarras pour l’avenir, il ignora la question et répondit avec un vague sourire :
– « Il ne vous veut peut-être pas du mal. Peut-être demande-t-il simplement votre aide. »
Ce qui expliquerait que les divagations ne soient ni malveillantes, ni démentes, ni maléfiques.
– « Me demander mon aide ? Mais ces délires me rapprochent de plus en plus de la perte de contrôle. Si vous n’étiez pas venu à mon secours, je serais peut-être un monstre à l’heure qu’il est. »
– « C’est parce que vous êtes trop faible. »
– « Trop faible ? » Stupéfaite, Fors était complètement perdue.
– « Il y a une trop grande différence entre l’ordre naturel de votre vie et le sien. Il suffirait peut-être d’une simple respiration de sa part pour générer une tempête capable de vous mettre en pièces, d’un simple regard pour vous tuer sur le champ.
« S’il contrôle sa force, ce n’est évidemment pas qu’il ne puisse communiquer normalement avec vous. Il se pourrait cependant que sa voix ait à surmonter différents obstacles pour parvenir jusqu’à vos oreilles. En général, ce contrôle délibéré implique qu’il ne puisse vous appeler à l’aide…. En supposant bien sûr qu’il sollicite votre aide. »
Une trop grande différence dans l’ordre naturel de nos vies… Il pourrait me tuer d’un seul regard… Abasourdie par ce qu’elle entendait, Fors mit un moment avant d’esquisser un sourire :
– « Cela me rappelle un dicton : On ne peut pas regarder Dieu directement… »
Klein ne répondit pas.
Se pourrait-il que ces terrifiantes divagations proviennent réellement d’une entité qui se rapproche d’un dieu ? M. Le Fou pourrait me débarrasser de son influence et il en parle avec un tel détachement… Est-ce à dire que son ordre naturel de vie est de même niveau que celui de cette entité ?
Plus elle y pensait, plus la jeune femme était bouleversée. Elle ne pouvait s’empêcher de trembler.
Klein attendit quelques secondes, puis demanda :
– « Combien de temps cela dure-t-il à chaque pleine lune ? »
Fors rassembla ses esprits :
– « Entre trois et cinq minutes. Plus de sept les nuit de Lune de Sang », répondit-elle avec franchise.
De plus en plus convaincu qu’il s’agissait bien de M. Porte, Klein résolut temporairement la question :
– « Dans quelques minutes, vous pourrez repartir. Quant à votre problème, il n’y a qu’une façon de le résoudre : rehausser l’ordre naturel de votre vie. »
Fors hésita un instant puis demanda :
– « M’autorisez-vous à invoquer votre nom chaque fois que je serai confrontée à la pleine lune ? Je serai l’une de vos ferventes disciples ! »
– « Ce ne sera pas nécessaire », répondit Klein avec un sourire. « Mais cela ne me dérange pas de vous aider à l’occasion. »
– « Merci beaucoup ! » S’exclama Fors qui, bien qu’elle pensât avoir affaire à un dieu maléfique, ne voulait plus revivre ce douloureux “cauchemar”.
Rassurée sur cette question, la jeune femme se détendit visiblement. Ayant remarqué les nombreuses chaises qui entouraient la table, elle demanda, curieuse :
– « M. Le fou, il semblerait que d’autres personnes viennent fréquemment ici ? »
Qui ne sont pas nécessairement humaines… ajouta-t-elle en son for intérieur.
Klein eut un sourire :
– « Ce sont des gens comme vous que j’ai fait venir ici pour diverses raisons », répondit-il d’un ton désinvolte. « Ils attendaient de moi que j’organise régulièrement des réunions pour faciliter l’échange de formules, d’ingrédients, d’informations et de missions. Et j’ai accepté. »
Séduite par ce qu’elle entendait et se voyant déjà en faire partie, la jeune femme risqua une question audacieuse :
– « M. Le Fou, pourrais-je me joindre à ces réunions ? ».
– « Bien sûr. Le lundi à 15 heures. Supprimez toute perturbation. » Klein lui désigna ensuite les cartes qui venaient d’apparaître sur la table : « Ils ont décidé de prendre pour nom de code celui d’une carte de tarot. Choisissez, à l’exception de celles-ci qui sont déjà prises… »
Fors acquiesça, mélangea consciencieusement le jeu et le coupa en murmurant :
– « Laissons le destin décider de mon titre… »
Puis elle tira une carte : c’était “Le Magicien !”
NDT : Un immense merci à vous tous qui soutenez ce novel, soutien dont j’aurai grand besoin pour poursuivre la traduction jusqu’au bout.
Bonne lecture à tous !