Chapitre 82 – L’Herboristerie
Diverses couleurs lui apparurent alors sous forme d’auras et Klein observa, mine de rien, l’état de santé de Sir Deville.
Il est en très bonne santé, pratiquement aucun problème caché… Mais son état émotionnel est épouvantable. Je vois de la fragilité au milieu de la grisaille… Aurait-il une santé mentale précaire ? Du mal à dormir ? Pourtant, l’aura pourpre autour de sa tête est tout à fait normale… Se dit-il alors que Sir Deville s’éloignait et quittait la bibliothèque.
Le jeune homme détourna le regard, se pinça le front et soupira en son for intérieur :
Ce n’est pas facile d’être un magnat…
Il ne s’y attarda pas et reporta son attention sur les exemplaires du journal qui se trouvaient devant lui. Ceux-ci ne lui apportèrent guère d’indices, seulement quelques confirmations.
Tout d’abord, il existait un ancien royaume, englobant la chaîne de montagnes Hornacis et ses environs et dont l’histoire remontait à au moins mille cinq cents ans. Ensuite, leur style architectural était avant tout grandiose. Ils avaient laissé derrière eux toutes sortes de peintures murales dont on pouvait déduire qu’ils étaient convaincus qu’après leur mort, la Nuit Éternelle protégeait leurs proches. Enfin, il y avait partout dans les ruines des symboles représentant la Nuit Éternelle, mais qui n’avaient rien à voir avec l’Emblème Sacré qu’il connaissait.
– « Si j’en avais l’opportunité…, jamais je n’irais là-bas ! » marmonna Klein, les dents serrées, en se jurant de ne jamais jouer avec la mort.
Il empila les magazines, les remit à leur place, reprit son chapeau, sa canne et quitta la bibliothèque Deville.
…
Au Club de Divination…
Bogda regarda la belle réceptionniste :
– « J’aimerais que l’on prédise mon avenir ».
– « Avez-vous un voyant préféré ou souhaitez-vous feuilleter notre guide de présentation et choisir celui qui vous conviendra le mieux ? » S’enquit Angelica avec un sourire aimable.
Bogda porta la main sur le côté droit de son abdomen, prit une inspiration discrète et répondit :
– « Je souhaite faire appel aux services de M. Klein Moretti. »
– « Mais M. Moretti n’est pas là aujourd’hui », répondit Angelica sans en être certaine.
Bogda se tut un instant, fit quelques pas et demanda :
– « Quand sera-t-il disponible ? »
– « Nul ne le sait. Il a ses propres affaires à gérer. À ma connaissance, il vient habituellement ici le lundi après-midi », expliqua Angelica tout en réfléchissant.
– « Très bien ».
Le visage de Bogda s’assombrit. Il se détourna, prêt à s’en aller.
– « Monsieur, vous pouvez aussi choisir d’autres voyants. M. Hanass Vincent par exemple, qui est très célèbre à Tingen », intervint Angelica qui faisait tout son possible pour éviter de perdre un client.
Bogda s’arrêta net et réfléchit un instant :
– « Non, M. Moretti est le seul en qui j’aie confiance. Puis-je attendre ici un moment ? Peut-être passera-t-il lorsqu’il en aura fini avec ses affaires. »
– « Aucun problème », répondit Angelica avec un sourire chaleureux.
Bogda alla donc s’asseoir sur le canapé. De temps à autre, il caressait sa canne et à d’autres moments regardait par la fenêtre, visiblement impatient.
Les secondes devinrent des minutes. Bogda hésitait entre attendre et partir lorsque soudain, il entendit la belle dame s’exclamer, visiblement ravie :
– « Bonjour, M. Moretti ! »
Klein se demanda pourquoi Angelica était toujours à son poste. N’avait-elle pas besoin de se reposer ou de prendre quelques jours de congé ?
Il s’apprêtait à le lui demander lorsqu’il réalisa qu’en tant que voyant, il aurait été malvenu de lui poser la question. Mieux valait pour lui prendre le ton d’un charlatan et dire quelque chose du genre : “C’est merveilleux, madame Angelica. Le destin nous met sans cesse sur le même chemin ! »
Ne va-t-elle pas penser que je la drague ? L’esprit de Klein vit un revirement et il se contenta de répondre en souriant :
– « Bonjour, Madame Angelica. »
– « Un client souhaite recourir à vos services », dit alors la jeune femme en désignant Bogda qui s’empressa de se lever.
On demande après moi, vraiment ? Agréablement surpris, Klein ôta son semi haut-de-forme et en profita pour tapoter à deux reprises sa glabelle :
– « Bonjour, Monsieur… » Dit-il en se tournant vers lui, mais soudain, il s’arrêta net :
Dans sa Vision Spirituelle, il voyait le foie du client s’assombrir. Il était presque noir, ce qui déséquilibrait le reste de son corps, d’autant que son aura, en différents endroits, était très mince.
Klein prit un instant pour réfléchir et lui dit d’un ton sérieux :
– « C’est un médecin que vous devriez voir, monsieur, et non un voyant. »
Bogda en resta figé de stupéfaction. Une lueur de surprise passa dans son regard et il murmura :
– « Anna n’a pas menti… c’est fascinant… »
…
Mais aussitôt, il prit un ton grave :
– « M. Moretti, j’ai déjà vu un médecin et je vais peut-être devoir me faire opérer. Mais comme je redoute cette opération, je voudrais que vous m’en prédisiez l’issue. »
La chirurgie, à cette époque, est vraiment dangereuse… Bien que l’empereur Roselle en ait fait la promotion, les gens manquent encore de la plupart des technologies nécessaires… Se dit Klein qui acquiesça d’un léger signe de tête.
– « Mes honoraires sont de huit Pences. Cela vous convient-il ? »
– « Huit Pences ? » s’exclama Bogda, surpris. « Seulement huit Pences ? »
Vu ce que m’a dit Anna et suite à ce dont je viens d’être témoin, je suis prêt à payer au moins une livre !
N’avez-vous jamais entendu parler de petites marges mais d’important volume ? Gêné sur le moment, le jeune homme réfléchit quelques secondes, puis sourit :
– « C’est déjà une bénédiction que de recevoir des révélations du divin et d’entrevoir le destin. Si nous voulons conserver nos dons, il nous faut faire preuve d’humilité et ne pas céder à l’appât du gain », répondit-il calmement.
– « Vous êtes un véritable voyant », dit alors Bogda en s’inclinant, la main sur le cœur.
Devant les éloges et la confiance de Bogda, l’esprit de Klein parut se détendre. En décrivant ces principes, il venait de toucher à quelque chose.
– « Madame Angelica, la salle Topaze est-elle disponible ? », Demanda-t-il en se tournant vers la belle réceptionniste.
– « Bien sûr », répondit cette dernière avec un soupir de soulagement à l’adresse de Bogda.
Une fois dans la salle de divination, Klein ordonna à Bogda de fermer la porte, après quoi il prit place derrière la table et se pinça le front.
– « Que diriez-vous de faire appel au tarot ? » Demanda-t-il en souriant.
La Radiesthésie Spirituelle ne fonctionnait que pour des questions le concernant. Quant à dessiner un astrolabe, cela prenait trop de temps.
– « Je vous laisse décider », répondit Bogda qui n’y voyait aucune objection.
Klein le guida pour mélanger et couper le jeu qu’il disposa selon la formation Intis.
S’aidant de sa particularité de Voyant, Klein retourna directement la carte correspondant au résultat final :
– « Une Roue de la Fortune inversée. Les choses vont mal tourner », annonça-t-il solennellement.
Bogda blêmit et ses lèvres se mirent à trembler :
– « N’y a-t-il plus aucun espoir ? »
Klein, qui faisait de son mieux pour trouver une solution, lui dit :
– « Je vais essayer une autre méthode. S’il vous plaît, laissez-moi votre bague et inscrivez votre date de naissance sur ce morceau de papier. Ensuite, allez attendre tranquillement dehors. »
Influencé par son ton doux et réconfortant, Bogda s’apaisa et suivit les instructions.
Le voyant le regarda partir et écrivit au dos de la feuille :
Résultat de l’opération de Bogda Jones.
Puis il prit la bague et s’adossa à son siège pour faire appel à la divination par le rêve.
Il se retrouva plongé dans un monde flou et déformé et peu à peu, se dessina devant lui l’image du jeune homme effondré, le visage cendré, couvert d’un linge blanc et que l’on poussait hors de la salle d’opération.
Cette fois, Klein ne vit rien d’étrange. Comme il n’avait plus l’impression d’être observé, il se réveilla immédiatement et fronça les sourcils en se demandant comment il allait pouvoir annoncer la nouvelle à Bogda.
L’opération est très susceptible de le tuer… Je pourrais essayer le rituel magique réparateur que j’ai appris aujourd’hui… mais cela risquerait d’exposer les Transcendants. De plus, je dois d’abord demander l’approbation du Capitaine… et je ne serai peut-être pas en mesure de traiter une maladie aussi grave…
Le jeune homme se creusait la tête lorsque soudain, une pensée lui traversa l’esprit.
La maladie pulmonaire de M. Glacis a été traitée par un apothicaire à l’aide d’un remède qu’il prétend miraculeux. Comment s’appelait-il déjà ? Ah voilà ! Lawson Darkwade, 18 Rue Vlad dans le Quartier Est. L’herboristerie Lawson !
Comme il avait fait tout son possible pour mémoriser l’adresse, celle-ci lui revint rapidement à l’esprit. Tapotant les coins de la table, il prit aussitôt une décision.
Après avoir fait appel à la radiesthésie pour être certain que ce n’était pas une mauvaise idée, il quitta la pièce et vit Bogda se lever d’un bond. Le voyant lui rendit alors sa bague et lui dit d’un ton chaleureux :
– « Il y a de l’espoir pour vous ».
– « Vraiment ? »
– « Cet espoir se trouve rue Vlad, dans le Quartier Est », poursuivit Klein. « Il est lié au nom de Lawson. Si vous ne le trouvez pas, revenez me voir lundi à seize heures. »
– « Bien, bien ! »
Bogda hocha la tête et, plein d’enthousiasme, prit son portefeuille dont il sortit cinq Pences et trois Pennies.
Il ne voulait pas corrompre un vrai voyant.
Les commissures des lèvres de Klein se crispèrent lorsqu’il reçut l’argent, mais il lui adressa un large sourire :
– « Je vous souhaite de retrouver au plus vite l’espoir. »
Bogda parti, comme la fois précédente, il remit sa commission à Angelica et lui donna un pourboire en prétendant qu’il avait perçu un Soli.
…
Rue Vlad, dans le Quartier Est…
Bogda parcourut la rue d’un bout à l’autre en se répétant le nom, jusqu’à ce que son foie commence à lui faire mal.
Finalement, seule une boutique semblait correspondre : l’Herboristerie Lawson, au numéro 18.
Rassemblant tout son courage, il y entra et perçut aussitôt l’odeur des différentes herbes. Le propriétaire était un trentenaire, au visage rond et aux cheveux noirs coupés très courts.
Il portait une robe noire brodée de toutes sortes de symboles étranges. On aurait dit un sorcier de village.
– « Bonjour, avez-vous un remède qui puisse traiter ma maladie ? » demanda poliment Bogda.
Le patron leva la tête, l’examina de ses yeux d’un bleu profond et sourit :
– « Votre maladie du foie est très grave, certes, mais avant tout, je voudrais savoir si vous avez de quoi payer le remède. »
Comment sait-il ? Bogda, qui se sentait soudain plus confiant, hocha vivement la tête.
– « C’est combien ? »
– « Dix livres, et c’est un prix équitable », répondit le gérant en sortant un sac de papier marron-jaunâtre de sous le comptoir : « Faites bouillir cela dans suffisamment d’eau pour obtenir une décoction, puis ajoutez-y dix gouttes de sang de coq frais et buvez immédiatement. Ce sac d’herbes suffit pour trois fois, après quoi vous serez guéri. »
Tout en parlant, il ouvrit le sachet et y jeta toutes sortes d’herbes étranges.
Cela ne me dit rien qui vaille… Pensa Bogda.
Puis, ravalant sa salive, il demanda :
– « C’est tout ? »
Le patron le regarda et sourit :
– « Vous voulez autre chose ? Que diriez-vous de ceci ? Lorsque vous serez remis de votre maladie du foie, je peux vous garantir que votre femme en sera ravie », dit-il en lui montrant un sac en papier noir. Puis, baissant la voix, il ajouta : « C’est de la poudre de momie. Croyez-moi, beaucoup d’aristocrates en prennent. Ils la mettent dans leur thé ou en font de la soupe. »
La confiance de Bogda vacilla. Il en avait la nausée.
J’ai confiance en M. Moretti , se dit-il.
Prenant une grande respiration, il sortit de son portefeuille les deux plus gros billets du peu qu’il lui restait de Livres d’Or.