Chapitre 81 – La « bénédiction » du Fou
– « Si vous parvenez à la localiser, vous toucherez 1 000 Livres ! C’est la première fois que je suis face à une telle mission ! »
Dans la rue, devant le bar de la Feuille d’Amyris, Danitz se frottait les mains avec une pointe d’excitation. Il serra le poing et frappa le grand réverbère noir, désireux de faire un tour dans la ville et de retrouver cette femme aux cheveux rouges nommée Hélène.
Pour lui, 1 000 Livres n’étaient pas une petite somme. C’était suffisant pour ajouter une maison à sa liste de ses propriétés à Bayam. Simplement, elle ne se situerait pas dans les quartiers les plus prospères et les plus prisés.
Le Tapis Volant Elfe qu’il avait obtenu quelque temps plus tôt ne valait que deux à trois mille Livres, une récompense pour avoir combattu des types aussi dangereux que Steel Maveti et Hendry dit Ronces de Sang. Rien de comparable avec une simple mission consistant à retrouver quelqu’un.
Klein, qui marchait devant lui, tenait un paquet enveloppé dans du papier journal. Il s’agissait des matériaux pour ses charmes, qui lui avaient coûté quinze Livres. Il ralentit un peu le pas, jeta un coup d’œil à Danitz et lui dit, impassible :
– « 5500 Livres. »
L’excitation de Danitz se figea sur son visage.
Il se souvint alors d’un problème important. Aux yeux des autres pirates et aventuriers, il était aussi “séduisant” que cette Hélène aux cheveux rouges.
Nul besoin de le combattre. Sitôt qu’ils l’auraient reconnu, ils pourraient le signaler à l’armée, à l’Église ou à la police, et ils toucheraient une prime de plus de 1 000 Livres. Après tout, c’était un grand pirate d’une valeur de 5 500 Livres.
Rechercher Hélène équivaudrait à faire entrer une dame à la silhouette et à l’allure agréables au Théâtre Rouge pour se divertir.
Mer*de… cracha Danitz, le visage sombre, en étirant la consonne du milieu.
Dans le même temps et machinalement, il abaissa encore plus bas sa visière.
Après cette douche froide infligée au pirate, Klein reprit son rythme de marche tout en réfléchissant au moyen de retrouver Hélène.
L’absence de médium et le manque informations ne lui permettant pas de recourir à la divination, il devait envisager d’autres méthodes.
Mobiliser mes subalternes pour qu’ils enquêtent dans toute la ville ? Seules l’Église, l’armée et la police peuvent le faire. Même les gangs locaux trouveraient ça difficile… Mais une minute ! Je crois que je peux…
Je suis désormais le Dieu de la Mer, et j’ai des fidèles partout à Bayam et dans l’île de la Montagne Bleue. Il me suffit de faire une annonce… je veux dire une révélation à tous mes croyants pour les insister à se mettre à recherche de cette femme… Mais cela ne nuirait-il pas à ma réputation ? Faire une chose pareille pour 1 000 Livres ? Même un dieu doit avoir un peu de dignité…
Si j’étais le vrai Dieu de la Mer, je m’en moquerais. Mais comme je joue le rôle de Kalvetua, il me faut garder autant que faire se peut la dignité d’un dieu.
Lorsque Kalvetua était au bord de l’effondrement, il n’a même pas fait de révélation alors qu’il tentait de retrouver d’urgence Leticia et ses subordonnés. Il n’a donné des ordres qu’à ses adorateurs des échelons supérieurs… Si je peux changer ses commandements dans le cadre de la reconstruction d’une image, je ne peux pas paraître trop bas de gamme… Cela devrait faire partie des exigences d’un bon jeu d’acteur.
Il serait difficile d’organiser une enquête simplement en faisant une révélation à Kalat, Edmonton et aux autres. De plus, ils ne manqueraient pas d’amplifier la gravité du problème et de provoquer une vive agitation. Cela ne ferait que rendre les choses plus difficiles à gérer par la suite.
Il y a une autre solution. Je peux lancer l’émetteur-récepteur radio au-dessus du brouillard gris et tenter de contacter Arrodes, le miroir magique. Je lui demanderai où se trouve Hélène la rousse. Mais je dois me montrer prudent, me préparer à l’avance et procéder à une divination. Je ne voudrais pas recevoir d’étranges télégrammes du Vrai Créateur ou de la Démone Primordiale. Un simple coup d’œil dessus me rendrait fou.
Cette idée en tête, Klein monta dans une voiture de location garée au coin de la rue. Danitz enfonça sa casquette et lui emboîta le pas.
De retour à l’Hôtel du Souffle d’Azur, Klein, tout en ôtant son chapeau et son manteau, dit à Danitz :
– « Si votre capitaine vous contacte en rêve, demandez-lui des informations sur cette Hélène aux cheveux rouges. »
– « Elle ne sait probablement rien, sans quoi je connaîtrais cette Hélène », répondit Danitz en souriant. « J’ignore qui la recherche au point d’être prêt à payer mille Livres. »
Ses pensées tourbillonnaient et il imaginait une histoire d’amour semblable à celles que l’Empereur Roselle avait écrites.
Klein lui jeta un coup d’œil et lui dit en passant :
– « Je me chargerai de la surveillance ce soir. »
– « Vous ? »
Tiré de ses fantasmes, le pirate se demanda s’il avait bien entendu.
– « Oui », acquiesça Klein.
Gehrman Sparrow se rendrait-il compte que je suis épuisé ? Même si ce type est un peu fou, c’est une bonne personne au fond. Il a même décidé, lorsque nous étions au Port de Bansy, de risquer sa vie pour sauver ces gens pour des raisons qui n’étaient pas justifiées… soupira intérieurement Danitz.
Klein emporta l’émetteur-récepteur radio et ses composants dans sa chambre, ferma la porte à clé et les jeta transporta au-dessus du brouillard gris à l’aide d’un rituel sacrificiel.
Cela fait, le jeune homme ne se pressa pas pour quitter l’imposant palais. Il fit un geste de la main et le Sceptre du Dieu de la Mer vola hors de la pile de bric-à-brac. Il passa en revue les prières de différentes personnes et acquit de l’expérience sur les multiples facettes des gens.
Ce faisant, il réagissait de temps à autre, comme un enfant particulièrement intéressé par un nouveau jouet.
La séance touchait à sa fin lorsque des ondulations de lumière se formèrent autour du siège du Fou.
Quelqu’un me prie, prie le Fou et non le Dieu de la Mer…
Haussa les sourcils, Klein fit rayonner son énergie spirituelle et scruta les images au cœur des ondulations de lumière.
…
Port d’Enmat, dans une pièce aux rideaux fermés.
Vêtu d’une robe noire classique, Ed Sheeran, résistant à l’impulsion de son cœur, dit à la douce Denise :
– « Le don de Dieu est en nous, mais si nous voulons l’obtenir, il nous faut un enseignant pour nous guider.
« Votre âme est pure et aimée des dieux. Je vous guiderai personnellement. Au cours du processus, quoi qu’il advienne, vous devrez me faire confiance et m’écouter.
« Mais auparavant, avez-vous des questions ? »
Ed Sheeran était un escroc. Sa spécialité consistait à créer des sectes pour tromper les gens en échange d’argent et de sexe. Il s’enfuyait ensuite résolument avant que la secte n’atteigne une certaine ampleur et n’attire l’attention de la police.
Cette fois, il était arrivé de Backlund déguisé en l’un des Bénis du Fou, recherchés par de nombreux gangsters de la capitale. Il avait également développé un groupe de croyants dans son groupe cible.
Il prétendait à tort que le Fou était l’incarnation du Seigneur des Tempêtes et qu’il viendrait sauver les fidèles lors de l’apocalypse. Cette information ne pouvait être rendue publique, elle ne pouvait circuler qu’en secret sous peine d’attirer l’attention des dieux des autres Églises. Seuls les élus pourraient croire au Fou et faire partie du premier groupe de rachetés.
Pour se montrer plus convaincant, il avait acheté à grand prix, alors qu’il était à Backlund, un morceau de papier sur lequel était inscrit le titre honorifique du Fou.
Quant au contenu, son commentaire fut le suivant : On dirait que c’est réel.
– « Seigneur Adorateur, pourquoi n’avons-nous pas eu de réponse lorsque nous avons lu le titre honorifique de Dieu ? Ne sommes-nous pas des Bénis qui ont été sélectionnés et qui devraient baigner dans la grâce de Dieu ? » s’enquit la jeune fille, à la fois craintive et impatiente.
Je vais vous la donner immédiatement, la grâce de Dieu…
Ed Sheeran prit une profonde inspiration et réprima les images alléchantes qui lui venait à l’esprit.
– « Deux raisons à cela. Premièrement, vous n’avez pas encore découvert la grâce de Dieu cachée en vous. Plus tard, je vous y aiderai.
« Deuxièmement, vous n’êtes pas assez pieuse. Ne discutez pas, je vois clair dans votre jeu.
« Quand vous aurez remédié à tout cela, vous pourrez prononcer le titre honorifique de Dieu et recevoir une réponse, tout comme moi ».
Sous le regard idolâtre et curieux de Denise, Ed Sheeran prit un stylo sur la table à côté d’elle et griffonna quelques mots en Hermès, langue utilisée pour les offrandes sacrificielles.
Pour réussir son coup d’arnaque, l’homme avait acquis de nombreuses connaissances religieuses et s’était même rendu dans un département d’histoire universitaire pour assister à des cours d’archéologie.
Tenant le papier devant Denise, il récita fièrement les paroles qu’il avait écrites : « Fou qui n’appartenez pas à cette époque.
« Mystérieux souverain élevé au-dessus du brouillard gris.
« Roi du jaune et du noir qui conférez la chance. »
Puis, les yeux mi-clos et les bras ouverts, il dit rêveusement :
– « Je ressens la bénédiction de Dieu. »
Au même moment, un éclair argenté descendit du ciel et tomba droit sur la tête d’Ed Sheeran.
Dans un grésillement, de petits éclairs électriques serpentèrent à toute vitesse sur son corps. Sous la bénédiction de Dieu, il tomba au sol et carbonisa rapidement tandis que ses muscles se contractaient violemment.
Au bout de quelques secondes, tout mouvement cessa, y compris sa respiration et Denise s’exclama :
– « Lord Sheeran est vraiment béni de Dieu. »
Mais en fin de compte, la jeune fille eut le sentiment que quelque chose n’allait pas. Elle s’avança prudemment, releva les pans de sa jupe, s’agenouilla et plaça son doigt sur le bout du nez d’Ed Sheeran.
Il… Il est mort… Il est mort !
Denise recula d’un bond et tomba au sol, terrorisée.
Elle éclata en sanglots, quitta la pièce en titubant et se dirigea vers le commissariat de police tout proche.
…
Au-dessus du brouillard gris, Klein, sans un mot, reposa le sceptre du Dieu de la Mer.
Vous avez osé utiliser mon nom pour voler des gens et souiller des femmes… pensa-t-il, le coin de la bouche crispé. Il aurait aimé envoyer à ce Sheeran un autre coup de foudre.
C’était ce qu’on appelle une mutilation de cadavre.
La fille va probablement appeler la police, non ? Ce genre d’affaire sera inévitablement renvoyée à une équipe Transcendants compétente. Je me demande si ce seront les Faucons de Nuit, les Punisseurs Mandatés ou la Conscience Collective des Machines… Après ce qu’a fait M. A, ma réputation en tant que Fou n’est plus à faire à Backlund. Peut-être ai-je déjà un dossier au sein des organisations officielles. Voyons, peut-être qu’ils vont tout rassembler et confier cela aux Gants Rouges ou à quelque organisme similaire…
Le passé de Klein et sa perspicacité en tant que Faucon de Nuit lui permettaient, en effet, d’envisager les possibles évènements à venir.
Cependant, il relégua aussitôt cette question de côté, car quoi qu’il advienne, nul ne serait en mesure de savoir qu’il s’agissait de lui.
Le jeune homme lança le sceptre dans le bric-à-brac, prêt à retourner dans le monde réel.
Soudain, l’une des étoiles rouges qui flottaient tranquillement dans l’immensité du brouillard gris s’illumina d’une lumière aussi brillante que l’eau !
Elle se dilatait et se contractait d’une étrange façon.
Cette étoile cramoisie n’appartenait à aucun des membres du Club du Tarot.
Quelle journée chargée… Qui cela peut-il être ? Comme Mlle Justice, M. Le Pendu et Petit Soleil, quelqu’un se servirait-il d’un certain objet pour entrer en contact avec le brouillard ?
L’énergie spirituelle de Klein se déploya tandis qu’il réfléchissait. Il ne réagit pas et se contenta d’observer.