Chapitre 79 – Le “ salon du recrutement ”
C’est beaucoup trop rapide… A-t-elle déjà fait plusieurs fois le tour de la planète… Ou peut-être est-elle encore là, mais trop rapide pour que ma vue la suive…
La bouche de Klein se contracta et il décida d’attendre quelques secondes pour voir si la « créature dont la vitesse dépasse l’imagination » allait réapparaître.
Il ne craignait pas que l’entité du monde des esprits invoquée fasse du mal aux innocents, dans la mesure où l’une des descriptions parlait d’une créature amicale. De plus, il lui suffisait de mettre fin à l’invocation et au rituel pour que celle-ci soit aussitôt renvoyée dans le monde des esprits, quel que soit l’endroit où la « créature dont la vitesse dépasse l’imagination » se rendait.
Quelques secondes plus tard, Klein inspira et comme il n’y avait aucune réponse en attente, dit en Hermès ancien :
« Moi !
« Je mets fin à cette invocation en mon nom ! »
L’air glacial autour de lui disparut instantanément, le vent froid et tourbillonnant se calma et les flammes de la bougie reprirent leur teinte normale.
Le jeune homme s’avança et l’éteignit. Il avait l’intention de revoir la dernière phrase et de réessayer.
Quant aux deux formules « l’esprit qui erre dans l’immatériel » et « la créature amicale qui peut être subordonnée », il n’entendait pas les modifier. La première s’adressait au monde des esprits et ne pouvait être remplacée que par des synonymes. Quant à la seconde, elle était indispensable à Klein pour assurer sa sécurité. Dans le cas contraire, l’histoire drôle pourrait devenir une histoire d’horreur.
Hmm… Je n’ai pas besoin d’utiliser « qui surpasse l’imagination ». Mais d’autres pourraient ne pas répondre à mes besoins. Peut-être… puis-je changer le cours de mes pensées. Un messager n’a pas besoin de courir aussi vite. Une vitesse normale suffit. Il y a d’autres moyens d’assurer la sécurité. Je dois juste faire en sorte que les êtres malveillants l’ignorent et le négligent… Je vais tenter une créature du monde des esprits qu’il est facile d’ignorer…
Après deux ou trois minutes de délibération, Klein organisa un nouveau rituel.
Les préparatifs terminés, il prononça une nouvelle incantation :
« Moi !
« Je convoque en mon nom :
« L’esprit qui erre dans l’immatériel, la créature amicale que l’on peut subordonner, l’être que l’on ignore facilement. »
L’entrepôt devint étrangement silencieux. Il n’y avait pas de vent et il ne faisait pas froid à l’intérieur du mur d’énergie spirituelle. La teinte de la bougie elle-même ne variait pas.
Le jeune homme attendit et observa, espérant trouver un bon messager.
Au bout d’une dizaine de secondes, il soupira et regarda autour de lui.
Rien. La formule n’a pas eu d’effet cette fois.
Il n’attendit pas plus longtemps et suivant la procédure, mit fin à l’invocation et éteignit la bougie.
À sa grande surprise, la flamme trembla plusieurs fois en fin de processus.
Ai-je raté quelque chose ?… Klein fronça les sourcils, puis se détendit, reléguant le sujet à l’arrière-plan.
Il reconsidéra la question de savoir comment modifier le descriptif, en l’occurrence la troisième phrase.
Je vais passer à une autre piste de réflexion. Si un messager est particulièrement doué pour supporter les bagarres et a une grande capacité de survie, c’est bon. Quoi qu’il en soit, un messager capable de remettre la lettre à son destinataire est un bon messager…
Klein réfléchit un instant, puis retenta pour la troisième fois le rituel d’invocation.
Dans le parfum des herbes et des huiles essentielles, sous la faible lumière des bougies, les ombres sur son visage s’agitaient tandis que sa bouche s’ouvrait et se refermait.
« Moi !
« J’invoque en mon nom :
« L’esprit qui erre dans l’immatériel, la créature amicale que l’on peut subordonner, une créature extraordinaire douée d’une très grande capacité de survie. »
La flamme de la bougie s’embrasa et s’étira, illuminant l’intérieur rouge vif de l’autel.
Dans la Vision Spirituelle de Klein, des os blancs sortaient du sol et se chevauchaient pour former ce qui ressemblait à un coffre-fort.
J’ai enfin invoqué quelque chose que je peux voir. De plus, c’est une créature douée d’une très grande capacité de survie… Cela ressemble beaucoup à un coffre-fort. Un seul coup d’œil suffit pour savoir qu’elle est capable d’encaisser les coups…
Klein poussa un soupir de soulagement et demanda en Hermès ancien :
– « Acceptez-vous d’être mon messager ? »
La créature squelettique exprima aussitôt son accord puis, remuant ses os du dessous, se mit à ramper vers lui, très, très lentement.
Il lui fallut dix secondes pour parcourir un centimètre.
Le sourire de Klein se figea.
… C’est beaucoup trop lent…
Même si les messagers accomplissaient leur mission en voyageant à travers le monde des esprits, il leur fallait tout de même être rapides.
Dans ce monde spirituel où la distance et l’orientation étaient chaotiques, l’important était de trouver et de verrouiller un endroit.
Si l’on donnait immédiatement des coordonnées précises, claires – comme le rituel d’invocation précédent ou celui, simplifié, qui consistait à souffler dans un sifflet – le messager apparaissait aussitôt, où qu’il se trouve dans le monde des esprits.
Lorsque le lieu n’était pas à proximité immédiate, s’il n’y avait qu’un lien contractuel ou un point d’ancrage antérieur, le messager devait prendre le temps de distinguer la localisation, de parcourir le monde spirituel et de chercher la cible. Cela exigeait une certaine rapidité.
S’il devait livrer une lettre, le destinataire serait peut-être mort avant de la recevoir… pensa le jeune homme, démuni, en regardant la créature squelettique qui rampait lentement.
Son sourire réapparut sur son visage.
– « Après mûre réflexion, je pense qu’il vaut mieux que je ne vous dérange pas.
« Je vous remercie de votre bonne volonté. »
La créature faite d’os blancs illusoires s’arrêta. On aurait dit qu’elle n’avait pas avancé d’un iota.
Klein annula rapidement l’invocation et se frotta le front.
Un peu déprimé et démuni, il décida de recourir à une méthode moins pénible pour trouver un messager, à savoir « le recrutement public, la sélection par entretien ! »
Après avoir pris une profonde inspiration, il s’apaisa et commença sérieusement le rituel.
Regardant la flamme de la bougie qui brûlait tranquillement, il recula d’un pas et dit :
« Moi !
« J’invoque en mon nom :
« L’esprit qui erre dans l’immatériel, la créature amicale qui peut être subordonnée, un être unique prêt à devenir mon messager. »
Dans l’enceinte du mur d’énergie spirituelle, le vent se mit à souffler si furieusement que le chapeau de Klein faillit s’envoler.
La flamme de la bougie se mit à vaciller et s’agrandit jusqu’à atteindre la taille d’une tête humaine.
Elle était si pâle qu’elle semblait avoir perdu toute température interne.
Une tête translucide émergea lentement, comme si elle venait de traverser une fine membrane. Sa chevelure lisse était d’or clair, ses yeux rouges comme le sang et elle était impressionnante.
Cela me dit quelque chose… murmura intérieurement le jeune homme.
La tête s’était entièrement révélée. Elle ne fut pas suivie d’un cou, mais d’une main illusoire qui la tenait par l’extrémité des cheveux.
Une main ornée, au dos, de motifs complexes et dont le poignet était sombre.
La créature invoquée se dévoila de plus en plus vite et bientôt, elle se présenta devant Klein dans son intégralité.
Il s’agissait bien d’une « personne » familière. C’était la femme sans tête que Klein avait rencontrée au sommet d’un château alors qu’il se rendait aux ruines de Kalvetua, tout au fond de la mer.
Elle n’était plus aussi grande qu’un château, juste une grande femme « ordinaire ».
Bien sûr, elle gardait des coupures sur son cou et tenait à la main quatre têtes identiques.
– « M’avez…vous… invoquée… ? »
La femme sans tête vêtue d’une complexe robe noire se tenait là, silencieuse, tandis que les quatre têtes parlaient l’une après l’autre en Feysac ancien.
Elle peut communiquer directement par des mots… Cette créature du monde spirituel est d’un niveau non négligeable… Je me souviens que vous avez un château… Vous êtes propriétaire, alors pourquoi « postulez-vous » pour l’emploi de messager ? soupira Klein, railleur.
Puis il baissa les yeux vers la bougie derrière la femme et fut déçu de constater qu’aucun autre esprit ne se manifestait.
Il s’était imaginé que de nombreuses créatures du monde spirituel, désireuses d’être son messager, afflueraient pour former une fille d’attente en vue de l’entretien. Au final, une seule avait répondu à l’appel.
Le problème vient certainement du rituel en lui-même. C’est un cérémonial d’invocation relativement simple et basique, aussi est-il impossible d’invoquer plusieurs cibles à la fois…
Klein regarda la femme sans tête et hocha solennellement la tête.
– « Oui. »
Sans attendre que son interlocutrice prenne la parole, il ajouta : « Pouvez-vous parcourir le monde des esprits à une vitesse relativement élevée ? Quelle est votre capacité de survie ? »
La dame leva alors une tête qui répondit :
– « Oui. Pas… mauvaise. »
Tout en parlant, elle s’éleva et redescendit rapidement pour montrer sa vélocité.
Klein décida d’arrêter là les tentatives dont les résultats étaient incertains.
– « Êtes-vous prête à signer un contrat et à devenir ma messagère ? » demanda-t-il d’un ton grave.
La robe de la femme vola légèrement, et ses quatre têtes aux cheveux blonds et aux yeux rouges acquiescèrent simultanément.
– « Oui. À chaque fois… Une… pièce d’or. »
Ah ? Une pièce d’or par lettre remise ? M. Azik ne m’a jamais dit que les créatures du monde spirituel avaient ce genre de passe-temps… Cela dit, il précisait que lors de la signature d’un contrat, la persuasion et la communication sont des facteurs clés. Dois-je comprendre qu’il s’agit d’une forme de persuasion et de communication ?
Surpris, le jeune homme voulut annuler l’invocation. Cependant, il réfléchit.
Une minute ! Je n’ai peut-être pas besoin de payer… Celui qui convoque la messagère paie… Peut-être que lorsque notre communication se sera améliorée, il me sera possible de payer à la réception…
– « D’accord. Signons ce contrat. »
Il prit un stylo plume rond et rouge sombre, un parchemin en peau de chèvre d’un brun jaunâtre qu’il avait préparé plus tôt et rédigea rapidement le document en Hermès ancien, la langue capable de stimuler les forces de la nature.
Le format et les conditions, tels qu’exposés en détail dans la lettre d’Azik, étaient concis et précis. Ils comprenaient des clauses telles que l’interdiction pour le messager de regarder la lettre, de la jeter ou de mettre en danger la vie du contractant. Bien entendu, si le contenu de la missive concernait le messager, ce dernier devait en être informé à l’avance.
Klein y ajouta une clause prévoyant la remise d’une pièce d’or par lettre, en précisant qu’elle pouvait être prise en charge par le contractant ou par le destinataire.
Afin d’assurer l’efficacité du contrat, la dernière partie portait le titre honorifique de la divinité en charge de ce domaine.
S’agissant d’un contrat avec un mort-vivant, il aurait normalement fallu utiliser celui la Mort, mais cette divinité avait péri depuis longtemps et ne donnait plus de réponse. Azik avait donc indiqué qu’il était possible de remplacer son titre honorifique par la description d’une personne haut placée dans le domaine des morts-vivants ou du monde Souterrain lui-même, mais le lien n’était pas aussi fort.
Sans hésiter Klein choisit le monde Souterrain qui était en lien étroit avec le grand manitou.
« Le foyer de la mort, l’enfer caché au plus profond du monde des esprits, le témoin de la décomposition de tous les êtres vivants, celui qui appartient exclusivement au royaume de la Mort. »
Une fois ces quatre phrases mises par écrit, le parchemin en peau de chèvre émit une flamme verte qui illumina l’environnement lugubre.
Le texte achevé, Klein sortit le sifflet d’Azik, le plaça sur la peau de chèvre et signa : « Gehrman Sparrow ».
Il n’avait pas nécessairement besoin d’utiliser son vrai nom dans la mesure où son aura entrerait dans le contrat. Le nom ne servait que pour les invocations, c’est-à-dire que « le messager qui appartient à Gehrman Sparrow » fonctionnait, mais pas « la créature sous contrat de Klein Moretti ».
La signature de Klein apposée, la peau de chèvre s’éleva avec le sifflet d’Azik et le stylo plume rouge sombre, et s’envola vers la femme.
Celle-ci leva une tête aux cheveux dorés et aux yeux rouges qui prit entre ses dents le stylo et signa : « Reinette Tinekerr ».
Les flammes vertes se réunirent aussitôt et vinrent envelopper le sifflet ainsi que le parchemin.
Quelques secondes plus tard, la peau de chèvre était réduite en cendres. Le sifflet retomba dans la paume de Klein.
Les quatre têtes de Reinette clignèrent simultanément des yeux et sa silhouette s’évanouit rapidement dans la flamme pâle de la bougie.
Une fois le contrat conclu, Klein n’avait plus besoin du rituel pour mettre fin à l’invocation. Sa seule volonté suffisait.
Ouf, j’ai enfin une messagère. « L’esprit qui erre dans l’immatériel, la créature amicale qui peut être subordonnée, le messager qui appartient à Gehrman Sparrow… » Enfin, quand l’occasion se présentera, je demanderai à un Artisan de créer quelque chose comme le sifflet de cuivre, afin que je n’aie pas à recourir à un rituel à chaque fois que je souhaite la convoquer…
Le jeune homme, qui était de plutôt bonne humeur, nettoya le désordre.
Les jours suivants, les choses, à Bayam, reprirent peu à peu leur cours normal, mais Danitz n’avait toujours pas reçu de télégramme de l’équipage pirate de l’Amiral de Sang.
Le dimanche matin, alors qu’il feuilletait le journal, il baissa la voix et demanda :
– « Il y a une réunion de Transcendants ce soir. Voulez-vous y assister ? »