Chapitre 78 – Le Pendu se fait plumer
Au-dessus du brouillard, Klein sortit la carte de l’Empereur Noir qu’il avait fait fusionner avec son Corps Spirituel et reprit instantanément sa forme originale.
C’est ce qu’on appelle un changement d’équipement en un clic… railla-t-il en se remémorant ce qui venait de se passer.
Il était presque certain que le “géant” à la couronne pointue était Nast Salomon, le Roi des Cinq Mers, et que le voilier de cent mètres de long capable de naviguer dans le monde des esprits était le vaisseau fantôme nommé Empereur Noir, construit par l’antique Empire Salomon !
J’ai toujours cru qu’un vaisseau fantôme était un bateau capable de naviguer seul sans couler, ce qui le rapproche d’une étrange créature. Je n’aurais jamais pensé que le plus puissant d’entre eux serait à même de se rendre immatériel et d’errer dans le monde des esprits…
Cela en fait presque un demi-dieu, non ? Il fallait s’y attendre de la part de l’Empereur Noir, le plus célèbre navire des Cinq Mers. Bon… Je ne peux pas exclure la possibilité qu’il ait sacrifié un Voyageur lors de sa création…
Quant à l’un des plus célèbres trésors légendaires, l’Empire du Spectre qui transporte l’héritage ultime de l’Empire Trunsoest, se pourrait-il que ce navire soit également doté de cette capacité, ce qui le rendrait impossible à retrouver ?
Les pensées de Klein dérivaient lentement et il ne réalisa pas immédiatement pourquoi il s’était brusquement retrouvé face au Roi des Cinq Mers.
C’était pourtant évident : la loi de convergence des caractéristiques Transcendantes !
Bien que la carte de l’Empereur Noir ne contint aucune caractéristique Transcendante, Roselle, lors de sa conception, y avait ajouté ou gravé quelque chose. Cela permettait à son détenteur, une fois devenu Transcendant de Haute Séquence, d’utiliser cette Carte du Blasphème pour sentir subtilement les ingrédients Transcendants dont il avait besoin.
Nul doute que ce ressenti est réciproque. Si l’un sentait l’autre, l’autre le sentait aussi. Quant au détenteur, il semblait approcher un certain destin avant de franchir le pas et de devenir un demi-dieu.
Klein en était profondément conscient. Il en était venu à soupçonner brouillard gris d’avoir rapproché de lui certains Transcendants ou événements surnaturels.
Le fait de voyager dans le monde des esprits avec la carte de l’Empereur Noir facilite ce genre de situations. En effet, dans le monde réel, de nombreuses règles doivent être respectées. Même un destin issu d’un tirage au sort doit se développer de manière logique, étape par étape. Il ne serait pas logique que j’utilise la carte de l’Empereur Noir à Backlund et que Nast fasse aussitôt son apparition devant moi avec son vaisseau fantôme…
Même s’il ressentait la force d’attraction, il lui faudrait me localiser et voyager dans le monde des esprits, ce qui lui prendrait des heures, voire des jours. Dans le cas contraire, il penserait naturellement à naviguer vers la Mer de Sonia et à se rapprocher des frontières du royaume de Loen. Il faudrait peut-être alors des mois avant que nous ne nous rencontrions.
Dans le monde des esprits, les choses sont simples ; il n’y a pas de concept de distance ou de direction. Les lieux et les distances sont extrêmement chaotiques. Le Roi des Cinq Mers a peut-être voulu y aller faire un tour et à peine arrivé, il m’a vu passer. Cela ne nécessite pas d’être soumis à des restrictions ou à des limitations géographiques, pensa Klein en tapotant le coin de la table tachetée.
De plus, il était certain que la raison pour laquelle il avait été projeté de façon incontrôlée vers l’Empereur Noir et le Roi des Cinq Mers n’était pas due à la loi de convergence des caractéristiques Transcendantes. Les effets de cette loi ne se reflétaient que dans le destin, la perception et le désir, rien d’excessif. Dans le cas contraire, il n’y aurait pas de Transcendants de Haute Séquence : tous seraient involontairement attirés par l'”Unicité” de leur voie respective.
Klein sentait bien qu’il avait affaire à un pouvoir Transcendant qui déformait et renforçait son intention d’aller de l’avant. De fait, il était incapable de s’arrêter.
Cette analyse est très simple. Même si, à ce moment-là, j’avais jeté la carte Empereur Noir, je n’aurais pas pu m’arrêter… Serait-ce un Homme de Loi, un pouvoir Transcendant qui relève de la voie de l’Empereur Noir ?
Le jeune homme s’adossa à son siège et décida qu’il n’utiliserait plus de sitôt la carte de l’Empereur Noir.
Il ne pourrait donc plus parcourir le monde des esprits à la recherche d’un messager.
S’il n’avait pas emporté la carte et avait utilisé son corps principal avec le Sceptre du Dieu de la Mer, il se serait retrouvé dans ce monde spirituel qui fourmillait de révélations et d’informations. Il aurait inévitablement laissé de nombreux indices et n’importe qui aurait pu recueillir des révélations sur lui par le biais de la divination. En termes de protection contre la divination et la prophétie, le sifflet de cuivre d’Azik n’avait rien de comparable avec la carte de l’Empereur Noir.
Si vraiment je faisais ça, je pourrais croiser dix personnes qui sauraient que j’ai obtenu le Sceptre du Dieu de la Mer en achetant une bière au bar… Cela dit, c’est Klein Moretti qui l’a pris, quel rapport avec moi, Gehrman Sparrow ?
Klein secoua la tête et décida de recourir à la méthode rituelle pour contacter un messager. Il trouverait bien quelque chose de plus approprié plus tard.
Après avoir retourné la carte de l’Empereur Noir, il disparut de l’espace mystérieux au-dessus du brouillard gris.
…
Tôt le matin, à Bayam…
Alger se préparait à prendre une calèche pour quitter la ville et faire un détour par un port privé situé derrière la falaise. C’était là qu’était amarré son Vengeur Bleu, qui attendait de prendre la mer.
En tant que capitaine pirate déguisé, il ne pouvait pas accoster aussi ouvertement au port principal de la Cité de la générosité. Ç’aurait été une preuve suffisante qu’il entretenait des liens étroits avec les autorités. Il en allait de même pour les autres pirates, qui devaient prévoir à l’avance à leur lieu d’accostage avant de venir vendre leur butin ou prendre du bon temps à Bayam. Ils se rendaient soit dans un petit port des eaux environnantes, soit dans un port privé contrôlé par quelqu’un d’influent ou par la Résistance.
Enfin, il n’y a plus de missions. Je peux reprendre la mer… Je dois d’abord me procurer un objet occulte capable de me rendre plus fort et penser à rééquilibrer mes comptes. Je me rendrai ensuite sur l’île primitive pour chasser le Faucon bleu, ce qui me permettra de passer au plus vite Séquence 6…
Alger s’apprêtait à se diriger vers une voiture de location lorsque soudain, il aperçut une silhouette familière.
Ralph, l’ancien marchand pirate, en sortait justement. Le visage rougeaud, il regarda en direction du bureau du gouverneur général non loin de là. Il semblait anormalement excité.
Que lui est-il arrivé ? L’instant de perplexité passé, Alger prit l’initiative d’aller le saluer.
De son point de vue, Ralph était, en quelque sorte, un camarade. Tous étaient des subordonnés du Fou.
Cela dit, l’un est un membre essentiel, tandis que l’autre reste en périphérie… se dit posément Alger.
– « Qu’est-il arrivé pour que vous soyez si joyeux ? » demanda-t-il après avoir parlé de la pluie et du beau temps.
Ralph se mit à rire et plissa les yeux :
– « Si je vous disais que j’ai reçu la bénédiction de Dieu, me croiriez-vous ? »
Je vous crois… pensa Alger, sans l’ombre d’une hésitation.
Réprimant sa curiosité, il demanda :
– « Que faites-vous ici ? »
Ralph s’apprêtait à répondre lorsque soudain, ses yeux s’illuminèrent.
Il regarda autour de lui et après s’être assuré qu’il n’y avait personne aux alentours, dit d’une voix grave :
– « N’avez-vous pas dit que vous aussi croyiez en Dieu ? »
Afin de se lier d’amitié avec lui, Alger avait menti en disant qu’il croyait en Kalvetua. En mer, le temps était généralement plus effrayant que n’importe quel ennemi, aussi la plupart des pirates, aventuriers, membres d’équipage et marins avaient-ils un grand respect pour les dieux qui contrôlaient ce type de domaine. Jusqu’à un certain point, ils y croyaient.
– « Bien sûr », répondit Alger, l’air plus convaincu que jamais.
Il savait, en effet, que le “Dieu de la Mer” auquel croyait son interlocuteur était l’incarnation du Fou.
Satisfait, Ralph hocha la tête, eut un sourire et murmura :
– « Hier, j’ai eu une révélation. Dieu m’a envoyé pour aider ‘Ses’ jeunes agneaux.
« J’ai l’intention de créer un fonds de bienfaisance à cet effet.
« C’est la volonté de Dieu. Et puisque vous êtes croyant, je pense que vous seriez heureux d’y contribuer », dit-il, la main tendue dans l’attente du don.
Le visage d’Alger se crispa. Il ne savait comment réagir.
Bien que sa fortune s’élevât à 3 245 Livres, il s’apprêtait à acheter un objet occulte, aussi était-il un peu serré financièrement.
Cela dit, s’il économisait, il pouvait donner un peu.
Si Kalvetua était encore “Dieu de la Mer”, lui qui se disait croyant n’aurait pas hésité à trouver une excuse. Mais désormais, il devait prendre sérieusement en considération les motivations profondes du Fou.
Devant la réaction d’Alger, Ralph lui lança un regard calculateur :
« Nous voulons aider les enfants qui subissent une inutile discrimination en raison de leur lignée. Ils mènent une vie pénible et il est difficile d’entrevoir un espoir pour eux. Il y a des indigènes de sang pur et des métis. »
Alger demeura quelques secondes, puis sortit une liasse de billets.
– « Voici 100 Livres. »
Ralph les prit en souriant :
– « Votre bonté sera certainement récompensée. Dieu vous protégera. »
…
La porte obliqua sur l’entrée de l’entrepôt.
Klein, qui préparait le rituel d’invocation de la créature du monde des esprits, était enveloppé d’un hallucinant parfum d’herbes et d’huiles essentielles.
Craignant que s’il le faisait à l’hôtel – quand bien même il ne courait aucun risque – cela puisse nuire aux autres occupants et causer un accident, il était retourné dans l’entrepôt abandonné où il avait offert un sacrifice à Kalvetua.
Quant à Danitz, sa prime ayant été portée à 5 500 Livres, il montrait beaucoup de dynamisme à vouloir rester dans la suite pour surveiller l’émetteur-récepteur radio.
Les explications en trois lignes de Daly Simone et les diverses incantations conseillées par M. Azik revinrent à l’esprit de Klein.
La procédure consiste à allumer la bougie qui me symbolise et faire une incantation vérifiée pour convoquer la créature du monde des esprits adéquate pour devenir un messager…
Pour invoquer une créature du monde des esprits, la première phrase devait contenir des descriptions telles que “erre dans l’immatériel” et “erre dans le royaume supérieur”. C’était le seul moyen de désigner avec précision le monde des esprits. Le suffixe indiquerait clairement que le Corps Spirituel était invoqué et qu’il s’agissait d’une créature dotée d’un corps physique. Les seconde et troisième lignes constituaient une description précise de la créature, mais en raison des restrictions imposées à la formule, il n’était pas possible de décrire en trop de mots une créature, aussi était-il difficile pour le ritualiste de prédire ou de deviner ce qu’il allait, en définitive, invoquer.
Dans ce genre de situation, l’on courait bien moins de risques en recourant à une incantation déjà utilisée par d’autres.
Ensuite, une fois le contrat signé, l’on pouvait passer à la troisième phrase – “le messager qui appartient à quiconque” ou “le compagnon de contrat de quiconque”, permettant ainsi à ces trois lignes de convoquer avec précision le messager requis.
Et mon messager devra courir très vite, sans quoi il risquerait d’être tué dans le monde des esprits par une créature et des lettres importantes seraient alors perdues…
L’esprit de Klein s’emballa et il élabora un plan précis.
Il recula d’un pas et dit en Hermès ancien :
« Moi !
« J’invoque en mon nom :
« L’esprit qui erre dans l’immatériel, la créature amicale pouvant être subordonnée, la créature dont la vitesse dépasse l’imagination. »
Le bruit du vent se fit entendre, teintant les bougies d’un vert sombre et rendant les lieux froids et inquiétants.
Klein vit jaillir une silhouette floue, trop rapide pour qu’il ait le temps de la distinguer.
Jamais il ne put retrouver l’individu.