Chapitre 77 – Rencontre en chemin
Cette idée en tête, Klein commença immédiatement ses préparatifs.
Il s’agissait d’explorer le monde des esprits et de choisir une cible convenable pour devenir un messager. Après avoir quitté l’Archipel de Rorsted et les eaux environnantes, il pourrait emporter le Sceptre du Dieu de la Mer pour raisonner la cible et la convaincre de devenir son messager.
Si je me retrouve perdu ou dans une situation dangereuse, j’arrête immédiatement l’invocation et je retourne au-dessus du brouillard gris. En principe, il n’y a pas de risque…
Klein réfléchit quelques secondes, puis il verrouilla la porte et commença le rituel d’invocation.
Celui-ci touchant à sa fin, il se retrouva très vite au-dessus du brouillard. Cependant, il ne se pressa pas pour se répondre. Il s’assit et fit voler le sceptre du tas de bric-à-brac jusque dans sa main.
Il avait l’intention, comme à l’accoutumée, de passer en revue les prières des croyants pour voir s’il y avait une réponse à donner.
Ce faisant, Klein découvrit que certaines prières étaient plutôt intéressantes, car si les humains pouvaient tromper leurs amis et leurs proches, il leur était difficile de garder pour eux leurs pensées les plus authentiques lorsqu’ils se confessaient ou priaient les dieux. Tout au plus modifiaient-ils un peu la vérité pour paraître moins mauvais.
Un métis qui, de toute évidence, s’était converti au Seigneur des Tempêtes, avait déjà atteint les rangs moyens du département de police de Bayam, mais dans sa confession, il s’efforçait de dépeindre son comportement comme étant un plan visant à s’accabler pour mener à bien une mission. Pour assurer un avenir meilleur à ses proches, il ne pouvait que se confesser à Dieu dans sa souffrance, dans l’espoir qu'”Il” le protégerait afin qu’il puisse gravir les échelons du système policier en tant que fidèle du Seigneur des Tempêtes.
Bien que son discours parût irréprochable, les fluctuations de ses pensées et de ses émotions durant sa confession étaient clairement visibles dans cette scène de prière. C’était quelque chose qu’il ne pouvait dissimuler.
Tenter de tromper son Dieu tout en s’abusant soi-même… Un gigantesque serpent de mer sans grande intelligence comme Kalvetua aurait pu y croire… Dois-je lui envoyer un éclair ou dix lames de vent ? En fait, c’est plutôt impressionnant de voir un sang-mêlé se hisser au rang d’inspecteur principal. Je le garde. Il y a des avantages à avoir un mouchard…
Klein leva son sceptre et fit briller l’une des gemmes bleues.
La lumière se répandit sur la scène et s’infiltra subrepticement dans la personne de l’inspecteur principal Boulaya.
Ce n’était ni une malédiction, ni un signal. C’était une marque de divinité que quasiment personne ne pouvait découvrir.
En clair, c’est une façon unilatérale pour moi de vous “surveiller”… ajouta Klein en son for intérieur.
Poursuivant son exploration, il vit un jeune croyant au teint bronzé et aux cheveux légèrement bouclés qui priait pour qu’un homme nommé Zangmo soit pris dans une tempête et enseveli en mer. Il prétendait que cet individu n’était pas assez pieux mais en vérité, ledit Zangmo était un pêcheur concurrent qui prenait toujours plus de poissons que lui.
Qu’est-ce que c’est que ces prières absurdes ? Le cœur humain est vraiment difficile à comprendre… marmonna Klein, les sourcils froncés.
Puis il eut une vague idée.
Pour qu’un Sans-Visage soit crédible lorsqu’il joue un rôle, il faut non seulement qu’il soit irréprochable en termes d’apparence extérieure et de comportement habituel, mais aussi qu’il conserve sa personnalité profonde. La marge de changement est très faible. En ce qui concerne la personnalité, chaque personne étant différente, il doit donc y avoir un certain degré de divergence…
En parcourant les prières de mes croyants, je me fais une idée des différents types de personnalités et d’états mentaux sans avoir à m’en donner la peine. Quand on parle des nombreux masques que nous portons, il ne s’agit pas seulement d’apparence…
Cela sera très important pour la suite concernant ma manière de jouer un rôle en tant que Sans-Visage. Cela m’évitera de perdre du temps à comprendre les choses par un cumul d’expériences.
Klein avait de plus en plus l’impression que le fait de jouer le rôle du Dieu de la Mer lui était très profitable.
Lorsque vous jouez le rôle d’un demi-dieu, même si vous n’obtenez aucun retour, vous en tirerez des avantages considérables… C’est une façon d’acquérir de l’expérience en tant que personne de niveau supérieur…
Klein s’anima. Il ne se contentait plus de parcourir superficiellement les scènes de prière.
Après les avoir passées en revue, son regard s’arrêta sur un marchand nommé Ralph.
L’homme d’affaires saluait le miracle de la réapparition du Dieu de la Mer et déclarait qu’il comptait offrir un tiers de sa fortune – d’une valeur de 20 000 livres – à la Résistance, la moitié pour les dépenses militaires et l’autre pour la reconstruction de la statue du dieu.
En fait, ce n’est pas la peine de faire tout ça. Il suffit de me l’offrir directement… marmonna Klein, plaisantant à moitié.
Il réfléchit un instant, puis visualisa un décor fait de vagues et de tempêtes, avec simultanément de fortes pluies et des éclairs.
– « Tu as honoré mon nom en aidant tes compatriotes et tes compagnons », répondit-il à voix basse. « Les jeunes agneaux ont besoin d’aide, de nourriture et d’éducation. »
Il avait l’intention de demander à Ralph de créer un fonds caritatif avec les 20 000 Livres et de lancer un appel aux dons au sein de la communauté pour compenser les préjudices, instaurer un consensus et offrir aux enfants de la région, sous couvert de gouvernance, de la nourriture, des vêtements et une éducation.
Pour ce qui était des dépenses militaires de la Résistance, Klein avait compris que dans un monde doté de puissances Transcendantes, il serait très difficile aux indigènes de la colonie de réussir seuls leur rébellion. Ils auraient besoin de l’aide de pays étrangers comme Feysac et Intis.
Le besoin de financement était incontestable.
Malheureusement, il m’est impossible d’ajouter aux Dix Commandements un passage sur la “recherche audacieuse et confiante de fonds” ; cela nuirait à l’image du Dieu de la Mer… La Résistance ne devrait pas penser à anéantir les troupes de la garnison. Ils devraient simplement se concentrer sur la destruction des infrastructures de transport et le fait de compliquer le travail du gouverneur général, afin d’entamer des pourparlers…
En tant que guerrier du clavier, le jeune homme ne manquait pas d’idées dans ce domaine.
Il maîtrisa rapidement ses pensées vagabondes et procéda à une divination pour savoir s’il était dangereux d’explorer le jour même le monde des esprits.
La réponse étant négative, Klein prit la carte de l’Empereur Noir, changea spontanément d’apparence et franchit la Porte de l’Invocation.
Une fois dans le monde réel et par mesure de précaution, il introduisit dans son corps les objets occultes dont il aurait besoin. Puis, comme la fois précédente, il entra en Méditation pour ressentir le monde spirituel.
Il fit un pas en avant, traversa un rideau invisible et sa silhouette immatérielle s’éleva en flottant.
Autour de lui, le rouge, le jaune, le bleu, le vert et d’autres couleurs se superposaient comme dans une peinture à l’huile des plus abstraites. Le concept de direction auquel les humains étaient habitués n’était pas applicable en ces lieux. Pour peu que l’on tente de distinguer sa direction ou sa position, on se perdrait à coup sûr.
Klein déambulait avec désinvolture, mais prudemment. Tantôt il croisait un soleil jaune évoquant un croquis d’enfant, tantôt il frôlait une rivière immatérielle qui coulait paisiblement.
Il y avait aussi une femme plate dont le buste était nu et dont le visage ressemblait à une lune souriante, un canoë dont l’extrémité était retournée, une pelote de fil emmêlée et un escalier sinueux menant aux sept lumières pures.
Dans ce monde extrêmement chaotique, mises à part les créatures du monde spirituel, toutes sortes d’informations se présentaient sous la forme de symboles abstraits. De fait, ce que l’on recevait par le biais de la divination n’était qu’une révélation qu’il fallait ensuite interpréter soi-même.
Quant à ces symboles, il y avait un risque qu’ils prennent vie et deviennent des monstres incorporels.
C’était le monde des esprits, un monde qui ne pouvait être ni compris ni vu au travers des connaissances humaines.
La dernière fois qu’il était venu, il n’avait eu aucune peine à croiser des créatures du monde des esprits. Il avait même décelé des regards effrayants dont il ne savait d’où ils venaient et qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il y avait la femme sans tête qui transportait quatre têtes, un œil rond tout en nuances de noirs et de blancs et une méduse géante avec un crâne au bout de chaque tentacule. Il les rencontrait facilement à l’époque.
Mais il avait beau errer cette fois, il ne parvenait pas à croiser une seule créature appartenant à ce monde. Les vagues silhouettes aperçues au loin disparaissaient, comme si elle se cachaient.
Vous n’avez tout de même pas peur que je vous choisisse comme messager, n’est-ce pas ? Je suis arrivé dans le monde des esprits sous la forme d’âme. Peut-être mes pensées se manifestent-elles spécifiquement, sans forme, et deviennent-elles des symboles cachés qui interagissent avec ce monde. Cela influerait-il sur mes options quant à ma route ?
Klein était perplexe et ne parvenait pas à se l’expliquer.
Toutes sortes de pensées défilaient dans son esprit lorsque soudain, il se sentit tomber en chute libre.
Au bout d’un moment, le jeune homme ne vit plus que la vive superposition des couleurs et les différents symboles qui prenaient forme physiquement.
Que se passe-t-il ?
Il se demanda alors s’il devait interroger M. Azik ou lancer l’émetteur-récepteur radio au-dessus du brouillard gris afin qu’imprégné de son aura, il lui permette de contacter Arrodes, le miroir magique.
Alors qu’il flottait, le cœur de Klein se mit soudain à palpiter et il se déplaça rapidement sur le côté.
Une nuance de jaune et de vert passa devant ses yeux tandis que se posait devant lui, dans des taches de rouge et de bleu qui s’entrelaçaient, un pied suffisamment immense pour l’écraser tout entier.
Ce pied était surmonté d’une longue jambe en décomposition, couverte d’un liquide vert jaunâtre. Celle-ci mesurait plus de trois mètres de haut et au-dessus, il pouvait apercevoir un immense corps enveloppé de bandages d’embaumement.
L’aura de la zone s’étant solidifiée, les deux jambes pleines de pus d’un jaune verdâtre se soulevaient l’une après l’autre. Portant un corps difficile à discerner, elles eurent tôt fait de disparaître dans les profondeurs du monde spirituel.
Klein, qui observait à distance, n’osait pas faire le moindre bruit.
Enfin, conscient que tout allait bien, il eut une grimace :
Le monde des esprits est vraiment effrayant, se dit-il . On peut accidentellement rencontrer une puissance qui passait par là… Une puissance parmi les créatures du monde des esprits ?
Le jeune homme secoua la tête et poursuivit ses recherches.
Il n’avait encore aucune idée de l’endroit où il se trouvait.
Après avoir erré un moment, il trouva enfin des traces de créatures qui peuplaient ce monde.
Il s’apprêtait à cesser de voler pour descendre sur sa gauche lorsqu’il constata avec surprise qu’il continuait malgré lui d’avancer, et ce à une vitesse accélérée.
Les couleurs chaotiques superposées et le brouillard d’un blanc grisâtre s’écartèrent soudain devant lui et il se retrouva face à un grand trois mâts tout noir.
Le bateau mesurait près de cent mètres de long et trois voiles noires étaient suspendues en l’air, telles des drapeaux.
On pouvait voir sur ses flancs des bouches de canon et toutes sortes de marins couraient sur le pont.
Tout cela était incroyablement réel, substantiel et très peu conforme au monde des esprits.
Cependant, alors que le navire pénétrait dans ce monde, sa couleur noire se fit aussitôt plus riche, se teintant d’une vibration éthérée.
Sur le pont se dressait un siège de pierre tachetée de deux à trois mètres de haut dont le dossier faisait face à la cabine. Un personnage colossal semblable à un antique géant siégeait là, adossé.
Il arborait une barbe noire qui lui descendait jusqu’au cou et sur la tête, une haute couronne pointue. Il portait une magnifique robe noire aux franges argentées. Les rides de son visage, qui semblaient dures, étaient empreintes de magnificence. Instinctivement, on avait envie d’incliner la tête devant lui.
Entre son front légèrement plissé et la haute arête de son nez, deux yeux d’un rouge sombre reflétaient l’armure et la couronne noire de Klein.
Le jeune homme, quant à lui, peinait à stopper son lent vol en direction du géant.
Leurs regards se croisèrent parmi les couches de couleurs et de symboles du monde spirituel, puis Klein disparut.
Le géant assis sur le siège de pierre tachetée continuait à le fixer dans un long silence.