Chapitre 75 – Autosuggestion
Comté d’East Chester, manoir de la famille Hall.
Audrey prit place devant sa coiffeuse et alluma une bougie.
Elle se regarda ensuite dans le miroir, face à la lumière du feu qui oscillait légèrement. Ses yeux verts se firent peu à peu profonds, si bien que nul n’aurait pu en détourner le regard, comme si l’âme elle-même cherchait à s’y noyer.
Audrey, reste lucide dans tes rêves ce soir, se dit-elle d’une voix douce.
C’était une simple “suggestion mentale”.
La vieille chanson folklorique qu’elle avait entendue au crépuscule l’avait incitée à explorer ses rêves pour voir si elle pouvait pénétrer la mer du subconscient et les cieux spirituels de tous les êtres vivants.
C’était une expérience que nul autre Psychiatre n’avait encore tentée. Du moins n’était-il pas question d’expériences similaires dans les documents de référence que lui avaient remis les Alchimistes en Psychologie : se donner un repère psychologique pour explorer ses propres rêves.
Peut-être trouverai-je des traces d’un dragon mental, voire de Liveseyd, la Cité des Miracles…
Détournant le regard, Audrey ôta Mensonge , qui avait pris la forme d’un collier de rubis, et le plaça dans une boîte à bijoux.
C’était une mesure de prudence, car elle craignait que cet objet occulte, qui amplifiait ses émotions, ne l’affecte durant son rêve et ne lui cause des torts inutiles.
Cela fait, la jeune femme regarda machinalement son reflet dans le miroir et vit, sur son visage, de petites imperfections.
Lorsqu’elle portait Mensonge, elle se sentait d’une beauté enivrante.
Réveille-toi, Audrey. Ce n’est qu’un mensonge !
Elle porta la main à sa joue qu’elle caressa.
Elle se félicitait d’avoir choisi le nom de “Mensonge” pour cet objet occulte. Il la maintenait constamment en alerte, sans quoi un jour, elle en serait totalement dépendante et refuserait d’affronter son vrai visage. Le jour où elle le perdrait, il était très possible qu’elle perde le contrôle.
Les filles au physique relativement ordinaire qui auraient porté Mensonge pour parfaire leur apparence pourraient ne plus jamais vouloir l’enlever. Elles seraient même prêtes à mourir pour le garder sur elles… En tant que Transcendante, je ne saurais être dans un tel état d’esprit… soupira Audrey en se levant.
Vêtue d’une chemise de nuit de soie, elle traversa la pièce d’un pas vif et plein d’espoir jusqu’au lit doux, souple et confortable, et tira sur une corde à la tête du lit.
Annie, sa femme de chambre, entra et éteignit doucement les lumières.
Il ne fallut pas longtemps à Audrey pour s’endormir.
Elle reprit soudain ses esprits dans un monde brumeux et réalisa qu’elle était en train de rêver.
Regardant autour d’elle avec intérêt, la jeune femme se dit :
Est-ce cela qu’en psychologie, on nomme les rêves lucides ?
Il existe un concept similaire en occultisme.
C’est vraiment efficace. Une simple suggestion psychologique et je parviens à faire un rêve lucide. Audrey, tu es un vrai génie !… Non, non, non, c’est surtout grâce à un pouvoir Transcendant. Je ne dois pas m’en enorgueillir…
En cet instant, la jeune femme avait déjà compris ce qu’était le rêve en cours.
Elle marchait le long d’une route sombre et étroite, entourée d’une obscure, et devant elle se dressaient le château et ses flèches.
Les longs hurlements des loups, les lents et effrayants halètements, les cris stridents et intermittents qui provenaient de toutes les directions, créaient une atmosphère menaçante et déprimante.
Je n’ai pas surmonté la frayeur que m’a causé l’assassinat du Duc Negan. J’ai toujours peur qu’un jour, de nombreux Transcendants s’en prennent brusquement à mon père, ma mère et mes frères… analysa Audrey du point de vue du Psychiatre.
Dans ce rêve incroyablement réel, elle marchait lentement vers le château qui ressemblait presque trait pour trait à la demeure ancestrale de la famille Hall.
Soudain, une silhouette surgit de la sombre forêt. C’était un gigantesque dragon au corps couvert d’écailles dorées. Il avait les yeux couleur d’or pâle, des pupilles verticales et une imposante queue qui semblait pouvoir tout balayer.
Ce dragon avait les mêmes traits de visage qu’Audrey, ce qui, associé à son corps, lui donnait un air indescriptiblement étrange et terrifiant !
La jeune femme sursauta d’effroi et faillit se réveiller. Fort heureusement, comme elle avait été Spectatrice, elle parvint, à temps, à stabiliser ses émotions.
Elle réalisa alors qu’elle n’avait jamais vraiment oublié avoir failli perdre le contrôle après avoir pris la potion du Psychiatre. À l’époque, son soulagement et l’amélioration de son humeur n’étaient que superficiels. Le traumatisme avait déjà pris racine dans les profondeurs de son subconscient et se reflétait parfois dans ses rêves.
Elle s’examina attentivement :
Heureusement que je m’en suis aperçue. Je vais pouvoir tenter de traiter ce traumatisme subconscient… Je suis Psychiatre ! Si je continue à ignorer ce problème, cette peur risque de me faire perdre le contrôle au moment de passer Séquence 6…
À mesure qu’elle marchait et s’arrêtait, le rêve d’Audrey changeait de façon erratique. Si ç’avait été une histoire, elle aurait été décevante.
Finalement, elle arriva devant le château et vit, balayant l’air, un bâton magique long comme le bras qui répandait des points de lumière aussi resplendissants que les étoiles.
Enveloppé de lumière, le château prit un air magnifique et toute la pénombre disparut.
De l’intérieur lui parvenait la mélodie d’un orchestre tandis que les appliques murales s’allumaient les unes après les autres.
C’était la plus belle chose qu’au début, j’attendais des pouvoirs Transcendants… Un vrai fantasme de petite fille…
Audrey esquissa un sourire et son humeur s’améliora.
Elle ne s’arrêta pas, mais passa devant le château pour se rendre tout au bout de son rêve, sans se soucier de la façon dont la scène, derrière elle, changeait, ni du déroulement de l’histoire.
Au bout d’un temps indéterminé, elle traversa une terre aride et arriva au sommet d’une falaise.
Un vide gris et flou s’étendait au loin. Au-dessous, l’endroit était si profond qu’il semblait sans fond.
Audrey est parfaitement consciente d’être arrivée à la frontière de ses rêves. Une fois partie, elle n’avait aucune idée de ce qui se passerait.
Et comment je fais pour partir ? En sautant ? Vais-je faire une chute mortelle ?… se demandait la jeune femme, peu courageuse à l’idée de prendre le risque.
Après quelques secondes de réflexion, une idée lui vint à l’esprit.
Ce pays des rêves provient de mon esprit. En tant que maîtresse des lieux, je peux utiliser ma volonté pour m’ouvrir une voie !
Cette idée en tête, elle tenta de manifester ce qu’elle pensait, tout comme elle l’avait fait au-dessus du brouillard gris, à la différence près que dans le premier cas, elle avait eu besoin de l’aide du Fou. Là, elle ne pouvait compter que sur elle-même.
Audrey tendit sa main droite vers les profondeurs brumeuses.
Devant elle, le brouillard gris, brusquement, déferla, révélant des escaliers sans fin qui menaient vers le bas.
La jeune femme prit une lente inspiration, souleva légèrement sa jupe et s’engagea sur la première marche.
Pas à pas, elle descendit. L’environnement se fit si silencieux qu’elle eut l’impression d’avoir des hallucinations auditives.
Il n’y avait rien d’autre autour d’elle qu’une brume grise. L’endroit était désert, plein d’inconnu.
Le vent hurlait, provenant de diverses directions. Déstabilisée, la jeune femme sentit sa peur s’intensifier progressivement.
Avant qu’elle ne perde le contrôle de ses émotions, ses yeux verts se mirent à briller d’une lumière chaude qui semblait avoir la capacité de lire dans le cœur des gens.
Elle fit alors appel à ses pouvoirs de Psychanalyste pour s’apaiser !
Elle poursuivit sa quête. Au bout d’une minute environ, un point lumineux se mit soudain à briller dans la brume.
Audrey y jeta un coup d’œil prudent et constata que ce point représentait sa personne, à l’époque où elle venait de consommer une potion et où elle avait failli devenir un monstre dragon. Alors qu’elle était sur le point de perdre le contrôle, ses inquiétudes, sa peur et sa nervosité la submergeaient.
… C’est mon subconscient. Serait-ce mon traumatisme ? pensa la jeune femme qui avait une vague idée de l’endroit où elle se trouvait depuis qu’elle avait quitté le pays des rêves.
Peu pressée de résoudre ce traumatisme, elle continua à descendre pas à pas, pleine d’anticipation.
Selon les théories des Alchimistes en Psychologie, le subconscient se trouvait tout au fond de là où elle se rendait, mer formée par le subconscient collectif de toutes les créatures vivantes !
Au cours de son exploration, Audrey se revit en train d’écouter les récits de ses parents lorsqu’elle était jeune. Elle se revit comme quelqu’un qui valorisait son image mais qui, au fond, ne jouait guère les élégantes. Elle se vit prendre part aux réunions du Club du Tarot, sauf que toutes les taches de lumière concernant ce dernier étaient étroitement enveloppées de brouillard.
Instinctivement, elle fit appel à ses connaissances en psychologie pour analyser ce qu’elle voyait.
Ce sont des éléments issus de mon subconscient… Influenceraient-ils mon caractère et mon comportement ?
Au milieu de ces points de lumière scintillants, cette exploration solitaire et sans but la mena plusieurs fois au bord de la rupture émotionnelle, mais toujours, elle recourait à ses pouvoirs Transcendants pour se calmer à temps.
Alors qu’elle était sur le point de perdre toute notion du temps, elle aperçut la dernière marche.
Devant elle se trouvait un “sol” solide, flou et gris. Au-dessus se superposaient de denses flux de lumière et d’ombres, tels une mer immatérielle.
La mer de l’inconscient collectif… Audrey fit quelques pas et leva la tête. À sa grande surprise, le brouillard gris n’obstruait plus sa vue et elle pouvait voir le ciel clair.
Il y avait là d’innombrables silhouettes indescriptibles dont sept, de couleurs différentes, brillaient d’un intense éclat et semblaient posséder un immense savoir.
Audrey pinça les lèvres et ravie, se dit : Le ciel spirituel.
Puis, elle avança prudemment, forgeant l’aventure qui serait la sienne.
Ces figures de lumière qui formaient la mer passaient, de temps à autre, devant ses yeux. Certaines renfermaient d’anciens souvenirs de brûlures par le feu, tandis que d’autres portaient la douleur atroce d’avoir vu quelque chose d’indescriptible…
Outre les empreintes de ceux des temps anciens, Audrey voyait aussi les regards admiratifs se poser sur elle les uns après les autres, ainsi que des gens qui vénéraient les dragons.
En marchant, elle remarqua, à l’extrême gauche, une montagne d’un blanc grisâtre, si élevée qu’elle émergeait de la mer d’ombres et de lumières. Son sommet était enveloppé d’un épais brouillard qui lui conférait une impression de flou.
Serait-ce la conscience de quelqu’un d’autre ? La mer étant le subconscient, au-delà se trouverait donc la conscience ordinaire ? Oui, il rêve…
Audrey pensa soudain à une possible capacité du Psychiatre, qui consistait à s’approcher et à grimper, affectant directement les pensées subconscientes de l’autre et le faisant naturellement agir selon ses ordres.
Mais cela doit être très difficile et très dangereux… pensa la jeune femme en détournant le regard, n’osant pas s’y risquer.
Elle se souvenait parfaitement que son but, en venant ici, était de trouver des traces du dragon mental et de la Cité des Miracles.
Audrey passa devant plus d’une centaine de consciences et peu à peu, l’épuisement la gagna.
Il est temps de rentrer.
Instinctivement, elle leva la tête et regarda au loin tandis qu’elle prenait une décision raisonnable.
Elle resta là un long moment, incapable de partir.
Au moment où elle allait faire demi-tour, une ombre apparut dans les airs.
Deux immenses ailes grises sous lesquelles on pouvait voir un monstre tout en longueur qui s’apparentait à un lézard.
Il était entièrement recouvert d’énormes écailles qui évoquaient des dalles de pierre d’un blanc grisâtre. Ses quatre pattes, massives et puissantes, semblaient baigner dans la lumière inexistante du soleil et il scintillait dans ce qui semblait être la lueur du soleil couchant.
Le monstre s’approcha. Ses yeux étaient d’or pâle, ses pupilles verticales, et il semblait froid et arrogant.
Sa silhouette grandiose et épique disparut rapidement dans la mer formée par le subconscient de tous les êtres vivants.
Un dragon… Un dragon de l’esprit ! pensa Audrey en faisant un bond sur place, après quoi elle regarda autour d’elle, craignant que d’autres n’aient remarqué son comportement fort peu élégant.
Toute excitée, elle fit les cent pas, ravie de son aventure.
En effet, la tradition du culte des dragons n’est pas sans origine. Dans leur subconscient réside un dragon mental…
Résistant à l’envie de se féliciter, Audrey décida de rentrer immédiatement et de se réveiller.
Elle n’avait aucune envie de poursuivre son exploration, car elle n’y était pas du tout préparée. La semaine suivante, elle consulterait M. Le Fou, M. Le Pendu et les autres membres du Club du Tarot dans l’espoir de recevoir quelques conseils.
La jeune femme fit le chemin en sens inverse et pénétra dans la “montagne” formée par sa conscience. Puis, elle se réveilla et parvint à s’échapper du rêve.
…
Au même moment, Danitz fut autorisé à revenir dans la pièce.
Il jeta un coup d’œil à Gehrman Sparrow et lui dit avec un sourire gêné :
– « Vous ne parlerez à personne de ce que vous venez de voir, n’est-ce pas ? »