Chapitre 70 – L’arrivée de “ 2-049 “
Les chevaux élargirent leurs foulées, entraînant les roues. Mais si Klein avait activé sa Vision Spirituelle dans l’espoir d’observer la douce et élégante dame, ses espoirs furent déçus : ses yeux ne percevaient que des silhouettes brunes qui passaient devant lui.
Dans l’intervalle, les passagers qui attendaient à l’arrêt étaient déjà montés. Les portes étaient fermées et la voiture repartait.
Vingt à trente personnes étaient entassées dans le véhicule, leurs champs d’énergie se chevauchaient et se couvraient. C’était pour Klein une explosion de couleurs et il avait peine à les différencier.
Il secoua doucement la tête et désactiva sa Vision Spirituelle.
Si l’occasion se présentait, il était prêt à aider mais s’il ne le pouvait pas ou si la situation n’était pas particulièrement claire, il ne voyait pas l’intérêt de prendre cela à cœur et de prendre du retard sur ce qu’il avait à faire.
Baigné dans le clair de lune cramoisi, Klein remonta la rue animée des Jonquilles et rentra chez lui. Assise à la table de la salle manger, Mélissa était occupée à faire ses devoirs à la lumière de la lampe à gaz.
Elle mordait son stylo plume et fronçait les sourcils, comme plongée dans ses pensées.
– « Où est Benson ? » Demanda Klein d’un ton désinvolte.
Melissa leva les yeux et demeura un moment hébétée avant de répondre :
– « Il a dit qu’il allait prendre un bon bain pour se détendre, car il était en nage après avoir parcouru plusieurs quartiers. »
– « Très bien », fit Klein avec un petit rire.
Soudain, il réalisa qu’elle portait une robe qu’il ne lui avait jamais vue auparavant.
Elle était de couleur beige, avec des ornements à la mode et de fins volants à l’encolure ainsi que le long de la rangée de boutonnières. En dehors de cela, elle était de coupe plutôt simple, du style que portait toute adolescente de seize ans.
– « Une nouvelle robe ? » Demanda-t-il avec un sourire, Benson et lui ayant particulièrement insisté sur cet achat.
Melissa répondit d’un ton laconique :
– « Je viens de la récupérer chez Mme Rochelle. J’ai pensé qu’il valait mieux l’essayer avant de la laver. »
« Mme Rochelle ? » Fit Klein, perplexe en pensant : n’était-elle pas notre ancienne voisine ?
Melissa hocha la tête
– « Mme Rochelle est en réalité couturière, mais elle n’a pas eu de chance. Elle a dû se cantonner à coudre et raccommoder des vêtements chez elle. Elle mène une vie assez difficile. Elle est très compétente et propose des prix bien inférieurs à ceux pratiqués dans les boutiques de vêtements pour femmes. De plus, comme elle est parfaitement adaptée à ma silhouette, je lui ai commandé une nouvelle jupe. Cela ne coûte que neuf Solis et cinq Pences et ne prend que quelques jours. Une robe comme celle-ci coûterait une livre et demie chez Harrods! »
Cette fille se contente de peu… Je sais parfaitement, ma sœur, que si tu as fait cela, c’est en grande partie par compassion pour Mme Rochelle…
Loin de reprocher à Mélissa de prendre ses propres décisions, il lui dit avec un sourire :
– « Quand es-tu allée chez Harrods ? »
Cette boutique, accessible à la classe moyenne, était située rue Howes, non loin du Club de Divination.
Melissa était momentanément à court de mots. Au bout d’un long moment, elle répondit :
– « Selena et Elizabeth ont insisté pour que je les y accompagne. Mais pour tout dire, je préfère les engrenages et les endroits où l’on voit de la vapeur et des machines. »
– « C’est plutôt… agréable pour une fille de faire de temps à autre des emplettes dans un grand magasin », fit remarquer Klein avec un sourire réconfortant.
Après ces quelques échanges futiles, il monta à pas pressés à l’étage dans l’intention de se débarrasser des odeurs répugnantes du bar.
Il était sur le point de retourner dans sa chambre pour se changer lorsqu’il entendit soudain des bruits provenant de la salle de bain située près du balcon.
Quelques secondes plus tard, Benson en sortit en séchant ses cheveux dont la racine reculait progressivement.
– « Alors ? As-tu complimenté Mélissa sur sa nouvelle robe ? » Demanda-t-il avec un sourire.
Klein réfléchit un moment :
– « Je crois que j’ai oublié. Je lui ai seulement demandé où elle l’avait fait faire… »
Benson eut un petit rire et secoua la tête :
– « Quel manque de tact de la part d’un frère aîné. Lorsque Melissa a reçu la robe, elle s’est empressée de faire la cuisine, la vaisselle, puis est allée l’enfiler et depuis, elle ne veut plus l’enlever. »
N’avait-elle pas l’intention de la laver et de l’amidonner pendant qu’elle prenait son bain ? Se dit Klein.
Benson soupira : « Il fait une chaleur étouffante depuis quelques jours et elle a passé beaucoup de temps à la cuisine. Je pense qu’elle se sentirait bien mieux en faisant ses devoirs après avoir pris une douche. »
Exact , se dit Klein qui, ayant soudain compris, lança à son frère un sourire de connivence.
Alors tu es comme ça, Melissa… Il n’y a rien de mal à ce qu’une fille se soucie de son apparence. Tu n’as pas à te chercher d’excuses… Pensa le jeune homme, un léger sourire aux lèvres, après quoi il secoua légèrement la tête et rejoignit sa chambre.
Pendant qu’il se douchait, Klein entendit frapper en bas.
L’ouvrier chargé de collecter les pièces pour le compteur à gaz n’est-il pas supposé venir tous les quinze jours ? Se demanda-t-il.
Serait-ce Mme Shaud, la voisine ? Non, je ne pense pas. Il paraît que cette dame est très respectueuse de l’étiquette de la société bourgeoise. Elle ne rendrait pas visite à quelqu’un à un moment inapproprié.
Perplexe, Klein s’essuya, revêtit une vieille chemise et un pantalon confortables, et descendit.
Ne voyant personne en bas, il demanda :
– « Quelqu’un a-t-il frappé à la porte tout à l’heure ? »
Benson, qui lisait tranquillement les journaux, répondit en souriant :
– « C’était Bitsch Mountbatten, l’un des policiers chargés de surveiller la rue de la Croix-De-Fer. Il voulait savoir si nous n’aurions pas vu un garçon d’environ dix-huit ans au visage rond. Il nous a même montré un portrait-robot. Malheureusement, aucun de nous ne l’avait vu, sans quoi nous aurions touché une récompense. Et toi ? »
– « Non plus », répondit Klein qui avait une vague idée de ce qui se passait.
Tris, l’Instigateur, avait réussi à fuir le Bar du Dragon Maléfique et à se réfugier quelque part, non loin de la rue de la Croix-De-Fer et de la rue des Jonquilles, c’est pourquoi la police frappait à toutes les portes.
S’ils agissaient ainsi, il était évident que l’opération visant à attraper l’Instigateur était un échec total!
Klein ne s’en mêla pas. Il n’avait pas encore commencé l’entraînement au combat et ne maîtrisait que les bases en matière de tir. Se risquer à affronter un “Assassin” reviendrait à faire fi de sa vie.
Mais cette nuit-là, il ne dormit pas beaucoup, préoccupé qu’il était que l’Instigateur puisse s’infiltrer dans leur maison pour s’y cacher et commette d’autres massacres.
Heureusement, la nuit fut calme rue des Jonquilles et au matin, les rayons du soleil dispersèrent le brouillard.
Détendu, Klein mit son costume officiel, son chapeau, prit sa canne et se rendit rue Zoeterland. Arrivé à la réception, Il salua Rozanne.
– « Bonjour, Klein », répondit joyeusement celle-ci. Puis, baissant la voix, elle ajouta : « J’ai entendu dire que la vaste opération de la nuit dernière avait échoué ? »
– « L’opération visant à capturer Tris ? » Demanda Klein, curieux.
– « tout à fait », répondit Rozanne en hochant fermement la tête. Elle jeta un coup d’œil à la cloison : « Apparemment, un informateur des Punisseurs Mandatés aurait localisé l’Instigateur au port… Ils envisageaient d’attendre d’autres Transcendants et des forces d’Intervention Spéciale envoyées par la police et de passer immédiatement à l’action sans alerter les civils. Malheureusement, cet Instigateur, très perspicace, a très vite remarqué que quelque chose n’allait pas et a réussi à s’échapper. »
– « Dans ces moments-là, ils auraient bien besoin d’un Transcendant comme moi, doté de capacités de traçage », plaisanta Klein.
– « Les traceurs ne manquaient pas », dit soudain la voix de Dunn Smith.
Rozanne tourna brusquement la tête : Appuyé contre le bâti, vêtu de son sempiternel coupe-vent noir, le Capitaine la fixait de ses yeux gris profonds.
Elle porta aussitôt la main à sa bouche et secoua la tête comme pour lui faire comprendre qu’elle n’avait rien dit.
Dunn regarda Klein et réfléchit :
– « Il y avait, au total, six Transcendants issus des Punisseurs Mandatés, de la Conscience Collective des Machines et des Faucons de Nuit. Nous avons retracé Tris, qui était blessé, jusqu’au bas de la rue de la Croix-De-Fer où il avait sa résidence temporaire, mais les indices se sont arrêtés là. Les méthodes des Transcendants comme les techniques d’enquête traditionnelles se sont avérées inutiles. On aurait dit qu’il s’était volatilisé. »
– « Voulez-vous que je fasse appel à la voyance ? » Demanda Klein, inquiet.
Dunn secoua doucement la tête.
– « Il y a, au sein de la Conscience Collective des Machines, un Transcendant senior aussi doué que le vieux Neil. Il est même probablement déjà à la Séquence 8, mais j’ignore le nom de la potion correspondante. »
– « L’héritage de l’Ordre de la Théosophie transmis jusqu’à ce jour doit avoir quelque chose de spécial », répondit Klein pour le réconforter.
Comme de coutume, il passa le reste de la matinée à poursuivre son programme d’études ésotériques, à lire des documents historiques, et à pratiquer diverses techniques.
Puis, l’heure du déjeuner approchant, son esprit se mit à vagabonder.
Quelques minutes plus tard, rappelé à l’ordre par son estomac, il rangea les documents.
C’est alors que Dunn Smith fit irruption dans le bureau du personnel civil.
– « Klein, venez avec moi à la Porte Chanis », dit-il d’une voix douce et profonde. « L’Artefact Scellé 2-049 est arrivé et nous pourrions avoir besoin de vous pour localiser le carnet. »
« …Très bien », répondit l’interpellé en se levant.
Ses pensées se bousculaient dans son esprit : il se demandait à quoi ressemblerait l’objet en question, si l’opération allait être dangereuse…
Dans ce silence plutôt tendu, il suivit Dunn dans les escaliers qui menaient à la galerie.
Arrivé à l’intersection, Dunn s’arrêta soudain et se retourna :
– « Faites le geste que je vais faire et ne vous arrêtez sous aucun prétexte. Aucun, vous m’entendez ? C’est pour vous une question de sécurité. »
Tout en parlant, Dunn plia son bras, le déplia, et ceci sans discontinuer.
Perplexe, Klein observait le Capitaine lorsque soudain, une pensée lui traversa l’esprit :
– « Cela aurait-il quelque chose à voir avec le caractère unique de l’Artefact Scellé ? »
– « Oui », répondit Dunn avec une gravité inhabituelle. « Cela nous permettra de savoir immédiatement si vous êtes en danger et d’intervenir à temps, de manière à ce qu’il ne vous arrive rien de grave. »
– « Entendu », répondit Klein qui n’insista pas et se mit à faire ce que le Capitaine lui avait recommandé.
– « Si votre bras devient douloureux, utilisez l’autre », ajouta Dunn.
L’Artefact Scellé “ 2-049 “ doit être quelque chose d’étrange… Quel est le sens de ce geste ? Cela m’a l’air particulièrement dangereux… Pensa Klein en regardant gravement le Capitaine.
– « D’accord ».
Il avait énormément de questions en tête, mais comme ils arrivaient en vue de la Porte Chanis, force lui fut de prendre sur lui.
D’ailleurs, vu mon niveau d’habilitation, je n’apprendrai sans doute pas grand-chose et devrait me contenter de faire ce qu’on m’ordonne…
Avec un soupir, Klein suivit le Capitaine Dunn jusqu’au poste de garde situé devant la Porte Chanis.