Chapitre 65 – Le prêtre
Cet œil énorme semblait translucide. Il flottait tranquillement derrière des couleurs saturées qui se chevauchaient. Klein n’aurait su dire s’il était hostile ou amical.
Le jeune homme se souvint alors d’un passage des Vues sur le Monde des Esprits. L’ancêtre de la famille Abraham avait dit : “Essayez de ne pas croiser plus de trois secondes le regard d’une créature du monde des esprits, à moins qu’elle n’ait exprimé le désir de communiquer avec vous. Cela serait considéré comme un comportement provocateur. Ne donnez pas non plus l’impression d’être terrifié ou nerveux. Cela pourrait attiser le désir de certains prédateurs d’attaquer. »
Ces paroles à l’esprit, Klein détourna le regard et continua à “poursuivre” la canne de bois qui volait devant lui à une vitesse plutôt adéquate.
La vue de l’armure noire et de la couronne noire qu’il portait, assortie d’une cape de la même couleur, s’imposa à l’œil rond. Mais la silhouette passa rapidement et disparut au loin sans provoquer le moindre changement.
Par essence, le monde des esprits est un endroit très dangereux. Si l’on ne fait pas attention, on peut se retrouver face à une entité terrifiante de niveau demi-dieu…
Alors que Klein se frayait un chemin, il se rendit compte que les lieux étaient vraiment chaotiques. Bien que les sept lueurs brillantes marquant sa position restassent en hauteur, couvrant le “ciel”, elles pouvaient, de temps à autres, être aperçues sous ses pieds, à sa gauche, à sa droite, devant et derrière lui.
Sans sa canne noire, Klein n’aurait jamais pu s’orienter.
Soudain, à travers le léger brouillard du vide, il aperçut sur sa gauche – telle que la perçoit un être humain normal – un château flottant. Il était tout noir, doté d’une haute flèche et couvert de plantes grimpantes. Il rappelait fortement le style gothique.
Au sommet se tenait une femme translucide presque aussi haute que le château. Elle portait une robe noire complexe, magnifique, sombre et lugubre. Elle n’avait pas de tête et l’on pouvait voir une nette coupure au niveau de son cou. Ses mains pendaient, tenant quatre têtes blondes aux yeux rouges. En y regardant de plus près, on pouvait voir que ces têtes brillantes étaient exactement les mêmes.
Lorsque Klein, déguisé en Empereur Noir, passa près d’elle, les quatre têtes clignèrent des yeux.
Le jeune homme fit comme s’il n’avait rien vu.
La femme se tourna lentement et les têtes qu’elle tenait à la main le regardèrent s’éloigner.
De quel genre de monstre s’agit-il ?…
Au moment même où cette pensée lui traversait l’esprit, il vit la canne noire chuter rapidement.
Il se précipita à sa poursuite, expérimentant une nouvelle fois la sensation de chute libre.
Environ huit secondes plus tard, un bâtiment effondré, à peine discernable, apparut devant lui.
A l’extérieur flottait une créature qui ressemblait à une méduse géante. Elle étendait ses tentacules transparents et collants, et attirait la zone environnante dans son propre “territoire”.
Au bout de chaque tentacule se trouvait un crâne blanc aux profondes orbites. Il ne cessait de trembler et flottait avec des mouvements légers et lents.
La canne noire traversa l’étrange créature du monde des esprits et vint planer devant le bâtiment effondré, presque immatériel.
L’aurais-je trouvé ? pensa-t-il, d’abord ravi, avant de jeter un coup d’œil solennel à la méduse géante qui agitait son crâne.
Il se prépara au combat, mais n’attaqua pas immédiatement. Il tenta de jouer de la profonde dignité que lui conférait le haut niveau de la carte Empereur Noir, fixant d’un regard indifférent les orbites profondément enfoncées.
Après trois secondes d’un silence figé, Klein dit à voix basse en Hermès ancien :
– « Allez-vous en ! »
Les tentacules soutenant les crânes tressaillirent à deux reprises, puis la ‘méduse’ géante s’éleva lentement et disparut dans les profondeurs du monde spirituel.
Cette carte de l’Empereur Noir est encore très utile… J’envisageais déjà de jeter le sifflet de cuivre de M. Azik. Les descendants de La Mort doivent encore avoir un certain statut dans le monde des esprits…
Klein poussa un soupir de soulagement, descendit et saisit sa canne puis, plein d’espoir, il se posa dans les ruines.
Même si l’Église des Tempêtes et l’armée avaient trouvé cet endroit avant lui et emporté les objets les plus précieux, il serait satisfait si tant est qu’ils en aient laissé.
Même s’il n’y a rien d’autre, il me suffira d’explorer des ruines elfiques et de voir quelles informations elles ont laissées…
Alors qu’il passait une “barrière” éthérée semblable à un rideau, Klein sentit l’air autour de lui devenir épais et lourd.
Une vague de lumière scintillante apparut autour de lui qui provenait de l’eau d’un bleu profond qui remplissait la zone.
Au fond de la mer se trouvait d’antiques et sombres ruines. Tous les bâtiments étaient partiellement ou totalement effondrés.
Un énorme pilier gravé de motifs et de symboles étranges s’élevait du centre de ces ruines. Il semblait se diriger tout droit vers le sommet, comme autrefois, il en avait été le soutien. Mais désormais brisé, il reposait sur le toit d’un bâtiment voisin.
Klein reconnut cet endroit ainsi que le pilier. C’était la cachette de Kalvetua, un endroit caché où la réalité se mêlait au monde des esprits.
Soudain, un cri de douleur, de colère et empreint de folie retentit sans faiblir. C’était le même cri de haine qu’avait poussé Kalvetua juste avant sa mort.
Il est donc bien mort…
Sa canne noire à la main, Klein atterrit sur la route de pierre d’un gris-vert, juste devant les ruines antiques.
Des deux côtés de la route se dressaient des piliers ni particulièrement épais ni hauts sur lesquels étaient gravés d’étranges motifs différents des symboles et des signes magiques qu’il avait vus précédemment.
Au pied de chaque pilier de pierre était assis une personne. Certains portaient des robes anciennes et d’autres des vestes brunes à la mode de l’époque présente.
Sentant quelqu’un approcher, ils levèrent leurs épées, leurs haches et autres armes d’un geste raide mais rapide. Ils se tournèrent vers Klein, dévoilant leurs visages noirs et grisâtres, usés par le temps et leurs corps ratatinés, dépourvus de chair et de sang.
Leurs yeux – fébrile et engourdis – étaient rivés sur le jeune homme revêtu de son armure et coiffé de sa couronne.
Les fidèles de Kalvetua… Mais cela signifie aussi que l’Église des Tempêtes et l’armée du royaume n’ont pas encore trouvé cet endroit…
Poussant un soupir, Klein injecta son énergie spirituelle dans la Broche du Soleil et murmura en Hermès ancien :
– « Saint ! »
Il activa le Serment Sacré de la Broche du Soleil et, grâce à ce mot, ajouta temporairement un attribut Sacré aux dégâts qu’il infligeait avec ses attaques.
D’un mouvement du poignet, il lança sa canne.
Se courbant légèrement, il fonça droit vers le premier “Garde du Dieu des Mers” qui arrivait en trombe.
Tout en courant de toutes ses forces, le jeune homme tourna soudain à gauche, esquivant la hache de l’ennemi. Il balança ensuite son bras vers l’arrière et de sa canne, traça une fissure gris-clair sur le corps de son adversaire.
Des flammes dorées et pures en jaillirent, enveloppèrent le Garde du Dieu de la Mer et le brulèrent jusqu’à ce qu’il soit sur le point de s’effondrer.
Klein se propulsa sur ses pieds et passa de l’autre côté de son adversaire.
Le Garde du Dieu de la Mer, totalement desséché, s’écroula, réduit en cendres, au milieu des flammes dorées.
Le dos courbé, Klein avançait rapidement, tantôt sur le côté, tantôt en diagonale, passant devant les gardes du Dieu de la Mer.
Dans le même temps, il brandissait sa canne, fouettant, poignardant, tranchant et tailladant ces gardes qui ressemblaient à des cadavres desséchés.
Il poursuivit sa route et arriva devant les ruines à demi effondrées.
Derrière sa cape noire qui flottait doucement, les gardes du Dieu de la Mer s’étaient transformés en torches dorées, illuminant les dalles de pierre d’un gris verdâtre et les piliers ornés de motifs.
Au milieu du chaos, les gardes tombèrent les uns après les autres et ne bougèrent plus.
Klein monta les marches et entra dans le bâtiment où se trouvaient les piliers .
La première chose qui s’offrit à sa vue fut un serpent de mer bleu d’une taille inimaginable. Ses écailles, glissantes, étaient couvertes de motifs semblables aux symboles qu’il avait vus dans les ruines.
Ses mâchoires béantes mordaient un pilier dans lequel s’enfonçaient ses crocs incurvés d’un blanc laiteux.
Le reste de son corps était affalé sur le sol et, enroulé, occupait environ un tiers de la vaste salle, formant comme une petite colline bleue. Cependant il était couvert de blessures, de sang et de chair mutilés. On pouvait même voir ses os.
Une mystérieuse lumière cyan émanant de son corps se dirigeait lentement vers l’un de ses crocs, plus long qu’un bras humain. Ses os pointus, légèrement courbés, se redressèrent alors lentement.
Son cri d’agonie retentit et le corps spirituel de Klein montra des signes d’instabilité.
Un vieil homme portant un chapeau d’ecclésiastique gisait près du corps de Kalvetua.
Il avait les cheveux poivre et sel et le corps tel un rocher gris. Son visage, collé au corps du serpent, émettait des sons gutturaux et incompréhensibles. Que faisait-il ?
Autour du cadavre du serpent gigantesque, l’on pouvait voir des cadavres desséchés. De prime abord, on aurait dit des Gardes du Dieu de la Mer, mais en plus étrange. Ils avaient le ventre gonflé au point de se rompre. De plus, un sang rouge sombre maculait leurs bouches desquelles pendaient des lambeaux de chair bleutée.
Des points de lumière bleus s’échappaient de leurs corps et se dirigeaient vers le croc blanc qui se redressait peu à peu.
Avant que Klein n’ait eu le temps de comprendre ce que tout cela signifiait, le vieil homme au chapeau se leva en titubant et se retourna.
Dans ses yeux brillait une lumière bleue, sa bouche était couverte de chair rouge sang qu’il avait dévorée de toutes ses forces.
A l’endroit où son visage était collé, le serpent était mutilé. Il lui manquait tant de chair que l’on voyait presque ses os.
Il était en train de dévorer le cadavre de Kalvetua !
Klein fronça les sourcils. Il avait peine à comprendre.
Après la mort de Kalvetua, le prêtre et les gardes avaient perdu le contrôle et s’étaient mis à le dévorer frénétiquement.
Les caractéristiques Transcendantes n’étaient pas encore totalement condensées et le corps de Kalvetua en contenait encore une grande partie. De nombreux gardes ayant des problèmes d’overdose de potion ou de conflits de caractéristiques s’étaient effondrés et était morts.
Cependant, il y avait des gens assez chanceux pour survivre à cette mort soudaine, voire des gens qui, ayant perdu le contrôle d’eux-mêmes, devenaient des monstres répugnants ou d’autres qui, ayant sauté quelques Séquences, devenaient des puissances ou encore ceux qui devenaient des fous, dotés de pouvoirs démoniaques déformés en raison du mélange des caractéristiques de la voie.
Dans tous les cas, c’était extrêmement dangereux !
Du visage du prêtre, le regard de Klein descendit vers son ventre, gonflé comme celui d’une femme enceinte.
Celui-ci pulsait, tel un énorme cœur.