Chapitre 62 – L’Expert
Klein venait à peine de mettre de l’ordre dans ses pensées lorsqu’Elland les rattrapa et leur dit en souriant :
– « Nous avons trouvé la cible, l’enquête est terminée. Je vous ramène à l’hôtel et dans deux jours, je vous apporterai votre rémunération. Il est préférable que vous ne sortiez pas aujourd’hui. »
Fidèle à son personnage de Gehrman Sparrow, Klein, pour toute réponse, se contenta de hocher légèrement la tête.
Sur le chemin du retour vers l’Hôtel du Souffle d’Azur, Danitz avait visiblement quelques doutes ou pensées nostalgiques à l’esprit, mais en raison de la présence d’Elland – qui faisait partie de l’armée – il ne put que bavarder avec grand intérêt au sujet des pirates qui finiraient par être attrapés lors de cette opération de ratissage à l’échelle de la ville.
Pour lui, à partir du moment où ces types ne faisaient pas partie de l’équipage du Rêve d’Or, ce n’étaient pas des amis Ils ne méritaient pas sa sympathie.
Une fois dans la chambre d’hôtel et après le départ d’Elland, il referma la porte et dit en faisant claquer sa langue :
– « Le Livre des Calamités… D’antiques ruines elfiques… C’est vraiment un sujet intéressant, mais comment les elfes ont-ils pu finir comme des démons ? Cette femme a pris leur livre par hasard et en le feuilletant, elle est devenue folle et a perdu le contrôle ! »
Quelle image avez-vous des elfes ? Des créatures qui vivent dans les montagnes, les forêts et sur les mers, spécialisés dans la cuisine et qui aiment la nature ? À en croire Petit Soleil, les huit anciens dieux d’avant le Cataclysme étaient tous particulièrement tyranniques, cruels et maléfiques. Parmi eux se trouvait le Roi des Elfes Soniathrym, et les elfes qui croyaient en lui et le considéraient comme leur roi ne devaient guère valoir mieux. On pourrait établir une comparaison avec les membres de l’Ordre Aurora… Les races Transcendants ayant survécu à l’Époque Sombre ne sauraient être associées au concept du “bien” tel que les gens normaux se le représentent… lui répondit mentalement Klein.
Cela dit, il n’excluait pas la possibilité qu’après la chute des anciens dieux, les dragons, les géants, les elfes, les Sanguins et autres créatures vivantes aient pu progressivement se libérer des effets négatifs et soient devenus plus normaux. Cependant, cela ne concernait que les niveaux moyens et inférieurs, pas les puissants demi-dieux dont faisait manifestement partie l’elfe de haut rang qui avait laissé le Livre des Calamités.
En y réfléchissant, Klein réalisa soudain quelque chose.
Danitz comprend l’elfique !
Il a reconnu le titre de ce vieux livre en peau de chèvre, le “Livre des Calamités” !
La vice-amirale Iceberg a beaucoup appris à son équipage. Non seulement elle leur a enseigné le Feysac ancien, mais aussi l’elfique qui peut faire appel aux pouvoirs de la nature… Peut-être même que le Jotun et l’Hermès ancien font partie du programme d’études sur le Rêve d’or… Voilà vraiment une bande de pirates qui ont des connaissances et des rêves. Cela dit, Madame le Capitaine, n’exagérez-vous pas un peu sur certains sujets ? Danitz a beaucoup de lacunes sous d’autres aspects… Mais c’est vrai. Le plus important pour un pirate dont le principal job est de chasser des trésors, c’est de maîtriser les langues anciennes… se dit Klein en regardant par la fenêtre, ignorant les commentaires de Danitz.
Le ciel restait sombre et l’on aurait dit qu’une forte averse pouvait tomber d’un moment à l’autre. On se sentait involontairement oppressé.
Un peu plus détendu, le jeune homme hocha légèrement la tête et réfléchit :
Leticia a été retrouvée. Connaissant l’existence de l’antique ruine elfique sur l’île de Symeem, l’Église des Tempêtes et l’armée du royaume utiliseront probablement ses liens avec l’endroit où se cache Kalvetua pour localiser le Dieu de la Mer qui devient de plus en plus fou. À moins qu’ils ne se servent de ces ruines pour accélérer sa destruction.
De cette façon, nul ne subira de dommages si ce ne sont les plus fervents dévots du Dieu de la Mer qui eux, mourront…
Klein avait d’abord pensé devancer les Transcendants officiels et utiliser le monde des esprits pour localiser la cachette de Kalvetua après sa mort. Il pourrait alors s’y infiltrer et emporter le trésor. Mais depuis la découverte du Livre des Calamités, son plan était, pour ainsi dire, voué à l’échec.
Ouf… Ce n’est rien. Il n’existait que dans mon imagination et ne m’a jamais appartenu. Ce n’est pas grave si je ne le récupère pas… Je ne sais même pas ce qu’il pourrait m’apporter. Mieux vaut laisser l’affaire se régler de cette façon… se dit-il, calme et détendu, en détournant le regard. Mais inévitablement, il éprouvait un léger sentiment de perte.
Ce jour-là, Danitz et lui suivirent les conseils d’Elland et ne quittèrent pas l’hôtel.
En ville, on entendait de temps en temps des coups de feu et des explosions. Cela dura jusqu’à la tombée de la nuit.
…
Le lendemain matin, Klein, réveillé à l’heure habituelle, constata que le ciel était encore lourd de nuages.
Cela signifiait que l’affrontement entre Jahn Kottman et le Dieu de la Mer était toujours en cours.
Pris d’une douleur au ventre, il s’apprêtait à prendre les journaux pour se rendre aux toilettes lorsque la vue de Danitz allongé dans le fauteuil inclinable en train de lire le journal tout en mangeant un morceau de pain le fit changer d’avis.
Lire le journal aux toilettes ne cadrait pas avec la personnalité de Gehrman Sparrow !
Même si c’est ennuyeux, je ne dois pas me relâcher… soupira-t-il tout en passant dans la salle d’eau. Je viens une nouvelle fois de mettre le doigt sur une différence comportementale entre mon vrai moi et mon personnage…
Il enleva son pantalon et s’assit sur les toilettes, le regard rivé, comme dans un état second, sur le mur. On aurait dit qu’il y lisait quelque chose.
C’est alors que sa perception spirituelle se déclencha.
Aussitôt, il tapota ses molaires et activa sa Vision Spirituelle.
Deux gros et longs os blancs apparurent devant lui. C’étaient les jambes du messager.
Celui-ci se tenait là et bien que sa tête traversât le plafond, on pouvait apercevoir les flammes noires qui brûlaient dans ses orbites.
Il baissa légèrement la tête et regarda Klein assis sur les toilettes.
Celui-ci leva les yeux et en resta quelques instants stupéfait. Une pensée déroutante lui traversa l’esprit.
Dois-je faire comme les femmes et cacher au plus vite mes parties intimes ou dois-je rester ainsi, sans rien craindre ?
Avant même qu’il n’ait pu se décider, le messager laissa tomber la lettre et se désintégra pour disparaître dans le sol.
Klein mit un moment à réagir, puis s’empara de la réponse d’Azik.
Ce messager est de moins en moins poli ! Vous ne voyez pas que je suis aux toilettes ? Vous ne savez pas qu’il faut frapper ou glisser la lettre sous la porte ! râla-t-il, à la fois furieux et amusé.
Après réflexion, ç’aurait été difficile pour un géant de quatre mètres de haut de s’allonger pour passer la lettre sous la porte.
Rien que d’y penser, c’est plutôt drôle… Bon, la prochaine fois que j’écrirai une lettre, j’y ajouterai un paragraphe pour dire à M. Azik d’enseigner la politesse à son messager… pensa-t-il en dépliant la missive.
« … D’après mes souvenirs, deux méthodes s’offrent à vous. La première requiert certaines conditions préalables. Si un objet spécifique vous appartenant personnellement – ou à quelqu’un d’autre – se trouve là où se cache Kalvetua, vous le localiserez facilement à l’aide de la divination… La seconde condition est que vous puissiez pénétrer dans le monde des esprits. Je connais de nombreux moyens d’y parvenir. Je vous cite les plus courants…
« La deuxième méthode consiste à utiliser un rituel de pacte secret et à prier Aiur Moria, la Lumière Rouge. « Il » représente l’autorité et la volonté. À un certain niveau, « Il » possède les informations nécessaires sur les créatures et les lieux du monde spirituel… »
La Lumière Rouge des sept lumières pures s’appelle donc Aiur Moria… Le principe d’un pacte secret est d’ajuster son état, de libérer son esprit et son corps, et de s’aligner peu à peu sur l’entité que l’on prie. Finalement, une superposition se produira qui permettra d’acquérir l’information recherchée. Ce type d’alignement et de chevauchement est à double sens, car du même coup, l’entité que je prie peut également percevoir mes secrets… Or j’en ai beaucoup… Je ne peux pas me fier à la Lumière Rouge… se dit Klein dont la première réaction fut de rejeter cette seconde approche.
Quant à la première solution, elle comportait aussi un risque d’échec. En effet, le jeune homme n’avait aucun objet spécifique à l’endroit où se cachait Kalvetua.
Soit je fais appel à la Résistance et j’envoie quelque chose à Kalvetua, soit je vais devoir trouver le propriétaire d’origine d’un objet sacrifié au Dieu de la Mer par l’un de ses fidèles. De plus, il doit être unique… Envoyer quelque chose à Kalvetua…
Alors qu’il réfléchissait, Klein eut soudain une idée.
Il prit le temps d’y réfléchir et se dit qu’il avait des chances de réussir.
Klein se lava les mains, fit quatre pas dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se transporta au-dessus du brouillard gris. Il tenta une divination et obtint une révélation indiquant qu’il y avait du danger, mais qu’il était gérable si l’on s’y prenait correctement.
Cela fait, il retourna au salon et s’approcha du fauteuil.
Danitz se redressa aussitôt :
– « Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il avec un sourire crispé.
– « Vous connaissez les paroles de la prière au Dieu de la Mer ? » s’enquit Klein, imperturbable.
Danitz étendit les mains et brusquement, siffla.
– « Me*de… » murmura-t-il, maudissant son bras blessé, puis il sourit : « Oui, j’ai vu des membres de la Résistance organiser des rituels. Euh… Les paroles précises sont : ‘Adorateur de la mer et du monde des esprits, gardien de l’Archipel de Rorsted, souverain des créatures sous-marines, maître des tsunamis et des tempêtes, grand Kalvetua’. Au fait, les deux fois où il s’est avéré efficace, il avait été récité en elfique. »
Adorateur de la mer et du monde des esprits… Son importance est très faible… Rien à voir avec mon titre honorifique… C’est vrai. Je l’ai créé en m’inspirant des sept vrais dieux…
Klein hocha doucement la tête :
– « Sais-tu où il y a des entrepôts vides et des maisons abandonnées ? »
– « Bien sûr ! Tout grand pirate en connaît quelques-uns », répondit sans hésiter Danitz.
Klein fit demi-tour et se dirigea vers le portemanteau.
– « Emmenez-moi là-bas. »
Pour quoi faire ? pensa le pirate, perplexe, sans toutefois oser poser la question.
…
Zone des docks, dans un entrepôt sale et délabré…
Danitz regarda Gehrman Sparrow sortir de ses poches trois bougies et plusieurs flacons de métal. Incapable de réprimer plus longtemps sa curiosité, il demanda :
– « Qu’avez-vous l’intention de faire ? »
– « Un sacrifice » », répondit calmement Klein sans se retourner.
– « À qui ? » s’enquit Danitz, intéressé.
Klein installa l’autel et prit un étui à cigares en fer :
– « À Kalvetua ».
Son plan était de faire don de quelque chose directement au Dieu de la Mer !
Si Kalvetua l’acceptait, il pourrait utiliser, entre autres, la divination pour trouver sa cachette !
Quant à savoir si Kalvetua l’accepterait, il y avait, bien sûr, réfléchi, convaincu que c’était une possibilité. Kalvetua étant actuellement proche de la mort, il était dans un état de folie extrême et il ne lui restait plus guère de raison. Il n’agissait plus que par instinct et il se pouvait qu’il ait très envie de l’aura du brouillard gris.
Klein était donc prêt à sacrifier un étui à cigares en fer qu’il laissait souvent au-dessus du brouillard. Il voulait voir si Kalvetua allait l’accepter et dans le cas contraire, il n’aurait rien perdu. Il ferait simplement comme si rien ne s’était passé.
Un sacrifice au Dieu de la Mer ? Danitz avait l’impression d’être en panne de cerveau. Il était incapable de comprendre ce que Sparrow avait en tête.
– « Vous êtes devenu fou ? Pourquoi accepterait-il votre sacrifice ? Et même si c’était le cas, à quoi cela servirait-il ? Il est en train de mourir ! Et il est très dangereux ! » s’exclama Danitz qui ajouta aussitôt en son for intérieur :
Gehrman Sparrow n’est pas devenu fou, il l’a toujours été…
Klein lui jeta un coup d’œil et répondit simplement :
– « Dans ce domaine, je suis un expert. »
En matière de rituels sacrificiels, je suis un expert ! pensait le jeune homme qui ne faisait pas preuve de modestie à cet égard.