Chapitre 61 – Une réalité contre toute attente
Il semblerait qu’on ait trouvé la cible… Pensa Klein en détournant les yeux.
Comme il n’y avait pas de portrait et que le visage du défunt aventurier était carbonisé, Elland ne put savoir si c’était une de leurs cibles. Après quelques minutes d’observation et d’écoute des rires effrayants, il pointa du doigt les trois ou quatre militaires allongés devant la maison.
– « Ramenez-les par-là, puis attendez l’arrivée des autres équipes avant que nous passions à l’attaque. Ou bien… »
Il hésita un instant, puis leva la tête vers le dirigeable bleu sombre qui approchait.
Sans ajouter un mot ni donner d’instructions à Klein et à Danitz, Elland se précipita vers les militaires inconscients aux visages violacés.
Plus il se rapprochait, plus ses jambes faiblissaient. Finalement, son corps se raidit et chaque pas qu’il faisait devient extrêmement pénible.
Elland, qui avait été maître d’équipage dans la Marine Impériale, avait de l’expérience. Il résolut de s’arrêter et revint péniblement sur ses pas.
Plus il avançait, plus sa démarche devenait fluide. Cependant, il tremblait toujours de manière incontrôlable et ses sourcils comme ses tempes étaient couverts d’une fine couche de givre.
Klein comprit alors le danger que représentait ce secteur et soupira intérieurement.
Un effet de gel rapide qui défie le bon sens… Un froid extrême évocateur d’une catastrophe…
Malheureusement, la Broche du Soleil n’est pas en mesure de produire de la chaleur réelle. Ce n’est qu’une stimulation de l’esprit. Même si elle provoque des réactions évidentes dans le corps, elle ne permettrait de résister à ce froid que trois ou quatre secondes tout au plus…
À la vue d’Elland qui claquait des dents et tentait de parler sans y parvenir, Klein regarda Danitz.
Il jeta sa canne et dit à voix basse :
– « Feu. »
Feu ? Danitz fut d’abord stupéfait, mais très vite, il comprit ce que Gehrman Sparrow voulait dire.
Il avait lui aussi assisté tout du long à l’échec d’Elland !
Une boule de feu écarlate qui n’était pas particulièrement brillante se forma dans sa paume droite et il la lança du côté des militaires.
La boule de feu parcourut près de vingt mètres avant d’atterrir. Il n’y eut aucune explosion, mais des flammes s’élevèrent.
La colonne de feu écarlate émettait des grésillements tout en s’amenuisant progressivement. Elle s’assombrissait rapidement.
Soudain, elle reprit de l’ampleur comme si elle luttait désespérément avant de disparaître.
Vêtu d’un manteau de tweed noir, Klein sauta des flammes et atterrit juste à côté des militaires.
Il se pencha et des deux mains, agrippa les vêtements de l’un des soldats.
Prenant fermement appui sur ses pieds, il exerça une force au niveau de sa taille et lança l’homme dans les airs.
Le militaire atterrit à dix mètres de là, loin de la zone où le froid était le plus intense.
Klein claqua des doigts et avant que le froid ne s’insinue dans son corps, enflamma une allumette qu’il avait placée dans sa poche.
Les flammes écarlates jaillirent telles un jet d’eau et l’enveloppèrent aussitôt.
Le temps que tout s’estompe, Klein avait disparu de l’endroit où il se trouvait.
À intervalles, des flammes jaillirent, vacillèrent et s’éteignirent. Avec l’aide des boules de feu de Danitz et de ses allumettes, Klein fit trois ou quatre allées et venues dans la zone au froid mordant et eut tôt fait d’évacuer les militaires.
Enfin il ramena le dernier.
Elland, qui visiblement avait récupéré, leva le pouce.
– « Je suis ravi et honoré d’avoir pris la décision de solliciter votre aide. »
J’aime vos éloges pleins de tact, Capitaine… N’oubliez pas d’augmenter la rémunération…
Klein acquiesça poliment et se tourna vers les fenêtres ouvertes de la maison. Les rires étaient de plus en plus étranges.
Danitz, qui se tenait en retrait, pinça les lèvres et maudit intérieurement Elland.
N’avez-vous pas vu mon aide ?
Même si mes boules de feu étaient réduites à des sortes d’accessoires dans un spectacle de magie, elles ont tout de même apporté une réelle contribution !
Le surnom de ce type est Elland Le Juste, mais il n’est pas juste du tout !
Alors qu’il marmonnait, une ombre se profila au-dessus de la zone. Dans les airs, le dirigeable leur faisait face.
– « Évacuez les habitants des maisons aux alentours ! » cria un officier depuis l’aérostat.
Après qu’Elland et les deux équipes – qui, entre temps, étaient arrivées – eurent dégagé plusieurs des bâtiments les plus proches, le dirigeable descendit et ajusta le museau des canons.
Dans un tir continu, ceux-ci bombardèrent la maison où résonnaient encore les rires effrayants.
En entendant les explosions et à la vue des flammes, Klein, sa canne à la main, soupira.
C’était le type « couverture par la puissance du feu » qu’il préconisait. Il l’avait déjà proposé à Tingen, mais n’avait pas pu le mettre en pratique. Ce jour-là cependant, les colons d’outre-mer lui en offraient le véritable spectacle.
Sous le bruit assourdissant des canons, Elland et les autres montaient la garde en diverses positions afin d’empêcher les gens – voire éventuellement les monstres – qui se trouvaient à l’intérieur de s’échapper.
Bientôt, la maison s’effondra et de la fumée s’éleva des amas de maçonnerie. La neige et la glace disparurent.
Soudain, un puissant éclair jaillit et frappa ouvertement le dirigeable.
Klein fronça les sourcils. L’aérostat était totalement immobile et sa chaudière à vapeur émettait un bruit de secousses.
Le monstre bleu n’était plus totalement sous contrôle. D’importantes quantités de fumée s’en échappèrent tandis qu’il perdait de l’altitude.
On dirait qu’ils sont protégés par les munitions et par une couche d’air extérieure… Je pensais que le dirigeable allait exploser et être réduit en pièces… pensa Klein en reportant toute son attention sur la maison qui venait de s’effondrer.
Au départ, lorsqu’il avait ressenti le froid extrême et vu le corps carbonisé de l’aventurier, il pensait avoir affaire à une nouvelle démone, à quelqu’un qui connaissait la formule de potion de la Sorcière. Ayant plusieurs fois été confronté à des démones, il savait qu’à partir de la Séquence 7, les personnes qui suivaient cette voie avaient le pouvoir de contrôler la glace et les flammes noires.
Mais cet éclair avait eu raison de cette hypothèse. Leticia était bien un membre de l’Ordre Ascétique de Moïse ou de l’Aube Élémentaire, une vraie femme.
Klein en arrivait à cette conclusion lorsque le tas de briques et de bois se souleva brusquement. Une silhouette – mélange de rouge vif et de noir carbonisé – en sortit en rampant sur ses coudes.
C’était une femme en laquelle ils eurent grand-peine à reconnaître Leticia. Elland et les autres furent stupéfait de constater qu’ils avaient si vite trouvé leur cible. Mais l’état de celle-ci était à la fois terrifiant et misérable.
Son corps était couvert de taches noires et de trous rouges dus à l’artillerie. Un fascia blanc qui semblait animé d’une vie propre se tortillait à l’intérieur.
Le sommet de sa tête était fendu et son cerveau suintait, collé à la surface comme des mains d’enfants superposées.
Ses yeux gris étaient flous. Dans l’un brûlait un feu et l’autre des éclairs.
Deux têtes hurlant de douleur étaient enfoncées dans son abdomen, juste sous la poitrine. C’étaient celles des deux autres aventuriers masculins.
Non seulement elle a perdu le contrôle, mais elle semble aussi corrompue… Elle était déjà grièvement blessée par le bombardement et son aura avait chuté à un niveau extrême…
Klein resta là à regarder les soldats Transcendants passer à l’attaque.
Perforation Psychique, Fouet de Douleur, Balles Purificatrices et tirs de petit calibre s’enchaînèrent… Leticia, devenue une Saccageuse, n’eut que le temps de fissurer le sol et d’étendre cette fissure vers l’extérieur avant de s’effondrer. Ce n’était plus qu’un cadavre démembré.
Son torse tomba et les têtes des deux aventuriers roulèrent sur le sol.
Klein plissa les yeux en apercevant un livre d’un brun jaunâtre caché dans l’abdomen de Leticia.
On pouvait y lire, inscrit en elfique : « Livre des Calamités ».
Pourquoi retrouve-t-on toujours ce genre de livres ou de carnets dans le ventre des gens ? C’était la même chose pour le carnet de la famille Antigonus… railla Klein avant de se dire que ce Livre des Calamités était sans doute l’objet que la fausse archéologue avait pris dans les ruines du Dieu de la Mer.
Soudain, des militaires saisirent les deux têtes qui semblaient encore capables de parler et s’empressèrent de leur demander :
– « Qu’avez-vous fait dans les ruines du Dieu de la Mer ? »
– « Les Ruines du Dieu de la Mer ?… Nous n’y sommes pas allés », répondit l’un, à la fois souffrant et confus.
Il tenta de bouger les yeux pour regarder sous son cou.
– « Les ruine du Dieu de la Mer sur l’île de Symeem », précisa le militaire.
– « Non… Nous n’avons pas… » L’aventurier voulut secouer la tête, mais n’y parvint pas. « Nous sommes allés dans d’antiques ruines elfiques… Leticia y a trouvé un livre… Elle l’a beaucoup aimé… Elle a très vite commencé à l’étudier, puis elle est devenue folle ! Complètement folle ! »
Alors que l’aventurier criait, ce qui lui restait d’esprit se dissipa totalement.
Ce n’était donc pas un temple oublié du Dieu de la Mer, mais un antique vestige elfique ? Ce n’est pas du tout ce que j’imaginais…
Klein s’apprêtait à écouter attentivement lorsqu’Elland s’approcha et lui demanda poliment, ainsi qu’à Danitz, de rester à distance du lieu de l’interrogatoire.
Tout en tournant dans une autre rue, Klein ralentit et se mit à réfléchir.
En quoi le fait que Leticia ait sorti le Livre des Calamités des ruines elfiques aurait-il pu avoir une incidence sur le Dieu de la Mer Kalvetua au point qu’il ne soit plus en mesure de rester en vie et dépérisse peu à peu ? Quel est le lien entre les deux ?
Les elfes… Le Dieu de la Mer… D’après Petit Soleil, l’ancien dieu et roi des elfes Soniathrym, exerçait les pouvoirs de l’actuel Seigneur des Tempêtes. Autrement dit, les elfes possèdent sans doute la Séquence 3 du Roi des Mers, voire la Séquence 2 qui est encore plus élevée…
Se pourrait-il que ce serpent de mer qu’est Kalvetua ait découvert par hasard une ruine elfique au fond de la mer, qu’il ait dévoré les caractéristiques Transcendantes laissées par un elfe de haut rang et ait ainsi pu échapper à la mort et à la perte de contrôle ? Il aurait ainsi atteint le rang de demi-dieu et gagné progressivement la confiance des habitants de l’Archipel de Rorsted ?
Alors que cette pensée lui traversait l’esprit, Klein se dit qu’il devrait en remercier Le Pendu.
Au départ, en effet, Petit Soleil n’avait rien révélé de l’autorité des huit anciens dieux, mais par la suite, guidé par Le Pendu, il avait expliqué certaines choses, notamment ce qu’il en était globalement de Soniathrym, le Roi des Elfes.
Quant au fait d’avaler directement des caractéristiques ou ingrédients Transcendants pour progresser, cela pouvait effectivement se produire. Avant que le système de potions n’ai été totalement mis au point, les ancêtres des hommes avaient fait des tentatives similaires pour obtenir des pouvoirs Transcendants. Cependant, seul un très petit groupe de personnes extrêmement chanceuses avait survécu, devenant des Transcendants et non des monstres, des fous, ou des cadavres dont la chair se serait désintégrée.
Une telle tentative n’avait qu’une chance sur mille, voire sur dix mille, de réussir. Une fois le système des potions mis en place, personne ne voulut plus prendre un tel risque.
Si c’est le cas, Kalvetua a eu beaucoup de chance à l’époque… Il faut bien sûr prendre en compte sa puissante condition physique… Cependant, son intelligence ne semble guère avoir augmenté, la seule chose dont il est capable étant de tromper ceux qui croient en lui. Il n’a jamais découvert les ruines elfiques de l’île de Symeem, qui sont étroitement liées à celles où il se cache…
Ces ruines se seraient-elles effondrées après que Leticia et ses compagnons se soient emparés du Livre des Calamités, perturbant du même coup la cachette de Kalvetua qui, du fait qu’il peinait déjà pour survivre, n’a pu résister plus longtemps ? Cela expliquerait pourquoi Leticia et ses compagnons ont réussi si facilement. Aucun membre de la Résistance ou disciple du Dieu de la Mer n’était là pour défendre l’endroit. Ce n’est que lorsque quelque chose s’est produit que Kalvetua a découvert le problème et réalisé qu’il y avait un lien entre les deux ruines.
Aidé des recoupements qu’il venait de faire, Klein tenta alors de trouver une réponse aux questions qu’il se posait depuis le début.
Pourquoi, par exemple, le Dieu de la Mer, se sentant mourant, n’avait pas pris pour hôte l’un de ses disciples ? Cela aurait minimisé les accidents et facilité les choses. Avec la brutalité dont Kalvetua faisait montre, il aurait été normal qu’il prenne ce genre de décision.
La réponse que trouva Klein fut que le corps que Kalvetua voulait corrompre et posséder devait avoir une certaine quantité de sang elfique. C’était là le seul moyen de survivre au transfert des caractéristiques Transcendantes jusqu’à un certain niveau.
Cependant, lorsque le jeune homme était entré en contact avec lui en raison du brouillard gris et de ses particularités, Kalvetua avait aussitôt trouvé une meilleure cible.