Chapitre 60 – Bayam sous couvre-feu
En voyant Gehrman Sparrow mettre son manteau, son chapeau et prendre sa canne, Danitz se dit de toute évidence, il avait été oublié.
Il toussota et, devant deux paires d’yeux, demanda :
– « Dois-je vous accompagner ? »
Il ne vaudrait mieux pas… Qui sait ce qui pourrait arriver ! Avant cela, nous avions à peine fait escale au Port de Bansy que nous sommes tombés sur des faits plutôt étranges. Hier soir, j’ai emmené Gehrman Sparrow rendre visite à l’agent de liaison de la Résistance et je me suis retrouvé impliqué dans la malédiction du Dieu de la Mer. Qui sait ce qui pourrait se produire aujourd’hui si je suivais ce fou à la recherche de Leticia et des autres archéologues…
Danitz baissa les yeux et jeta un coup d’œil à son bras gauche qui portait encore une attelle. Il avait l’impression d’avoir, en quelques jours, vécu plus d’événements qu’en quelques mois, voire en un semestre.
– « Vous pouvez rester ici, mais quelqu’un viendra plus tard faire des recherches », répondit en riant Elland.
Des recherches ici ? Le grand pirate que je suis se fera donc prendre et sera transformé en Livres d’or ?
Danitz fronça les sourcils et eut un rire sec.
– « En dehors d’une prime, il n’y a guère d’occasions de se faire de l’argent avec l’armée. Je suis tout à fait prêt à tenter. Le seul problème, c’est que vous allez devoir attendre quelques minutes. Je vais me déguiser, Monsieur le Capitaine. Je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras en provoquant des malentendus inutiles. »
Si un grand pirate comme moi ne se déguise pas avant de s’engager dans des opérations avec l’armée et l’église, il se fera aussitôt capturer…
Danitz s’imaginait déjà plaqué au sol, un genou lui écrasant le dos, et se voyait se débattre tel un poisson-chat.
Après avoir réfléchi quelques secondes, Elland sortit un masque de fer noir de sa poche intérieure et le lui lança.
– « Mettez-ça. Je vous expliquerai. »
En effet, il n’est pas nécessaire de perdre du temps avec des déguisements inutiles… commenta Klein en son for intérieur.
Sans un mot, il tourna la poignée et quitta la pièce.
Elland le suivit de près. Quant au pirate, il mit le masque, attrapa son manteau et s’empressa de les rattraper.
Lorsqu’ils atteignirent la rue où il y avait beaucoup d’inondations mais pas de piétons, Klein enfonça son chapeau sur sa tête :
– « Par quoi commençons-nous ? »
Elland sourit.
– « Par les régions.
« Mon job de Transcendant possède des caractéristiques particulières. Si je vois la personne en chair et en os, sur une photo ou un croquis, je mémorise avec précision l’apparence de la cible et acquiers un sens supplémentaire à un niveau extraordinaire. Je peux aussi détecter des anomalies et déceler des traces indistinctes. Tout cela me permet de mener des investigations de manière très efficace. »
Le Shérif, Séquence 8 de la voie de l’Arbitre… pensa Klein qui hocha la tête et tout en marchant, demanda :
– « Avez-vous quelques-unes de leurs affaires ? »
L’affiche que Danitz avait placardée la veille était accompagnée d’un portrait de Leticia. Pour le reproduire, Klein avait eu recours à un rituel magique pour se prier lui-même.
– « Non », répondit Elland. « Nous ne savons pas encore où ils se trouvaient auparavant. La seule chose dont nous sommes certains, c’est qu’ils ne sont revenus de l’île de Symeem qu’hier vers 15 heures et que passé 14 heures, aucun navire transportant des passagers n’a quitté les quais. De plus, en raison des conditions météorologiques de ce matin, seule l’entrée est autorisée ».
Autrement dit, Leticia et ses comparses n’ont pas pu prendre de bateau … conclut Klein qui avait compris ce qu’Elland voulait dire.
Danitz laissa soudain échapper un ricanement.
– « Ça ne veut rien dire. Peut-être ont-ils quitté Bayam hier après-midi pour se rendre dans d’autres villes de l’île. »
L’île de la Montagne Bleue était la plus grande de tout l’Archipel de Rorsted. D’une vaste superficie, elle abritait de denses forêts et de riches ressources minérales, c’est pourquoi le territoire comptait de nombreuses villes, toutes construites autour de terres fertiles avec d’étonnantes réserves en matière de minerais.
Pour se procurer ces richesses, le Royaume de Loen avait d’abord soudoyé les princes indigènes, puis les avait contraints à utiliser la force et enfin mis en place le bureau du gouverneur général. Pour plus d’efficacité, il avait ouvert de larges routes reliant les villes et construit plusieurs importantes lignes de chemin de fer en créant une société ferroviaire pour vendre des actions et lever des fonds à la Bourse de Backlund.
Comme de bien entendu, ces grands projets s’accompagnaient de nombreux décès parmi les autochtones, de chantiers de construction dangereux, d’une charge de travail excessive, d’un traitement proche de l’esclavage et d’un salaire assez modeste. De fait, les corps étaient enterrés les uns après les autres sous la plate-forme et les traverses du chemin de fer.
À ce jour encore, bon nombre de locaux détestaient la voie ferrée, estimant qu’elle avait englouti de nombreuses vies humaines et causé d’indicibles souffrances. Elle était le symbole de dieux et de démons maléfiques.
Elland tourna la tête vers Danitz :
– « S’ils partent par voie terrestre, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. »
– « Pourquoi ? » s’enquit le pirate, perplexe.
C’est très simple. Les routes qui traversent la forêt sont contrôlées par la Résistance dont la majorité sont des croyants du Dieu de la Mer. Leticia et ceux qui sont responsables de la défaillance de Kalvetua se risqueraient-ils à traverser ces régions la nuit ? S’ils l’ont fait, cela ne peut signifier qu’une chose : ils n’ont pas réalisé la gravité des conséquences de ce qu’ils ont fait dans les ruines du Dieu de la Mer sur l’île de Symeem. Cela réfuterait également l’hypothèse selon laquelle l’Ordre Ascétique de Moïse ou l’Aube Élémentaire ont d’autres motivations…
Réprimant son envie de secouer la tête, Klein suivit Elland dans une autre rue.
Sans rien expliquer, le capitaine sortit un avis et le tendit à Gehrman Sparrow.
– « La cible principale est cette femme. »
C’est moi qui l’ai dessinée… pensa Klein en jetant un coup d’œil au portrait avant de le passer à Danitz.
C’est alors qu’ils entendirent le bruit intense d’un combat qui provenait de la maison d’à côté.
– « On l’a retrouvée ? » s’enquit le pirate avant que Klein n’ait pu poser la question.
– « Probablement pas », répondit Elland. « Selon les ordres, la première chose à faire si l’on retrouve la cible est de lancer une fusée rouge. Tout le monde doit alors se rapprocher de l’endroit en question. Si l’une des équipes tombe sur d’autres criminels recherchés dont elle ne peut s’occuper seule, elle a pour consigne de lancer une fusée orange. Les équipes à proximité s’empresseront de leur prêter main forte. S’il s’agit de pirates ou de criminels ordinaires, c’est à nous de nous en occuper. Attendons. Peut-être n’ont-ils pas eu le temps de lancer la fusée… »
Pendant qu’il parlait, la vitre du second étage qui donnait sur la rue vola en éclats. Un costaud qui avait l’allure d’un ours sauta à terre et se mit à courir à la vitesse d’un guépard.
Soudain, une ombre gigantesque l’enveloppa et on entendit depuis le ciel des bruits de mitrailleuse.
Presque totalement déchiré par les tirs, l’homme tomba au sol sans opposer la moindre résistance. Le sang coula, teinta le sol de rouge. Si les habitants n’avaient pas été confinés chez eux, ils auraient poussé des cris.
Le dirigeable les survola, mais ne s’arrêta pas et prit une autre direction.
– « … Goltadt », commenta Danitz qui avait reconnu la victime.
Voyant Sparrow tourner la tête, il eut un sourire forcé et ajouta : « C’est le chef d’un groupe de pirates, un homme de Feysac dont la tête est mise à prix pour 950 Livres. »
Feysac… Ce sont donc bien des sauvages… Il a été jusqu’à fuir dans une rue sous couvre-feu, ignorant totalement qu’il fallait se méfier des attaques venues d’en haut… C’est vrai. Certains pirates ont passé toute la nuit dans un état d’ébriété. Ils n’ont seulement aucune idée que l’on a déployé des dirigeables… S’il avait planifié son itinéraire de fuite, il aurait peut-être pu esquiver les tirs…
Klein reporta son attention sur le monstre peint en bleu qui survolait le toit.
Au vu de ce qui était arrivé au pirate, Danitz se félicita d’avoir suivi Gehrman.
Constatant que l’alerte avait été levée, Elland ne s’attarda pas et précéda ses deux compagnons vers la zone dont il avait la charge.
Après avoir marché d’un bon pas durant cinq minutes, ils aperçurent, à une intersection, une barricade. Il y avait là des fusils et des canons, et des soldats de Loen en uniforme rouge montaient la garde en silence.
De l’autre côté de la barricade, vingt à trente cadavres étaient éparpillés sur le sol, formant une avant-garde.
À voir leurs vêtements en lambeaux et leurs visages décharnés, il était évident qu’il s’agissait d’indigènes.
Un peu plus loin, un groupe d’enfants tapis dans un coin les observaient sans un mot, effrayés. Ils avaient les yeux sombres et le visage sale.
Klein et ses compagnons demeurent quelques secondes silencieux, puis firent le tour de la zone.
…
Backlund, Quartier de Cherwood…
Fors prit la tasse en céramique posée sur la table et sentit la chaleur.
Elle rassembla ses esprits et attendit tranquillement qu’un changement se produise.
La température de l’eau chuta rapidement. Une fine couche de glace apparut à la surface du liquide tandis que du givre se formait sur le bord de la tasse.
Je suis désormais un Maître des Tours… pensa la jeune femme, ravie, en fermant les yeux.
Elle n’avait pas perdu de temps une fois reçue la poche stomacale du Mangeur d’Esprits. Elle avait aussitôt concocté la potion qu’elle avait prise et, en évoluant, obtenu bon nombre de capacités magiques de faible puissance.
Celles que préférait la romancière étaient le Brouillard, le Vent, l’Éclair, le Gel, le Choc Électrique et la Dégringolade, une capacité qui faisaient glisser les gens.
Elle se sentait enfin Transcendante à part entière, et non plus quelqu’un dont la seule compétence était de pouvoir traverser les murs ou qui soit tributaire de rituels magiques.
…
Il était presque midi et Elland, aidé de Klein et de Danitz, avait terminé la majeure partie de son enquête.
– « Mangeons un peu de pain et buvons un peu d’eau avant de poursuivre », dit-il, les lèvres desséchées, en ôtant son chapeau.
Klein allait approuver lorsqu’il vit soudain une fusée orange s’élever dans les airs non loin de l’endroit où ils se trouvaient.
Sans hésiter, Elland remit son chapeau et courut dans cette direction.
– « Je vais leur prêter main forte ! »
– « L’orange signifie qu’il y a d’autres criminels recherchés qu’ils ne parviennent pas à gérer… De qui peut-il bien s’agir ? » murmura Danitz, intrigué.
Il adopta une démarche consistant à lever haut les jambes dans l’espoir d’arriver après la bataille. C’est alors qu’il vit Gehrman Sparrow suivre Elland, le laissant seul.
Jetant un coup d’œil au “monstre bleu ” qui volait dans sa direction, Danitz laissa échapper un rire sourd et accéléra le pas.
Deux minutes plus tard, ils arrivent à destination et aperçurent, face à la rue, une maison dotée d’une pelouse. Trois ou quatre militaires étaient allongés sur le sol. Leurs visages étaient pâles et leurs corps tremblaient comme s’ils avaient été jetés dans un lac gelé.
Plus Klein approchait, plus il faisait froid. On aurait dit qu’il était arrivé dans les régions polaires.
Il eut tôt fait de s’apercevoir que les fossés devant la maison étaient remplis d’une épaisse couche de neige.
C’est alors qu’un éclat de rire féminin s’éleva, provenant de l’intérieur. Il était tantôt aigu, tantôt grave, alternant entre folie et étrangeté.
Hahaha… Gyahaahaahaa… Hahaha… Gyahaahaaa…
Danitz s’arrêta net et ne put s’empêcher de porter la main à son cou couvert de chair de poule.
Dans un bruit sourd, la fenêtre s’ouvrit et un corps carbonisé fut projeté au sol où il atterrit durement, comme pris dans un brasier.
D’un simple coup d’œil et grâce à son intuition spirituelle, Klein reconnut l’un des trois aventuriers qui accompagnaient Leticia.