Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 59 – Observation mutuelle
Un détective ? Un collègue… Cependant, le fait qu’il soit capable d’aider la police à traiter une affaire aussi grave prouve qu’il s’agit d’un détective réputé, du moins à Sivellaus Yard… Mais s’il s’agit d’un tueur en série impliqué dans le culte du Diable, l’affaire n’est-elle pas censée être confiée aux Faucons de Nuit, aux Punisseurs Mandatés ou à la Conscience Collective des Machines ? Pourquoi la Police aurait-elle besoin d’un détective privé alors qu’elle peut mettre quelques assistants sur le coup ?
Ceci dit, ces onze meurtres en série ont dû faire sensation. Sivellaus Yard subirait-il une pression telle qu’ils ne puissent se permettre d’attendre misérablement ?
Même si les pensées se bousculaient dans son esprit, Klein parvint à afficher un sourire :
– « Très bien. »
Il monta dans la voiture louée par Isengard Stanton. Un jeune homme aux cheveux bruns les attendait à l’intérieur.
– « Voici mon assistant », dit Isengard, un homme au visage fin et anguleux. « Je vous en prie, asseyez-vous. »
Afin que le jeune homme ne s’imagine pas qu’il lui voulait du mal, ce dernier s’abstint de fermer la porte de la calèche et de demander au cocher de lancer le cheval.
Klein obtempéra, prenant un air inquiet, et demanda :
– « De quoi voulez-vous parler, M. Stanton ? »
Isengard sortit une pipe noire :
– « Je voudrais savoir ce que vous avez appris en suivant Madame Lopez. Avez-vous entendu ou découvert quelque chose ? »
– « Je… Je suis également détective et vous devez savoir que nous avons des accords de confidentialité dans ce domaine », répondit Klein, faisant celui qui était face à un dilemme.
– « Je vous le demande au nom de Sivellaus Yard. Cela n’a rien à voir avec un quelconque accord de confidentialité », expliqua Isengard en frottant sa pipe avec son pouce. « Une Livre, hum… Que diriez-vous de deux Livres ? »
Ayant tiré une leçon du précédent incident avec Meursault et compte tenu du fait qu’il n’était pas absolument nécessaire de garder cela secret, Klein répondit sans hésiter :
– « Bien sûr. »
– « Parfait », fit Isengard avec un sourire en tirant de sa poche deux billets d’une Livre.
Klein fit alors mine de réfléchir :
– « Madame Lopez a ordonné à ses subordonnés de prévenir Capim qu’il ne devait envoyer personne dans les prochains jours. »
– « Capim ? » Isengard hocha la tête. Visiblement, il savait de qui il s’agissait. « Je vois. »
Klein ne cacha pas sa surprise :
– « Vous connaissez Capim ? »
– « C’est l’un des magnats les plus controversés du Quartier de Cherwood », répondit son interlocuteur en lui tendant les billets.
« À Backlund, il est très fréquent que des jeunes filles innocentes disparaissent dans les rues désertes et qu’on les retrouve longtemps après dans toutes sortes de maisons closes, légales ou illégales. De nombreuses rumeurs désignent Capim comme le grand patron des criminels dont les mains sont sales et pleines de sang. Mais faute de preuves, il est toujours en liberté à ce jour. De plus, il connaît beaucoup de personnalités. »
Si c’est vrai, alors ce type devrait mourir mille fois… se dit Klein qui soupira :
– « C’est Loen, C’est Backlund. Je vous dis au revoir, M. Stanton. »
– « Merci pour votre coopération », répondit Isengard en se levant à moitié par politesse. « Au fait, vos compétences en matière de combat sont excellentes. Peut-être aurons-nous un jour l’occasion de travailler ensemble. Vous êtes monsieur ? »
– « Sherlock Moriarty », répondit brièvement Klein qui descendit aussitôt de voiture.
Isengard attendit qu’il soit monté à bord d’une voiture publique qui venait d’arriver pour demander à son assistant de fermer la porte et ordonner au cocher de prendre la direction du Quartier Hillston.
Regardant par la fenêtre, il constata que le vieil homme aux cheveux gris avait rangé sa pipe noire et tiré de sa poche un bibelot en laiton qu’il caressait doucement.
Celui-ci représentait un livre ouvert au format de poche avec au centre un œil vertical.
– « L’apparence et l’accoutrement de M. Moriarty étaient un peu déplacés. Il portait des lunettes à montures dorées qui font très cultivé et à côté de ça, il s’était délibérément laissé pousser une barbe qui lui donnait un air grossier et barbare. Ce n’est pas tout à fait conforme à la norme. À notre époque, les personnes qui portent des lunettes cerclées d’or ont tendance à soigner leur image, celle du savoir et de la prestance. Peut-être essaie-t-il de cacher quelque chose… Ceci dit, il peut aussi s’agir d’un homme qui a un étrange sens de l’esthétique… » Dit Isengard comme s’il parlait tout seul tout en donnant une leçon à son assistant.
Au même moment, Klein, appuyé contre la paroi de la voiture, marmonnait en son for intérieur :
Cet Isengard Stanton me pose problème. Durant tout le temps où ma Vision Spirituelle était activée, je ne lui ai vu que le bleu de la pensée rationnelle et de l’indifférence, avec une dominante de violet relatif à la spiritualité. Il ne présentait guère de couleurs liées à l’émotion.
À moins d’être extrêmement concentrées sur l’étude d’un problème difficile, peu de personnes normales parviennent à rester dans cet état sur le long terme. Il est inévitable qu’apparaissent des émotions, la différence résidant dans la durée où ils peuvent maintenir cet état.
Bon… Soit le détective Isengard Stanton est un génie de l’observation et du raisonnement doté d’un talent extraordinaire, soit c’est un Transcendant.
Le véhicule public sur rails à deux étages transportait plus de quarante passagers en direction du Quartier du Pont de Backlund. Reprenant progressivement le contrôle de ses pensées, Klein admira, par la fenêtre, les immeubles de deux à trois étages de l’autre côté de la route.
De temps à autre, il apercevait des maisons brunes de cinq ou six étages, dernière tendance à Backlund et témoins des techniques de construction les plus avancées du royaume.
Une correspondance plus tard, Klein arriva rue de la Porte de Fer et descendit de voiture juste en face du Bar des Cœurs Vaillants.
Comme ce n’était pas encore l’heure de pointe, Kaspars buvait au comptoir.
Le vieil homme au nez couperosé avait commandé un verre de Langsky Proof et, les yeux plissés de satisfaction, savourait le parfum du malt et la sensation de brûlure dans sa gorge.
Klein s’approcha, frappa sur le comptoir et demanda en souriant :
– « Maric est-il là ? ».
Il avait glissé une main dans sa poche pour saisir le sifflet de cuivre, utilisant son énergie spirituelle pour se prémunir contre ses effets négatifs.
Le jeune homme n’avait pas fini de parler qu’il sentit des regards passer sur lui. De toute évidence, on l’observait. Puis ces regards se posèrent sur Kaspars.
Le vieil homme au visage balafré d’une impressionnante cicatrice ouvrit les yeux et reconnaissant Klein, lui dit sur le ton de la mauvaise humeur :
– « Il n’est pas là. Il n’est pas venu hier non plus. »
Il n’est pas là… Avec un soupir de soulagement, le jeune homme rétracta son énergie spirituelle du sifflet d’Azik.
Quand j’ai prononcé le nom de Maric, quelqu’un m’a regardé… Quand j’ai demandé où il se trouvait, ce regard s’est déplacé… Quelqu’un est à la recherche de Maric … Analysa Klein, résistant à l’envie de se retourner.
Ceci recoupé avec ses doutes initiaux, une réponse globale se dessinait.
La semaine dernière, j’étais perplexe : pourquoi une Transcendante de Séquence 5 accepterait-elle une mission de protection de trois jours pour 1000 Livres ? Je ne dis pas que ce tarif est trop bas, mais une personne de ce niveau compte déjà comme quelqu’un de puissant. Dans l’Église de la Déesse, elle aurait été qualifiée pour devenir Diacre des Faucons de Nuit ou Évêque de diocèse. Pour peu qu’elle gagne les faveurs d’un Artefact Sacré, elle pourrait même prétendre à un poste d’Archevêque ou de Diacre de haut rang…
Au sein des diverses organisations secrètes et agences de renseignement, un Séquence 5 est généralement responsable d’un arrondissement, ou tout au moins en seconde ou troisième position. Et même s’il ne fait partie d’aucune organisation, un Transcendant doté d’une telle force est parfaitement en mesure d’en créer une petite…
De quelque point de vue que l’on se place, Miss Garde du Corps, qui bénéficiait du dévouement de ses subordonnés, n’était pas obligée de prendre personnellement ce boulot…
À ce moment-là, je me disais que j’avais probablement engagé un “agent de sécurité” de Séquence 6 capable de tenir un certain temps contre l’expert envoyé par Bakerland et ainsi m’ouvrir des opportunités. Qui aurait pu penser que cette femme était aussi puissante …
Si j’en crois ce qui se passe aujourd’hui, Miss Garde du Corps et Maric sont probablement, tout comme moi, obligés de se cacher. Leur situation est peut-être même pire encore, il se peut qu’ils vivent dans la crainte d’être pourchassés… Et pour pouvoir traquer cette femme, même si l’organisation en question ne compte pas parmi ses membres de Transcendants de Haute Séquence, elle doit au moins bénéficier d’Artefacts Sacrés ou de plusieurs Séquence 5…
Ce n’est bien sûr qu’une intuition. Peut-être cela a-t-il un rapport avec le fait que Maric ait été démasqué comme Transcendant et qu’il soit maintenant la cible des équipes de la Conscience Collective des Machines.
– « Vraiment ? J’avais l’intention de jouer aux cartes avec lui », répondit Klein après réflexion.
Réalisant que ces propos n’étaient pas conformes à sa manière habituelle de parler, Klein alerta Kaspars. S’abstenant de regarder autour de lui, il eut un petit rire :
– « J’organise une partie de cartes ce soir Texas. Voulez-vous vous joindre à nous ? »
– « Non, je voulais juste jouer jusqu’au dîner. Je crois que je vais rentrer chez-moi », soupira Klein qui quitta le bar sans même avoir consommé.
Il était venu avec l’intention de s’enquérir des futures réunions de Transcendants auprès de Kaspars mais étant donné les circonstances, le jeune homme avait jugé plus prudent de renoncer.
Il aurait certes pu s’isoler avec cet homme dans une salle de jeu ou un endroit privé mais par sécurité, il avait préféré attendre leur prochaine entrevue.
Peu pressé de rentrer chez lui, Klein se rendit à son studio du Quartier Est, se transporta au-dessus du brouillard gris et procéda à une séance de divination pour s’assurer que personne ne le suivait.
Lorsqu’il en fut certain, il regarda la rue Minsk. La nuit n’était pas encore tombée et divers journaux s’entassaient dans sa boîte aux lettres.
J’étais si pressé de partir que je n’ai même pas pris le temps de les lire. Après un bon repas au Club Quelaag, une séance d’entraînement au tir et une sieste, j’ai été contraint de disputer quelques parties de tennis avec Talim. Si je ne suis guère compétent en la matière, ma forme physique compense largement… se dit-il en ouvrant la vanne de gaz.
Il prit les journaux, se rendit au salon et alluma l’applique murale dans l’intention de lire.
Il prit d’abord le Backlund Morning Post et passa aussitôt à la cinquième page : la publicité pour les marchandises de la firme Ernst était bien là avec pour prix indiqués :
7 Pences le kilo de farine, 1 Soli la livre de beurre, 6 Pences la livre de saindoux, 1 soli et 3 pences les 500 g de crème, 8 solis la livre de thé noir Marquis…
Si je comprends bien, il y aura une réunion de Transcendants à l’endroit habituel demain soir à huit heures. Le code destiné au portier est le suivant : sept coups forts, un coup léger, six longs intervalles et un court intervalle… Les chiffres 3 et 8 n’ont aucun sens…
Klein s’enfonça dans son fauteuil, impatient d’être à la réunion du lendemain.
Il entendait vendre quelques formules et voir s’il pouvait se procurer les ingrédients ou objets correspondants !